dimanche 24 juillet 2016

« L'histoire a le sens qu'on lui donne »

C’est peu dire que notre époque se caractérise par un sentiment de lassitude et de scepticisme à l’égard de l’histoire humaine : on considère même comme naïve la tentative d’y retrouver des lueurs de sens ou des raisons d’espérer. Dans Où va l’histoire ?, Rémi Brague se livre dans un entretien avec Giulio Brotti à un examen sans concession de cette attitude, contestant avec force bien des stéréotypes sur la relation que nous autres postmodernes entretenons avec nos racines.

Les considérations philosophiques sont étroitement liées ici aux questions les plus concrètes, de dramatique actualité, comme celles de la coexistence entre les grandes religions, de la possibilité d’un dialogue avec l’islam, de la « vocation » de l’Europe, de l’avenir des biotechnologies et de la tentation — qui s’insinue dans la culture de notre temps — d’« en finir avec l’homme », au nom d’un idéal de perfection mortifère. Ce livre est aussi l’occasion pour Rémi Brague de revenir sur son parcours intellectuel, lui qui se définit volontiers comme « modérément moderne », selon l’expression d’une de ses publications récentes.

L’une des caractéristiques majeures de la modernité, qui n’est qu’un long discours élogieux que l’époque tient sur elle-même, est la croyance en sa supériorité sur tous les moments historiques qui l’ont précédée. Nous serions entrés dans une sorte d’âge d’or, une période de progrès irrésistible, une marche irréversible vers une forme supérieure de rationalité. La croyance en l’inéluctabilité de la construction d’une fédération européenne sur les ruines des anciennes nations est une des chapelles de cette religion progressiste. Elle explique en partie la violence des attaques idéologiques contre les partisans du Brexit qui, dans cette perspective, n’étaient plus des gens qui proposaient une option politique, mais choisissaient purement et simplement de s’opposer à l’histoire. Les eurobéats sont les ultimes disciples de Hegel, qui, voyant Napoléon sur son cheval à Iéna, crut voir passer « l’âme du monde », chargé par l’histoire de conduire l’humanité vers « l’État universel et homogène ». La victoire du Brexit, au contraire, a été l’occasion de rappeler qu’il n’y a d’autre sens à l’histoire que celui que les hommes veulent bien lui donner.

Cette conception d’une direction historique définie par le progrès de la raison humaine, à laquelle on ne saurait donc échapper, a ceci de particulier qu’elle survient à une époque où l’homme n’a jamais été aussi jaloux de sa liberté, soucieux jusqu’au ridicule d’échapper à tous les déterminismes de l’identité — mais qui s’abandonne ainsi volontiers au pseudo-déterminisme de l’histoire. Curieusement, cette croyance diffuse en un sens de l’histoire coexiste fort bien avec la tentation, inverse, du relativisme historique, selon lequel notre passé lointain ne serait qu’un chaos dont il n’y aurait aucune leçon à tirer, si ce n’est que tout est possible, et donc tout est permis.

Historien des idées, passionné par la philosophie de l’histoire, Rémi Brague, au fil de ce livre d’entretiens déroutant et assez confus (la responsabilité en revient à Giulio Brotti, qui n’a su ni tenir à distance le jargon pour spécialistes, ni orienter ce dialogue vers une introduction claire à la pensée de son interlocuteur), renvoie dos à dos ce déterminisme historique et ce relativisme.

Les questions et réponses ont été concentrées sur quelques points saillants, répartis en quatre chapitres :

– dans le premier (« La vie des idées »), on s’est arrêté sur l’actuelle situation de crise de la mémoire historique et sur le sens que Brague attribue à l’étude non seulement des concepts philosophiques et scientifiques, mais, plus généralement, des « représentations collectives » des époques passées.

– le titre du second (« Des tangentes au cercle : les religions dans le temps ») paraphrase une célèbre expression de Karl Barth, selon laquelle, dans le Christ, le monde divin rencontrerait le monde humain « comme la tangente un cercle », sans le toucher (en d’autres termes sans se confondre avec lui). Dans cette partie, on prend au sérieux la « prétention à la vérité » de l’expérience religieuse et on considère sous l’angle historique les rapports entre le judaïsme, le christianisme et l’islam ;

– Dans le troisième chapitre (« Les malentendus de la modernité »), Brague scrute de manière critique le stéréotype (ressassé au point de sembler évident) selon lequel la révolution scientifique des XVI et XVIIes siècles aurait marqué une rupture radicale avec une vision « naïve » du cosmos, censée avoir été celle du Moyen-Âge. À l’idée d’une « fracture », le chercheur français oppose celle d’une « articulation », d’un développement, c’est-à-dire que les aspects de l’innovation vont toujours de pair avec ceux de la continuité.

– Dans le dernier chapitre (« Renoncer à l’homme ? »), on affronte les implications et les incidences de la question anthropologique sur une époque apparemment encline à la refouler ou à la « déconstruire ». En partant de la célèbre prophétie de Michel Foucault d’une prochaine disparition de l’homme (destiné à être supprimé « comme un visage de sable à la limite de la mer »), Brague examine les particularités et les contradictions d’une culture — la nôtre — qui semble nourrir « une certaine insatisfaction devant l’humain : devant l’humain en tant que tel, et non devant telle ou telle de ses réalisations, toujours déficientes, voire devant les horreurs dont l’histoire nous livre le témoignage. »

Interrogé sur une possible troisième voie, Rémi Brague évoque la Providence, qui « passe par la liberté des hommes » : « Un jour, j’aimerais écrire un livre qui partirait de l’idée de saint Thomas d’Aquin, selon laquelle la Providence ne remplace pas l’action des créatures, mais donne à celles-ci les moyens d’atteindre ce qui, pour elles, est leur bien, et de le faire par leurs propres moyens. [...] Dieu n’intervient que quand la liberté s’est empêtrée dans ses propres replis, et où elle doit elle-même être libérée. »

La modernité, au contraire, lui semble être minée de l’intérieur par une contradiction, une religiosité qui se refuse comme telle : « L’action humaine y est comprise comme portée par un agent comme le Progrès, l’Histoire ou le “sens” de celle-ci. Cet agent est plus qu’humain, il est censé être infaillible et donc garantir la réussite de nos entreprises. Mais sa divinité reste innommée ; elle ne peut être l’objet d’une invocation, encore moins le sujet qui assignerait à l’homme une tâche déterminée. »

Il appartient donc aux hommes, qui ont été payés au XXe siècle pour savoir que l’accumulation progressive des connaissances n’a pas pour corollaire un progrès du sens moral, de déterminer par eux-mêmes le sens qu’ils veulent donner à leur vie. « L’historicité — c’est-à-dire le fait que nous vivons une expérience historique, que nos actions créent une histoire — suppose que nous soyons les sujets de notre histoire, et non pas entraînés par un courant irrésistible vers une destination inconnue. » Le moderne, dit joliment Rémi Brague, est souvent libre à la façon d’un taxi : vide, sans but, prêt à aller où on lui dira. Il est grand temps qu’il recommence à se poser la question du sens.


Où va l’histoire ? de Rémi Brague,
entretiens avec Giulio Brotti,
chez le Salvator,
190 pages,
2016
20 €.

Biographie de l’auteur

Né en 1947, Rémi Brague est professeur émérite de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Titulaire de la chaire Romano Guardini à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich de 2002 à 2012, il a reçu le prix Ratzinger en 2012. Il est notamment l’auteur de Europe, la voie romaine (Criterion, 1992), Qui est le Dieu des chrétiens ? (Salvator, 2011) ; Les Ancres dans le ciel (Seuil, 2011), Modérément moderne (Flammarion, 2014) et Le règne de l’homme (Gallimard, 2015). C’est l’un des fondateurs de la revue Communio. Né en 1963, Giulio Brotti est docteur en philosophie, professeur de lycée et journaliste. Il a dirigé pour les Éditions La Scuola La science et Dieu, de Michael Heller (2012), et Être des personnes, de Robert Spaemann (2013).


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