mardi 22 avril 2025

Coran européen, les dessous du projet financé par Bruxelles

L’Union européenne de Bruxelles subventionne à hauteur de 10 millions d’euros un programme de recherche qui vise à explorer l’influence du Coran sur la culture et la religion en Europe au cours du dernier millénaire.

L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler décrypte un projet dont les ressorts sont plus militants que scientifiques et qui pourrait servir la rhétorique des Frères musulmans. Docteur en anthropologie et présidente du Cerif (Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme), Florence Bergeaud-Blackler a notamment publié « Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » (Odile Jacob, 2023), récemment paru en poche.

LE FIGARO. — Qu’est-ce que le projet de « Coran européen », à vocation scientifique et financé à hauteur de 10 millions d’euros par la Commission européenne ? Que vous inspire-t-il ?

FLORENCE BERGEAUD-BLACKLER.— Précisons d’abord de quoi on parle. Le projet «Le Coran européen : l’étude du texte sacré de l’islam à travers la culture et religion européenne » est financé par la bourse « Synergy Grant » [en anglais] du Conseil européen de la recherche (ERC). Il propose d’explorer la place et l’influence du Coran dans la culture, la religion et la pensée européennes entre le XIIe et le XIXe siècles. À cette fin, il réunit une trentaine de chercheurs de plusieurs universités européennes qui entendent recenser l’ensemble des exemplaires du Coran circulant sur le continent, leurs traductions, identifier les commanditaires, les soutiens institutionnels, les liens entretenus avec les universités ou les autorités politiques, etc. Mais il s’agit aussi de valoriser le Coran en tant qu’objet culturel et historique, notamment à travers une exposition itinérante dans des institutions prestigieuses telles que le British Museum ou la Bibliothèque apostolique vaticane. Les résultats semblent écrits d’avance : on doute en effet que les expositions prévues aboutissent à démontrer la faible influence du Coran sur les Européens.

Toute recherche critique est légitime, mais ici il y a une intention qui précède les résultats. Ce qui interroge n’est donc pas le sujet, mais la manière d’en traiter entre chercheurs plutôt en ligne avec l’approche apologétique religieuse, ainsi que le coût exorbitant de cette recherche au détriment d’autres approches historico-critiques comme celles des origines archéologiques du Coran par exemple, qui restent sous-dotées, voire taboues.

— Quels sont les acteurs de ce projet ?

— Professeur à l’université de Nantes, John Tolan (l’un des quatre directeurs du projet, NDLR) est un historien des relations entre l’islam et l’europe chrétienne au Moyen Âge. Il cherche le plus souvent à déconstruire les « imaginaires hostiles ». C’est un peu le problème des chercheurs sur l’islam qui veulent très louablement lutter contre les stéréotypes négatifs, mais finissent par produire des stéréotypes positifs qui sont tout aussi faux scientifiquement. Cela produit en outre des effets : parler de « Coran européen», c’est imposer les termes d’un débat – « le Coran est-il européen ou ne l’est-il pas ? » – qui n’a aucune pertinence scientifique. Cependant, cette problématisation est très intéressante pour les Frères musulmans et leur projet d’islam européen, c’est-à-dire selon leur point de vue d’Europe islamique, dans le cadre de ce qu’ils appellent l’« islamisation de la connaissance ». John Tolan contribue à l’argumentaire de leur projet lorsqu’il donne ses conférences à L’IESH Paris (institut théologique des Frères musulmans) comme, par exemple, celle intitulée « Le prophète Muhammad dans la pensée européenne ». Les autres chercheurs engagés dans le Coran européen sont des spécialistes du dialogue consensuel islamo-chrétien et des échanges interreligieux. Il convient également de mentionner Naima Afif, traductrice des écrits de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, publiés par les Éditions Tawhid, lesquelles n’ont rien de scientifique. Elles ont été créées en 1990 par l’union des jeunes musulmans, branche jeunesse proche de Tariq Ramadan.

« L’UE finance des projets de recherche qui démontrent leur impact sociétal, leur contribution à l’inclusivité, à la cohésion. Cette orientation tend à favoriser des chercheurs conformes aux attentes institutionnelles plutôt que des esprits véritablement critiques et novateurs »
— Que les chercheurs impliqués épousent une certaine tendance idéologique rend-il pour autant caduc le caractère scientifique du projet ?

— Dans le monde académique, si vous souhaitez obtenir des financements de recherche en sciences humaines et sociales, vous êtes contraints de vous tourner vers L’UE, qui dispose de la force de financement. Pour décrocher ces projets, il faut rédiger ses propositions en des termes conformes aux politiques européennes en matière d’inclusivité, utiliser la novlangue institutionnelle, se conformer aux exigences de dissémination des résultats sous forme d’expositions, d’événements consensuels… Il faut aussi promettre que votre recherche améliorera la situation des Européens – cela doit surtout se voir. La campagne du Conseil de l’Europe financée par L’UE en 2021, « La joie dans le hidjab », relevait de cette logique.

Le consensus est précisément incompatible avec la recherche scientifique, qui par nature implique la controverse; le progrès vient du débat et de la confrontation des arguments. On peut légitimement s’interroger sur les intentions et les destinataires des résultats produits dans le cadre d’un projet comme celui de « Coran européen ». À qui sontils destinés? Dans quel but? L’UE finance des projets de recherche qui démontrent leur impact sociétal, leur contribution à l’inclusivité, à la cohésion. Cette orientation tend à favoriser des chercheurs conformes aux attentes institutionnelles, dociles vis-à-vis des exigences normatives, plutôt que des esprits véritablement critiques et novateurs. Ce type de financements attire également des militants, dont les positions sont alignées sur les valeurs promues par L’UE. Ils s’inscrivent alors dans une logique de légitimation réciproque.

— Comment les activistes musulmans et leurs associations s’y prennent-ils pour gagner du terrain au sein des institutions européennes ?

— Les acteurs militants de la « frérosphère » alignent leurs revendications sur le vocabulaire inclusif de l’union européenne. Pour décrocher des projets qui leur apportent argent et légitimité, ils répondent aux appels à propositions en cochant les cases - les mêmes que celles utilisées par les évaluateurs. Si vous voulez mettre toutes les chances de votre côté et que vous travaillez sur un sujet clivant, formulez vos phrases avec des mots comme : inclusion, diversité, égalité, résilience, empowerment, cohésion, dialogue, participation, ouverture, accessibilité, transparence, impact, progrès, justice sociale.

Une fois que vous avez décroché le projet et obtenu le précieux label bleu étoilé, vous pouvez aller solliciter des financements complémentaires auprès d’une mairie ou d’un conseil régional ; vous pourrez exposer vos résultats dans n’importe quelle bibliothèque municipale, et vous serez traité comme un modèle d’intégration. Et cela quand bien même vous subvertissez la science pour un projet d’islamisation de la connaissance, c’est-à-dire un savoir compatible avec la charia. Dans ce cas du « Coran européen », un tel projet pourrait servir un certain révisionnisme historique qui vise à faire des Européens une oumma (nation islamique) qui s’ignore. C’est le rêve des Frères musulmans.

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