vendredi 1 novembre 2019

L'empire du bien continue d'empirer

La chronique d’Éric Zemmour à l'occasion de la réédition de l’un des chefs-d’œuvre de Philippe Muray publié pour la première fois en 1991. Toujours aussi jubilatoire. Et prophétique.

Il est devenu une légende. Un mythe. Une référence suprême. On se passe ses bons mots comme autant de clins d’œil complices, de codes de reconnaissance et de connivence, entre une blague de Coluche ou Desproges et une citation de grands écrivains de ce XIXe siècle qu’il connaissait si bien. Il est de ces auteurs que Fabrice Luchini aime à lire au théâtre et la figure tutélaire d’une « réacosphère » que les progressistes n’osent pas égratigner. Trop drôle, trop féroce, trop lucide, Philippe Muray est intouchable. Depuis sa mort en 2006, il a acquis un statut de prophète de notre monde hyper-individualiste qui noie dans la fête (homo festivus) sa vacuité spirituelle. Alors, quand l’occasion est donnée de relire le maître, de se délecter de ses trouvailles et bons mots, on se précipite pour aller voir si sa réputation de Cassandre ne s’est pas démentie avec le temps. Lui-même avait exercé ce devoir d’inventaire en 1998, soit sept ans après la parution de son célèbre Empire du Bien, pour une préface à la hauteur de sa réputation : « Depuis l’empire du Bien, le bien a empiré, attaquait-il. Le bien, en 1991, était dans les langes, mais ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de côté. » Il en profitait pour aligner dans son viseur Jack Lang, qu’il se reprochait d’avoir dédaigné en dépit de ses coupables états de service d’ancien ministre de la Culture socialiste, et grand ordonnateur des fêtes officielles, Fêtes de la musique, Gay Pride, etc. : « dindon suréminent de la farce festive […] combinaison parfaite et tartuffière de l’escroquerie du bien et des méfaits de la fête. »

Encore vingt ans plus tard, où en sommes-nous ? Muray est victime à son tour de la malédiction du « en même temps. » À la fois dépassé et indépassable. Homo festivus n’est plus maître du monde. Il se défend — de plus en plus mal - contre le retour du tragique. Ses ours en peluche et ses bougies font pâle figure après les attentats meurtriers commis par les djihadistes. L’internationalisme démocratique et droit de l’hommiste de « la fin de l’Histoire » (le livre de Fukuyama est contemporain de celui de Muray, et les deux viennent tout naturellement après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme) recule partout face à la realpolitik des leaders nationalistes qui ont émergé dans les vieilles nations — et les anciens Empires — qui entendent bien ressusciter : le Russe Poutine, le Turc Erdogan, le Chinois Xi Jinping, ou encore l’Indien Modi. Les peuples occidentaux se révoltent contre leurs élites qui avaient programmé leur douce euthanasie : c’est le populisme, ce cri des peuples qui ne veulent pas mourir, qui sape les fondements de l’Empire du bien au cœur même de l’Empire : Trump, le Brexit, sans oublier la Hongrie, la Pologne, l’Italie…

Mais c’est au moment où l’histoire semble le rendre désuet que notre Muray nous est le plus utile. Devant l’adversité, le « petit Néron de la dictature de l’Altruisme » a encore grandi. Le tyran s’est entièrement dépouillé de ses habits de lumière festifs. Il donne désormais toute sa mesure tyrannique, voire totalitaire, que Muray avait annoncée, cette « envie de pénal » qu’il avait détectée : lois liberticides étouffant les paroles rebelles sous couvert de lutte contre « les fake news » [bobards], procès en rafale contre tous les dissidents enfermés dans « la cage aux phobes », selon sa formule géniale, sans oublier l’utilisation massive du tapis de bombes des médias pour accoucher du monde nouveau. Lisons-le : « Le consensus n’est qu’un autre nom pour servitude […] L’intéressant, c’est que le lynchage prend maintenant des masques progressistes. Le lynchage accompagne le consensus comme l’ombre accompagne l’homme […] La passion de la persécution reprend, je le répète, un poil de la bête terrible sous les croisades philanthropes. »

Au début des années 1990, on pouvait encore croire que certaines excroissances de l’Empire du Bien ne toucheraient pas la France, pays protégé par son archaïsme même, sa futilité, sa légèreté, son génie propre : « Un pays où le féminisme anglosaxon et le déconstructivisme derridien n’ont jamais pu réellement adhérer, prendre racine en profondeur, ne peut être tout à fait mauvais. C’est bien pour cela que nous inquiétons. Il faudra un jour nous liquider. Nous coloriser nous aussi. Nous convertir intégralement. »

C’est fait. Ou presque. Il y a encore quelques résistances, quelques Catherine Deneuve pour défendre les « porcs », quelques universitaires pour affronter à mains nues la mouvance décoloniale, mais ils sont submergés par la puissance de feu (médiatique, judiciaire, politique, économique) de « l’Empire du bien ». Celui-ci, d’abord surpris par une rébellion populaire qu’il n’attendait plus est passé à la contre-offensive : « “Jamais l’égoïsme ne s’était montré plus à découvert, mais le bien public, la liberté, la vertu même étaient dans toutes les bouches”, constatait Mme de Ménerville dans l’ambiance de 1789. Nous en sommes là exactement. Je cite quelques écrivains parce qu’ils sont seuls à avoir su, à avoir su voir, à avoir su dire, que ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main. » Muray ne serait pas surpris par l’arrivée de Macron à l’Élysée : « À chaque siècle son Tartufe. Le nôtre a un petit peu changé. Il s’est élargi, étoffé. Il est membre fondateur de plusieurs SOS-Machin, il a fait les Mines ou l’ENA, il vote socialiste modéré, ou encore progressiste-sceptique, ou centriste du troisième type. »

« L’Empire du bien » s’impose toujours avec le cœur en drapeau : « Nous sommes en pleine dévotion cordicole. En plein culte du Cœur-roi. En plein nœud cordien. » Mais il ne cache plus désormais son gros bâton pour réprimer tous ceux qui osent ne pas se soumettre. À l’époque de Muray, l’illusion consensuelle avait encore cours. Ce temps-là est révolu. Là aussi, Muray nous l’avait annoncé : « Le pamphlet à Cordicopolis serait devenu un genre impossible ? Et si c’était le grand contraire exactement ? Si tout grand livre, désormais, si tout récit de mœurs bien senti, tout roman un peu énergique, devait de plus en plus virer, comme fatalement, même sans le vouloir, au pamphlet le plus véhément ? […] Car l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets. »

À chacun de choisir son camp, opposant ou muet.


L'Empire du bien
de Philippe Muray
paru le 29 août 2019
chez Perrin,
à Paris,
dans la collection Tempus,
142 pp.
ISBN-10 : 2262080771
ISBN-13 : 978-2262080778

Aucun commentaire: