jeudi 18 août 2022

La mort de Rodney Stark, le sociologue agnostique qui appréciait la religion

Rodney Stark, éminent sociologue des religions, est décédé le 21 juillet 2022. En tant qu’agnostique, il a fait voler en éclats de nombreux lieux communs et préjugés, notamment anticatholiques. Selon Stark, la religion n’est en aucun cas « l’opium du peuple » et la société du troisième millénaire sera encore une société religieuse, malgré les prophéties positivistes. Avec un avenir jusqu’en Chine.

La lecture de l’œuvre de Rodney Stark permet de dépasser la vision de la religion comme « opium du peuple », selon la vulgate marxiste, à celle d’un facteur de civilisation et de progrès. Le plus grand sociologue des religions s’est éteint à l’âge de 88 ans, laissant derrière lui des pages extrêmement importantes qui allient rigueur scientifique et prose vulgarisatrice, permettant même aux non-initiés d’aborder son œuvre et de démystifier de nombreux lieux communs, démasquant ce subtil complexe d’infériorité dont souffrent de nombreux catholiques intimidés par les défauts qu’on leur prête avant même de les vérifier.

La religion serait moribonde, la religion ne causerait que le mal et l’existence de multiples religions ferait en sorte que l’on ne croie en aucune. Tels seraient certains des « dogmes » répandus parmi notamment les gens ordinaires. Idées reçues même parmi ses collègues, ces sociologues de la religion — dont Stark se moquait — qui, pourtant, méprisaient a priori leur « objet » d’étude. Avec Discovering God (Découvrir Dieu), le regretté sociologue « a voulu répondre aux universitaires spécialistes des religions, dont beaucoup — assez curieusement — ne sont pas religieux, détestent les religions et considèrent les personnes religieuses comme des arriérés incurables qui souffrent souvent d’une maladie qu’il faut guérir », comme le rapporte le sociologue Massimo Introvigne, directeur du Cesnur et co-auteur de plusieurs titres avec Stark qui n’avait aucun parti pris…

« Je ne suis pas catholique et je n’ai pas écrit ce livre pour défendre l’Église. Je l’ai écrit pour défendre l’histoire » : ainsi Stark dans Faux Témoignages, Pour en finir avec les préjugés anticatholiques. Un titre que l’on attendrait d’un apologiste, pas d’un agnostique issu d’une famille luthérienne. Stark a, par ailleurs, enseigné à l’université de Washington et à l’université Baylor (une université baptiste) et est l’auteur de dizaines de publications. Outre les titres déjà mentionnés, on trouve, par exemple, The Triumph of Christianity (Le Triomphe du christianisme), dans lequel il renverse l’étiquette des « âges sombres » médiévaux, qui étaient au contraire denses en ferveur culturelle et en innovations technologiques (évidemment avec les moyens de l’époque). Ou Le Triomphe de la raison, où Stark ose une opération considérée comme « blasphématoire » par le correctivisme politique, à savoir combiner raison et religion. Et encore One true God (Un seul vrai Dieu), sous-titré Les conséquences historiques du monothéisme.

La religion a aussi des implications notamment historiques et sociales : celui d’une religion stérile ou non pertinente (pour ne pas dire négative) est l’un des premiers mythes à s’effondrer grâce à la lecture de Rodney Stark. Elle joue un rôle dans l’histoire, ce qui constitue en soi un fait historique tout sauf marginal. Après tout, il est curieux que le préjugé antireligieux très répandu (à une époque qui s’enfonce dans le respect relativiste de toute croyance) se concentre de manière obsessionnelle sur le christianisme, en particulier le catholicisme, et donc avec une singulière obstination sur le Moyen Âge. Au lieu de cela, Stark cite le philosophe et mathématicien anglais Alfred North Whitehead, selon lequel « la science ne s’est développée que dans l’Europe chrétienne parce que seule l’Europe médiévale croyait que la science était possible et souhaitable » parce qu’elle croyait que l’univers avait été créé par un Dieu rationnel [« Le Verbe », le logos].

Selon Stark, certains athées modernes sont nettement moins rationnels quand ils « ne comprennent pas que la science se limite au monde naturel, empirique, et ne peut rien dire d’un monde spirituel, non empirique — sauf nier son existence », bien sûr a priori, avec un flair dogmatique pour éviter les professions de foi de laïcité. Ils sont en outre minoritaires, puisque malgré la disparition de la religion prophétisée par le positivisme, « 74 % de la population mondiale considère que la religion est une partie importante de leur vie et que les athées s’ils existent sont peu nombreux ». Par ailleurs, le christianisme continue de croître : ce n’est pas un « phénomène linéaire et continu » et il pourrait ralentir en Afrique, où il y a déjà eu beaucoup de conversions, et « continuera en Asie, surtout dans les pays économiquement plus développés », déclarait-il en 2015 lors d’une interview dans Cristianità.

Stark n’a pas seulement étudié le rôle passé de la religion, mais aussi le présent. Et même là, il a été capable de proposer une lecture originale par rapport au courant dominant, comme dans ces lignes rapportées par Tempi : « Je ne crois pas que l’Occident chrétien devienne intolérant. Je crois que l’Occident non chrétien devient intolérant : dans certains pays européens, il existe des lois contre les prétendus discours de haine qui interdisent la lecture en public de certains passages de la Bible ». [Au Canada, l’affichage de simples versets condamnant la sodomie a été puni par des commissions des droits de l’homme et sévèrement limité par les tribunaux. voir Cour suprême du Canada — limites aux propos chrétiens « haineux » « homophobes » ?, Cour suprême — « toutes les déclarations véridiques » ne doivent pas « être à l’abri de toute restriction » et Professeur de cégep suspendu pour prétendue « homophobie », la haine est peut-être ailleurs]

Mais même le rôle historique de la religion finit par contenir des références à l’actualité. Dans L’Essor du christianisme, qui décrit — sur un plan sociologique — les débuts de la foi chrétienne, Stark inclut, parmi les facteurs qui ont contribué à sa diffusion, la réponse concrète — inspirée par un élément religieux, comme l’amour chrétien — à une situation dramatique : l’épidémie de variole qui a frappé l’empire sous le règne de Marc Aurèle. Là où le fatalisme des païens les poussait à fuir et à abandonner les pestiférés, les chrétiens leur venaient en aide. [Autre facteur du succès : l’aide aux enfants « exposés » condamnés à la mort, la lutte à l’infanticide fréquent chez les païens]. En bref, il ressort des écrits du grand sociologue tardif que le christianisme était (et est) tout sauf stérile et tout sauf moribond. Il a résisté à la modernité (réfutant les prophéties positivistes selon lesquelles la science prendrait sa place) et même à la concurrence. Rodney Stark est connu pour sa théorie de « l’économie religieuse », fondée sur une analogie entre la dynamique déclenchée par le libre marché dans la sphère économique et la dynamique correspondante dans la sphère religieuse, comme le montre la situation aux États-Unis, où la multiplicité des religions n’a nullement conduit à leur extinction.

Bref, le troisième millénaire ne sera pas celui de l’irréligion. Et la religion jouera un rôle même là où elle semble la plus étouffée : même en Chine, où le communisme a poussé les chrétiens non seulement à se faire tuer, mais aussi à s’organiser pour survivre. Les chrétiens chinois, a-t-il déclaré au Compass en 2014, sont 5 % : une minorité, mais destinée à croître, notamment parmi les plus éduqués, et donc à influencer : « il faut tenir compte du fait qu’ils constituent l’élite de la nation, avec une possibilité d’influence culturelle bien plus grande que les simples données numériques ne le laissent supposer ». Pour Stark, tout cela dément le mythe de la religion de « l’opium du peuple », ou plutôt — en s’adressant à ses collègues — « le mythe de la Chine communiste comme société athée et post-religieuse est devenu l’opium des sociologues ».

Source

Voir aussi 

Livre de Rodney Stark : Faux Témoignages. Pour en finir avec les préjugés anticatholiques 

Les plus religieux hériteront-ils de la Terre ? 

Grande Noirceur — Non, l’Église n’était pas de connivence avec le gouvernement et les élites

 

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