lundi 3 novembre 2014

Rémi Brague sur l'islam, la culture classique et l'Europe


Extraits d’un entretien donné au Clarion Review en 2009 par le philosophe Rémi Brague, membre de l’Institut et Professeur de philosophie grecque, romaine et arabe à l’Université Panthéon-Sorbone et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich.

Pourriez-vous nous donner des exemples d’erreurs qui sont fréquemment commises, et que vous vous sentez contrait de corriger à partir de votre expertise particulière de la philosophie médiévale juive, chrétienne et islamique ?

Oui. Par exemple : les gens continuent à considérer le judaïsme, le christianisme et l’islam comme les trois religions monothéistes, comme les trois « religions du Livre », et comme les trois religions d’Abraham. C’est trois fois absurde. Parler des trois religions monothéistes est incorrect, car il en existe plus de trois. Plus important encore, le judaïsme, l’islam et le christianisme sont monothéiste de manières très différentes. Dans la tradition juive, Dieu est le Dieu qui est fidèle à l’histoire, et libère son peuple de l’esclavage en Égypte. Dans le christianisme, Dieu se compose de l’amour mutuel entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Pour les musulmans, en revanche, Dieu est un seul bloc solide.

Le second malentendu, c’est l’idée qu’il existe « trois religions du livre ». C’est trompeur, parce que le sens du livre est très différent dans chaque religion. Dans le judaïsme, le Tanakh est une histoire écrite de l’alliance entre Dieu et le peuple d’Israël, presque une sorte de contrat. Dans le christianisme, le Nouveau Testament est l’histoire d’une personne, Jésus, qui est le Verbe de Dieu incarné. Dans l’islam, le Coran est « incréé » [uncreated], il est descendu du ciel sous une forme parfaite. C’est seulement dans l’islam que le livre lui-même est ce qui été révélé par Dieu. Dans le judaïsme, Dieu se révèle dans l’histoire du peuple juif. Dans le christianisme, Dieu se révèle comme amour dans la personne de Jésus. Le judaïsme et le christianisme ne sont pas des religions du livre, mais les religions avec un livre.

La troisième idée fausse est de parler des « trois religions abrahamiques ». Les chrétiens se réfèrent généralement à Abraham comme une personne qui lie ces trois religions ensemble, et qui est partagée par eux. Dans le judaïsme, il est le « père fondateur ». Mais dans le Coran il est écrit : « Abraham n’était ni Juif ni chrétien. » (III, 67). Pour les musulmans, Abraham était un musulman, comme fut le premier homme, Adam. Selon l’islam, les premiers prophètes ont reçu la même révélation que Mahomet, mais le message a ensuite été oublié. Ou il a été trafiqué, avec de mauvaises intentions. Ainsi, selon l’islam, la Torah et les Évangiles sont des faux.

Dans l’ensemble, il faut le dire, que les religions ne peuvent pas être comparées facilement. Il existe des différences fondamentales. Pourtant, elles sont constamment discutées comme si elles étaient essentiellement la même chose.

Certains diront qu’il y a beaucoup de différences fondamentales, même au sein du christianisme ou de l’islam. Vous êtes-vous déjà fait critiquer pour avoir parlé de l’islam comme s’il s’agissait d’un ensemble singulier, alors qu’en réalité, il en existe de nombreuses formes à travers le monde ?

Ma réponse à ce reproche est l’histoire suivante : il était une fois un chimiste qui avait écrit un traité sur l’élément cobalt. Parce que le cobalt pur n’existe pas dans la nature, mais seulement dans les composés avec du silicium, du cuivre et d’autres éléments, le chimiste a été critiqué : pourquoi écrire un traité sur quelque chose qui ne peut être trouvé n’importe où, et ainsi ne semble pas exister ? Le chimiste répondit que, précisément parce qu’il voulait comprendre tous ces différents composés de cobalt qui se produisent à travers le monde, il avait besoin d’étudier les propriétés du cobalt pur. De la même manière, je suis un « essentialiste ». Je ne peux pas dire grand-chose sur chaque musulman, mais je sais certaines choses au sujet des affirmations fondamentales de l’islam, que chaque musulman partage : le Coran tel qu’il est dicté par Dieu, Mohammed, ou le « bel exemple », la Mecque qui est la direction de la prière, etc. Je ne sais pas comment l’Europe devrait intégrer ses immigrés musulmans, et je ne dis pas que la théologie peut fournir toutes les réponses. Mais les sciences sociales et les statistiques ne le font pas non plus. Pour comprendre l’islam cependant, vous devez être prêt à prendre l’interprétation islamique de l’islam au sérieux. Vous devez étudier la théologie, la manière dont elle se comprend.

Quel est votre point de vue sur les formes modérées de l’islam ?

Un islam modéré serait une très bonne idée. Il existe des musulmans modérés, mais l’islam a sa logique interne, tout comme les autres religions.

Qu’en est-il des sociétés islamiques en Andalousie mauresque en Espagne du Sud, au Moyen Âge ? Elles sont souvent citées en exemple de tolérance.

De nombreux mythes bien intentionnés circulent sur l’Espagne islamique. Les musulmans y étaient en effet assez tolérants les uns envers les autres. Mais dans la ville souvent romancée de Cordoue, la famille du philosophe juif Maïmonide juif fut bannie, Averroès exilé, et de nombreux chrétiens furent martyrisés. S’il y avait bien une certaine forme d’éveil islamique au Xème siècle, sous l’influence de penseurs tels que Al-Farabi, il a été enterré dès le onzième. La philosophie n’a jamais atteint l’islam traditionnel. Un penseur « éclairé » comme Averroès a été complètement oublié dans le monde arabe, mais ses œuvres ont été largement étudiées en hébreu et en latin. Et les textes originaux ont été réédités en Europe à partir du milieu du XIXe siècle. Par ailleurs, dans un de ses livres, Averroès a souligné que les hérétiques doivent être tués (voir L’Incohérence de l’incohérence, XVII, 17).

Pourquoi la philosophie a-t-elle joué un rôle si important en Europe, mais non dans le monde arabe, où de nombreux textes (occidentaux) classiques de philosophie n’ont été conservés qu’en traductions arabes ?

La philosophie a toujours été marginale dans le monde islamique, mais s’est épanouie en Europe. Pourquoi ? Eh bien, ce n’était pas à cause d’une différence de sources : tous deux disposaient des œuvres d’Aristote et de quelques textes néo-platoniciens. L’Europe dut commencer avec seulement le début des travaux logiques d’Aristote et attendre le XIIe siècle pour que le reste soit disponible en latin. En outre, il n’y avait aucune différence de génie entre leurs philosophes. Thomas d’Aquin n’était pas plus brillant qu’Al-Farabi. La grande différence, c’est que la philosophie n’a jamais été institutionnalisée dans le monde islamique. Elle le devint en Europe grâce aux universités. Tous les grands philosophes musulmans étaient des amateurs. Ils pratiquaient la loi ou travaillaient comme médecins, parce que la philosophie n’existait pas en tant que profession. Par conséquent, la philosophie est restée une armée composée seulement de généraux, alors qu’en Europe, elle a été enseignée dans les universités, où les philosophes ont à leur tour formé des avocats, des médecins et des théologiens.

Par ailleurs, presque tous les textes traduits du grec au Moyen-Orient ont été traduits par les chrétiens. Il n’y a qu’un seul exemple d’un penseur islamique précoce ayant étudié une langue non islamique : Al-Birouni. C’est une autre différence : les savants islamiques ont lu les ouvrages classiques dans leurs traductions arabes, alors qu’en Europe, certaines personnes au Moyen Âge — et toute l’élite intellectuelle du XVe siècle — ont appris les langues classiques. Ils l’ont fait pour lire les textes originaux.

Vous insistez souvent sur l’importance de l’apprentissage des langues classiques. Pourquoi ?

L’apprentissage des langues classiques est essentiel à la civilisation européenne. J’ai publié en 1992 une brève étude de l’identité culturelle de l’Europe : Europe, la voie romaine, qui a été traduit en anglais Eccentric Culture : A Theory of Western Civilization. Je préfère le titre anglais, car il affirme immédiatement la thèse centrale du livre. La chance de l’Europe est sa pauvreté initiale. Pendant très longtemps, l’Europe est restée éloignée des centres culturels existants en Asie. Les Européens étaient barbares, habitant de lointains rivages glacés du nord. Et ils le savaient eux-mêmes. Étudier les langues classiques, et s’imprégner ainsi d’une civilisation totalement différente de la leur, leur a donné conscience du fait qu’ils étaient des barbares puants, qui avaient besoin de se laver au savon de civilisations supérieures. Les Romains étaient bien conscients qu’ils étaient culturellement inférieurs aux Grecs. Mais ils ont aussi eu le courage de l’admettre. Et c’est précisément ce qui leur a donné la force d’absorber la civilisation hellénique, et de l’étaler sur les terres conquises. La caractéristique essentielle de la culture européenne, c’est qu’elle est excentrique. Pas dans le sens d’un Anglais qui prend un bain avec son chapeau melon, mais dans le sens que les deux sources de sa civilisation, Athènes et Jérusalem, se trouvent en dehors de la zone géographique de l’Europe elle-même. Le culture européenne est basée sur la reconnaissance du fait que nous sommes des barbares qui se sont civilisés en internalisant des sources culturelles « étranges ».

Est-ce propre à l’Europe ?

Oui, la civilisation occidentale est quelque chose de très étrange et inhabituel. La plupart des civilisations ont un seul centre. L’Islam a la Mecque. L’Égypte ancienne avait Memphis. Babylone avait Babylone. Mais la civilisation occidentale a deux sources, Athènes et Jérusalem — la tradition juive et plus tard, chrétienne, et celle de l’antiquité païenne, — souvent décrites comme étant en conflit dynamique. Cette opposition est fondée sur l’opposition des Juifs et des Grecs, empruntée à Saint Paul, qui a ensuite été systématisée de différentes manières : l’hellénisme contre l’hébraïsme, la religion de la beauté contre la religion de l’obéissance, la raison contre la foi, l’esthétique par rapport à l’éthique, etc. Une chose curieuse est que l’une n’a jamais été avalée par l’autre. L’Europe n’est ni juive ni grecque. Dans « Rome », c’est-à-dire dans le christianisme (par exemple, l’Église catholique romaine), Jérusalem et Athènes sont simultanément réunies et tenues à l’écart.

Avec l’avènement du christianisme, les cultures précédentes n’ont pas été détruites, mais une nouvelle civilisation a été formée. Comme les Romains qui avaient reconnu que leur culture était « secondaire » à celle des Grecs, les chrétiens ont reconnu que le judaïsme a précédé le christianisme. Cette compréhension a donné à la civilisation européenne une ouverture unique et une humilité envers les réalisations culturelles considérables du passé.

Cette humilité est une grande force. Elle favorise la prise de conscience que vous ne pouvez pas simplement hériter d’une tradition civilisatrice, mais que vous devez travailler très dur pour l’obtenir — pour contrôler le barbare à l’intérieur de nous. Cela a donné à la culture européenne la possibilité de renaissances : la redécouverte des sources de notre culture, de corriger ce qui s’est mal passé.

Cela devient évident dans les différentes manières dont l’Islam et le christianisme ont approché leurs sources grecques et juives classiques. La différence peut être décrite par les mots « digestion » et « inclusion ». Dans l’Islam, les textes juifs et chrétiens d’origine ont été digérés, transformés en quelque chose de complètement nouveau, purement authentique à l’Islam lui-même. En Europe en revanche, les textes originaux ont été laissés dans leur état d’origine. L’Ancien Testament chrétien et le Tanakh juif sont presque exactement les mêmes, et les chrétiens reconnaissent les origines juives des livres de l’Ancien Testament. De même, les Pères de l’Église ont pris la philosophie classique, et Thomas d’Aquin a étudié Aristote et inclus des notions aristotéliciennes dans sa théologie. Pourtant, les chercheurs n’ont jamais cessé de lire les œuvres d’Aristote lui-même.

Le succès de l’Europe occidentale est remarquable. Qui aurait pu penser au début du Moyen Âge que l’Europe occidentale deviendrait si puissante, et non les civilisations byzantines ou islamiques ? L’Europe est un continent de parvenus. Les complexes d’infériorité romaine et chrétienne ont travaillé comme des éperons sur un cheval.

Ainsi, un complexe d’infériorité culturelle peut être une bénédiction ?

Bien sûr, il y a de bonnes et de mauvaises façons de traiter avec un complexe d’infériorité. La bonne façon est de travailler plus fort, ce que les Européens ont fait. La mauvaise serait ressentiment.

Pensez-vous qu’il existe une menace que l’Europe perde cette ouverture unique ? L’Occident est-il de plus en plus « normal » ?

Avec le déclin du christianisme et de l’éducation classique, l’Occident est en effet de moins en moins intéressé par les sources classiques de notre civilisation. Moins savoir sur notre propre civilisation semble aussi nous faire perdre la capacité à écouter attentivement ce que nous pourrions apprendre des autres. Les Chinois nous montrent que, pour survivre, vous devez travailler. Et que faisons-nous ? Nous les appelons les « fourmis jaunes ». Les musulmans nous montrent que, pour survivre, vous devez procréer. Nous les appelons des « fondamentalistes ». Les Américains pourraient nous apprendre que vous ne devez pas vous faire oublier que vous avez des ennemis. Et que faisons-nous ? Nous les appelons des « cowboys ».

Pourquoi permettons-nous que cela se produise ?

Peut-être que nous avons été victimes de notre propre succès. Il semble que les Européens ont mangé la carotte de la civilisation qui sert à les stimuler pour aller de l’avant. Pour survivre, nous devons apprendre à rester humbles, en dépit de nos succès.

Traduction par le Bulletin d’Amérique, corrections éditoriales.

Voir aussi

Meilleur « vivre-ensemble » grâce à la connaissance ?

« Un Dieu, trois religions »

Histoire — « On a trop souvent mythifié el-Andalous »

Manuel d'histoire (2) — Chrétiens tuent les hérétiques, musulmans apportent culture raffinée, pacifique et prospère en Espagne

Rémi Brague : « Notre modernité n’ose pas revendiquer ses racines chrétiennes »



Soutenons les familles dans leurs combats juridiques (reçu fiscal pour tout don supérieur à 50 $)

Aucun commentaire: