mercredi 25 janvier 2023

Québec — l'échec récompensé : les élèves qui échouent au primaire sautent directement au secondaire

Parce qu’ils ont redoublé au primaire, ils sont exemptés de 6e année et envoyés au secondaire malgré leurs lacunes

Chaque année, plus d’un millier de jeunes qui ont connu des difficultés d’apprentissage passent directement de la 5e année du primaire à la 1re secondaire, qu’ils soient en échec ou en réussite.

Ce qui compte dans ces cas, c’est la loi : le primaire doit se terminer en six ans. * Une échéance peu flexible qui scelle le destin de plusieurs élèves déjà vulnérables en diminuant leurs chances de décrocher un diplôme d’études secondaires.

Par exemple, au centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), parmi les 4578 élèves qui ont fait cette année leur transition du primaire au secondaire, 227 élèves (5,2 %) sont passés directement de la 5e année du primaire au secondaire.

Le fils d’Aurore Chollet devait tomber dans cette catégorie.

Quand son fils était en 5e année, elle a appris que parce qu’il avait redoublé une fois, il sauterait sa 6e année et irait directement au secondaire, dans une classe d’adaptation scolaire pour élèves en difficulté.

Mme Chollet a été sonnée et son fils, bouleversé et médusé d’apprendre qu’il ne terminerait pas son primaire avec ses amis. Comment son déficit d’attention léger qui l’avait fait redoubler en début de scolarité et qui lui valait des notes acceptables, sans plus, pouvait-il maintenant lui faire sauter une année ?

Ça ne le réjouissait pas, pas plus que ses parents.

D’être mis dans une classe à part, hors de la voie normale, c’est difficile pour l’estime de soi.

Aurore Chollet, mère d’un élève ayant eu des difficultés au primaire

L’enseignante est intervenue, « elle s’est battue pour nous, elle a écrit des lettres et elle a obtenu une dérogation ». L’enfant a pu faire sa 6e année.

Il est maintenant en 3e secondaire, au secteur ordinaire (dit régulier). Toujours pas dans les premiers de classe, dit sa mère, mais en cheminant normalement et en rêvant d’être pompier. Une décision aussi déterminante que surprise, dans bien des cas

L’enjeu est de taille : un jeune qui passe directement de la 5e année à la 1re secondaire sera dirigé vers une classe d’adaptation scolaire qui ne le mènera que très rarement à un diplôme d’études professionnelles ou à un diplôme d’études secondaires. Ces classes, bien qu’à effectifs réduits, n’offrent souvent pas des services spécialisés à la hauteur des besoins, notamment à cause de la pénurie de main-d’œuvre. C’est dire que c’est donc là, après la 6e, que l’on sait quels jeunes pourront au mieux aspirer à l’apprentissage d’un métier semi-spécialisé (aide-boucher, aide-cuisinier, préposé à l’entretien) ou risqueront de décrocher.

Il est impossible de quantifier le nombre d’élèves au Québec qui sont dispensés de faire leur 6e année. Le ministère de l’Éducation nous a répondu ne pas avoir de données à nous transmettre sur le sujet. Et seuls 18 des 72 centres de services scolaires ou commissions scolaires ont pu répondre à nos demandes d’accès à l’information et savaient combien de leurs élèves étaient dans cette situation. Ce chiffre oscille entre 1 et 2 % des transitions du primaire au secondaire dans les organisations qui documentent la question.

Souvent, les jeunes qui apprennent au terme de leur 5e année qu’ils passent directement en 1re secondaire « sont contents de ce laissez-passer qu’ils n’attendaient pas », dit David Hamel, président du syndicat qui représente les enseignants du centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys, à Montréal.

Pour ceux qui ont des difficultés d’apprentissage très importantes, l’école n’aurait pas pu faire mieux. Aussi la puberté se pointant, le primaire ne peut pas non plus être allongé indéfiniment (un enfant ne peut d’ailleurs redoubler qu’une seule fois pendant le primaire).

Mais pour d’autres jeunes avec un plus gros potentiel, « le petit coup de pouce supplémentaire non reçu » sera lourd de conséquences, fait observer M. Hamel.

Tout comme lui, Mme Chollet indique que la possibilité que la 6e année ne soit pas faite arrive souvent comme une surprise, aussi bien pour les parents que pour les enfants.

Pourquoi ? Un gestionnaire du système scolaire nous a expliqué que comme la décision se prend au cas par cas et que les écoles changent souvent de directeur, on se contente d’expliquer aux parents ce qui se passera l’année suivante, sans s’embarquer dans toute la suite des choses.

Mme Chollet aurait préféré le savoir. Car quand la pertinence de faire redoubler ou pas son fils a été discutée avec la direction de l’école, si elle avait su que cela pourrait se traduire par une 6e année qui ne se ferait pas, « ça aurait peut-être pesé dans la décision ».

Le CSSDM n’a pas répondu à notre demande de précisions quant aux 227 élèves qui ont eu un laissez-passer cette année.

Des pratiques très variables au Québec

Le parcours des élèves en difficulté au primaire est finalement très variable selon l’endroit où ils habitent au Québec et selon la propension ou pas des centres de services scolaires à multiplier les demandes de dérogation.

Tout à côté, au centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île, à Montréal, un seul élève en 2022 est passé directement de la 5e année du primaire à la 1re secondaire. Ils étaient pourtant 61 dans ce cas 10 ans plus tôt. Pourquoi une telle diminution, voire une quasi-disparition de cette pratique ? Me Valérie Biron, porte-parole de ce centre de services scolaire, répond que la pandémie explique sans doute la volonté plus spécifique depuis deux ans de permettre aux élèves de « terminer leur cycle d’apprentissages ».

Au centre de services scolaire des Laurentides, aucun élève ne passe directement de la 5e année à la 1re secondaire, car, nous répond-on, « cette pratique n’est pas en vigueur dans [l’] organisation ».

Autre particularité de ce centre : tous les élèves en difficulté d’apprentissage sont en classe ordinaire (dite régulière) parce qu’avec les classes d’adaptation, le Centre « avait ainsi l’impression de fabriquer des décrocheurs », explique Julie Lamonde, directrice générale adjointe. (Il existe cependant encore des classes spécialisées pour des enfants handicapés, par exemple.)

Comme partout ailleurs, certains élèves auront des échecs à la fin de la 6e, mais ce centre de services croit à la promotion habituelle, d’année en année, et à une 6e année faite en bonne et due forme. Mme Lamonde dit avoir la chance, souligne-t-elle, de ne pas vivre de pénurie importante de personnel dans son centre.

Au centre de services scolaire de Sherbrooke, 53 élèves sur 1942 ont sauté leur 6e année. Donald Landry, directeur des communications, qui a été enseignant et directeur d’école auparavant, souligne que la décision est laissée entre les mains de l’enseignante. Elle exerce son jugement au cas par cas, une façon de faire qu’il juge préférable, le Centre n’étant pas partisan des « mesures mur à mur ».

Michèle Henrichon, l’enseignante de 6e année de Montréal qui s’est battue pour obtenir une dérogation pour le fils de Mme Chollet, ne cache pas que ses démarches aient fait sourciller, les demandes de dérogation approuvées étant rares au CSSDM.

Pour que l’enfant puisse faire sa 6e année, il faut être certain que cela favorise sa réussite, qu’il passera sa 6e année.

Michèle Henrichon, enseignante de 6e année

Quel élève bénéficiera d’une 6e année ? Pour lequel l’école primaire a-t-elle été au bout de ce qu’elle pouvait faire ? Cela repose souvent sur l’intuition, dit Mme Henrichon, qui dit toujours s’assurer de discuter avec l’élève pour que son souhait fasse partie de l’équation.

Égide Royer, psychologue, professeur et chercheur dont les travaux portent sur les élèves en difficulté, explique que tout cela rappelle l’importance « d’agir tôt », de faire redoubler rapidement un enfant de 1re année qui éprouve des difficultés importantes en lecture plutôt que de repousser le problème, qui ne se réglera pas magiquement.

Tout doit être fait, dit-il, pour éviter de sortir un élève du parcours dit régulier parce qu’une fois en classe d’adaptation au secondaire, très rares sont ceux qui obtiendront leur diplôme d’études secondaires, les objectifs d’apprentissage étant alors à la baisse.

Source : La Presse (de Montréal)


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