mardi 3 juillet 2012

Chine — les écoles familiales, un traditionalisme éducatif


En marge d’un travail doctoral, Guillaume Dutournier a étudié la diffusion au cours des années 2000 et le fonctionnement de nouvelles formes d’enseignement en Chine continentale et à Taiwan, au cours de multiples visites et d’entretiens avec éducateurs et parents. 

Par commodité, l’auteur nomme « écoles familiales » des expériences éducatives assez diverses, mais qui toutes se reconnaissent dans la méthode promue par l’universitaire taïwanais Wang Caigui (Wang Ts'ai-Kouei en transcription ÉFEO). Il s’agit en fait d’un mélange d'instruction à la maison à la chinoise et de pratique systématique de la « lecture des classiques ».

Se réclamant de ce professeur, une petite minorité de parents, plutôt aisés et parfois hors de toute légalité, entreprennent de soustraire leurs enfants à l’environnement scolaire, avec pour projet soit d’assumer eux-mêmes leur éducation, soit de les confier à des particuliers de leur choix accueillant d’autres enfants contre rémunération. Ils se détournent de l’enseignement officiel qu’ils jugent trop occidental (motif identitaire) et trop « axé sur les examens » (motif pédagogique). Par-delà les ruptures du XXe siècle, ils veulent renouer avec une éducation à domicile et communautaire, fondée notamment sur la lecture et la mémorisation des classiques confucéens, le dujing (Tou-Tsing). Ces « écoles » (sishu ou sseu-chou, dujingban ou tou-tsing-pan) accueillent de très jeunes enfants mais aussi des adolescents, les « classes » étant constituées sans distinction d’âge.

La pratique éducative a ici de quoi dérouter. Elle repose essentiellement sur l’oralisation de textes très anciens, que les enfants apprennent à lire sans le secours des adultes, par imprégnation collective : la « classe » consiste ici essentiellement en une familiarisation intuitive avec l’écriture de ces textes (qui reprend pour l’essentiel les caractères chinois actuels), indépendamment de toute explication sur leur sens. Les classiques confucéens, textes objectivement difficiles d’accès qui constituaient la base des examens mandarinaux sous l’empire, se voient attribuer une grande valeur par ces pédagogues et parents chinois et taïwanais. Si ces derniers les connaissent rarement dans le détail (eux-mêmes les ont rarement fréquentés dans leur enfance), ils se disent soucieux de transmettre à leurs enfants une tradition confucéenne rejetée, depuis près d’un siècle, par un enseignement officiel d’inspiration moderniste et globalement occidentalisé. Ils partent du principe que les capacités cérébrales propres aux enfants doivent leur permettre de mémoriser facilement ces textes, avant de les conduire à en découvrir le sens et la valeur morale au cours de leur jeune existence.

Si ces principes éducatifs (rôle de la lecture à haute voix, mémorisation primant sur la compréhension…) ont une longue histoire dans la culture chinoise, le professeur Wang Caigui a joué un rôle capital dans leur propagation depuis plus d’une décennie sous la forme d’une théorie pédagogique susceptible de parler aux parents d’aujourd’hui. Les nombreuses conférences que ce professeur charismatique donne à Taiwan et en Chine populaire (où il parvient à s’exprimer publiquement moyennant quelques précautions : en effet le contrôle politique y reste fort) proposent une méthode pédagogique, mais aussi une voie de revitalisation de la « culture chinoise », laquelle est en un sens commune au Continent et à Taiwan (même si, de fait, ces deux entités ne se résument pas à l’héritage confucéen). La « lecture des classiques » se voit ici attribuer un triple rôle :

  • technique, avec un apprentissage relativement rapide de la langue (la maîtrise des caractères chinois est l’affaire de six années environ dans l’enseignement officiel : ici, pour différentes raisons – qui tiennent sans doute beaucoup à la méthode employée – celle-ci s’acquiert objectivement beaucoup plus vite) ;
  • moral, avec la transmission de valeurs attribuées à la pratique des classiques, des valeurs jugées essentielles pour le temps présent (lequel est critiqué au nom du déclin supposé de la culture chinoise, mais aussi parce qu’il est tenu responsable de la non-éclosion des talents dans leur diversité, que doit permettre au contraire la « lecture des classiques ») ;
  • dans certains cas, communautaire, avec la constitution de petits groupes autour de la pratique des classiques, avec lesquels il arrive que les parents se familiarisent aussi.
Le philosophe Kinjiro Ninomiya s'instruisit
 par la lecture dès son plus jeune âge

Quelques remarques:

— La famille est présentée ici, à l’opposé de l’institution scolaire, comme le lieu le plus approprié à la transmission d’une culture. L’imprégnation du passé confucéen que la « lecture des classiques » est supposée permettre chez les enfants est considérée comme bénéfique pour les parents eux-mêmes, qui ont été très souvent éloignés de cet héritage dans leur enfance (à Formose, une propagande d’inspiration confucianiste a certes prédominé sous la période autoritaire dans l’enseignement scolaire des années 60-70 ; mais il ne s’agissait pas alors d’une pédagogie ayant pour but le développement de l’individu).

— La mémorisation enfantine des classiques vaut à la fois en tant que legs de l’antiquité chinoise et comme vecteur du développement de l’individu (« La récitation mobilise [tout] le corps. La bouche récite, la langue s’agite, et le cœur s’ouvre […], il y a toute une culture. »)

— Le professeur Wang puise sa réflexion dans le passé confucéen, mais se veut résolument orientée vers l’avenir. Dans ses conférences, il lui arrive de s’exprimer avec véhémence : «  Je vous en prie : ne gâchez pas nos enfants ! […] Nous voulons sauver ton enfant ! Nous voulons sauver notre pays ! » Il prétend parler au nom du bon sens accessible à tout un chacun, à rebours des « experts » (pédagogues modernisateurs) et des intellectuels modernistes (qui ont beaucoup joué dans la rupture avec la culture traditionnelle institutionnalisée de l’empire).

— Le mouvement de « lecture des classiques » est de vaste envergure, et les « écoles familiales » n’en constituent qu’une petite partie. Dans la diversité des situations, on observe toutes sortes d’agencements et de rythmes : certains éducateurs proposent un « système à temps plein » à l’extérieur du système scolaire, d’autres une pratique éducative complémentaire sur le mode de cours du soir. D’une manière générale, ces expériences éducatives sont marquées par une certaine précarité institutionnelle. Les éducateurs (souvent d’anciens enseignants du primaire ou du secondaire) et les parents préfèrent courir les risques afférents, car ils ont l’espoir que cela soit bénéfique à leurs enfants. Étant donné l’extériorité de ces « écoles » par rapport au système scolaire, des incertitudes demeurent quant aux passerelles avec ce dernier : si certains parents ont suffisamment d’argent (et d’assurance dans leurs relations avec le système) pour négocier un retour dans le système scolaire après quelques années d’expérience, il n’en reste pas moins que le passage par ce genre de classes non-officielles peut poser problème (tant pour des raisons administratives que pour des raisons de contenu : certaines de ces écoles, se concentrant exclusivement sur les classiques, n’abordent pas les disciplines scientifiques au nom de leur caractère moins fondamental à leurs yeux).

— Vu ce flou institutionnel, la non-visibilité assumée et le caractère somme toute marginal des « écoles familiales » à l’échelle du monde chinois, il est difficile d’en avoir une évaluation objective. On peut néanmoins dire qu’elles sont vécues par leurs acteurs comme de véritables aventures pédagogiques hors des cadres habituels. Les appréciations des parents et des éducateurs peuvent être différentes selon leur motivation : tous parlent à la fois de l’épanouissement des enfants et de la nécessité d’une meilleure transmission culturelle, mais pas toujours dans les mêmes termes et avec les mêmes priorités. À tout le moins, on peut estimer qu’indépendamment du contenu même de la pédagogie pratiquée, l’investissement parental dans un format éducatif alternatif se traduit par des retombées positives sur les enfants. L’impression générale est de fait celle d’un grand enthousiasme chez ces derniers : la lecture des classiques s’apparente dans l’ensemble pour eux à un jeu instructif, qui permet d’apprendre à lire sans douleur tout en s’imprégnant de « culture » ; certains finissent par prendre ce jeu très au sérieux, avec à terme l’expression de choix et de principes de vie motivés par leur formation.

Pour en savoir plus, et notamment pour avoir accès à l’analyse historico-philosophique et à de nombreuses références, cf. l’article de Guillaume Dutournier intitulé « Les ‘écoles familiales’ en Chine continentale et à Taiwan : triple regard sur le traditionnalisme éducatif », paru dans le n° 33 « Religion, éducation et politique en Chine moderne » de la revue Extrême-Orient, Extrême-Occident.

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