samedi 16 décembre 2023

Les États-Unis sont politiquement divisés, il en va de même pour le cinéma américain

UN HOMME ORDINAIRE affronte un puissant ennemi aux ressources illimitées. C’est le thème de « The Shift », un film de science-fiction sorti le 1er décembre. Mais il pourrait aussi décrire son distributeur, Angel Studios, dirigé par des frères qui se définissent comme de simples « garçons de ferme de l’Idaho » et qui sont en croisade pour remodeler Hollywood.

Angel, un studio indépendant, est à l’avant-garde d’une tendance importante dans le monde du divertissement américain. Les conservateurs, qui reprochent à Hollywood d’être devenu non pas une usine à rêves, mais une usine à « wokeries », écrivent et produisent leurs propres films et séries, s’adressant à des spectateurs qui ne partagent pas les vues de la gauche sur le genre, la race et la rectitude politique. On les appelle l’« Hollywood conservateur » ou l’« alt-write » (jeu de mots sur « alt-right », la droite alternative en français et « write » pour suggérer un scénario alternatif).

Leur plus grand succès est « Sound of Freedom », un suspense d’action réalisé par Angel, qui sera diffusé en continu sur Amazon Prime Video à partir du 26 décembre. Il a récolté 184 millions de dollars de recettes dans les cinémas américains, dépassant les derniers opus des franchises « Indiana Jones » et « Mission : Impossible ». (Il a également connu une bonne performance à l’étranger, où il a rapporté 63 millions de dollars.)

« Sound of Freedom » est « L’inspecteur Harry » de l’ère Donald Trump. L’intrigue plaît aux spectateurs républicains : un homme de loi américain voit le mal, tente de le vaincre et se heurte à une bureaucratie gouvernementale sans cœur, si bien qu’il prend les choses en main et sauve la situation. Le film retrace la vie de Tim Ballard, un militant controversé selon The Economist de la lutte contre le trafic sexuel. Dans le film, il est dépeint comme un agent fédéral vertueux qui surprend des pédophiles en train de partager de la pornographie enfantine en ligne. Bien décidé à sauver d’autres enfants, M. Ballard se voit signifier par son supérieur qu’il ne peut pas participer à une dangereuse mission de sauvetage en Amérique du Sud. Il rend son badge et part quand même.

Parmi les amateurs du film figure M. Trump qui a déclaré : « Il s’agit d’un film très important, d’un long métrage très important et d’un documentaire très important, le tout réuni en un seul film ». À l’approche de l’élection de 2024, M. Trump veut montrer son soutien à la lutte contre le trafic sexuel, qui préoccupe de nombreux électeurs évangéliques et que certains théoriciens du complot dramatiseraient de manière ridicule selon certains.

D’autres sociétés ont suivi avec intérêt le succès de « Sound of Freedom » et se sont jointes à la fête, notamment le Daily Wire, un média fondé par Ben Shapiro, un éditorialiste conservateur, et Jeremy Boreing, un réalisateur de films. (« Il est temps de faire exploser l’étoile de la mort qu’est le monopole de la gauche sur le divertissement », a proclamé M. Shapiro). Les films et séries du Daily Wire sont diffusés sur DailyWire+, sa plateforme de diffusion en continu, qui compte 1 million d’abonnés.


La dernière en date est « Lady Ballers », une comédie réalisée par M. Boreing. Elle suit des joueurs de basket masculins médiocres qui deviennent transgenres pour participer à une ligue féminine et se moque avec enthousiasme de l’orthodoxie libérale en matière d’identité sexuelle. Comme on pouvait s’y attendre, le film n’a pas été bien accueilli par les téléspectateurs de gauche. Un commentateur progressiste l’a qualifiée de « “Madame Doubtfire”, mais diabolique ».

« Lady Ballers » ne sonne peut-être pas comme un film hollywoodien, mais sa production en a toutes les apparences. Une production plus soignée a renforcé l’attrait des productions des studios conservateurs, et la diffusion en continu leur a permis d’atteindre un plus grand nombre de téléspectateurs. Il s’agit là d’un changement radical. Pendant des décennies, les tentatives des conservateurs pour rivaliser avec les films hollywoodiens étaient lamentables. « Left Behind », une trilogie de films apocalyptiques de 2000 à 2005 réimaginant le Livre de l’Apocalypse, en est un bon exemple : ces films, qui se voulaient une franchise de suspense, ressemblaient plutôt à des projets amateurs rejetés par des candidats d’écoles de cinéma. (Ils sont sortis directement en vidéo).
 
 Aujourd’hui, les productions conservatrices se répartissent en trois catégories. La première, la plus prévisible, consiste à railler le wokisme. « Lady Ballers » en est le modèle : elle prend un sujet brûlant et en fait la satire. Le résultat permet aux politiciens républicains de faire valoir leurs arguments. (« Lady Ballers » comporte une apparition éclair de Ted Cruz, sénateur républicain du Texas). Daily Wire a récemment annoncé une nouvelle série comique animée pour adultes, « Mr Birchum », sur un enseignant qui « tente de naviguer dans un monde qu’il ne comprend pas ou qu’il n’approuve pas ». La distribution des voix comprend Roseanne Barr, une humoriste qui soutient Trump, et Megyn Kelly, une ancienne présentatrice de Fox News.

La deuxième catégorie est celle des contenus religieux, ou « basés sur la foi ». Neal Harmon, le patron d’Angel, explique que son studio veut raconter des histoires qui « diffusent plus de lumière ». Par exemple, « The Shift », le dernier film d’Angel, s’inspire de l’histoire biblique de Job. L’un de ses plus grands succès est « The Chosen » (L’Élu), un feuilleton basé sur la vie de Jésus, qui a été visionné plus de 500 millions de fois. L’entreprise est actuellement en train de rassembler des fonds pour la réalisation d’un film d’animation sur David.

De manière contre-intuitive, la troisième catégorie de contenu évite complètement la politique. Prenons l’exemple d’Amanda Milius, ancienne fonctionnaire du département d’État sous M. Trump, qui a connu la célébrité avec un documentaire sur le dossier Trump-Russie. Parmi ses projets actuels figure un film biographique sur John McAfee, un informaticien plus grand que nature. « C’est une histoire de putes et de cocaïne sur un yacht. Je ne peux pas vraiment présenter cela à l’Amérique conservatrice », plaisante-t-elle.
 
Mme Milius est catégorique : l’art doit l’emporter sur la partisanerie. « Si vous voulez être à droite et dire “Oh, Hollywood est dominé par la gauche”, ne faites pas les mêmes erreurs et ne faites pas valoir votre idéologie… faites valoir l’histoire et l’esthétique », dit-elle.

D’autres font de même. Les films non politiques de Daily Wire comprennent un western, « Terror on the Prairie », un suspense, « Shut In », et une comédie excentrique, « The Hyperions ». En octobre, le studio a lancé Bentkey, une plateforme pour enfants, dont la mission est de dépolitiser les divertissements pour enfants.

Mais même dans les films « dépolitisés », la politique est palpable. Bentkey a été lancé en pleine polémique sur la reprise par Disney du dessin animé « Blanche-Neige » de 1937. L’actrice principale, Rachel Zegler, a promis une version moderne : « Nous ne sommes plus en 1937 », et Blanche-Neige « ne sera pas sauvée par le prince et ne rêvera pas du grand amour ». En réponse, Bentkey réalise une version de « Blanche-Neige », qui se veut un retour plus fidèle à « un conte d’une vérité intemporelle » (le film sortira l’année prochaine).

M. Boreing est lucide quant au marché plus large des productions du Daily Wire, même celles qui sont ostensiblement apolitiques. « Je pense que l’idée que l’on peut faire du “contenu grand public” et attirer des gens de gauche et de droite est un peu naïve », admet-il. L’Amérique s’est divisée en deux tribus — les gauchistes et les conservateurs — qui consomment des produits différents, des sources d’information différentes et, de plus en plus, des divertissements différents.
 
Cela signifie-t-il que les films conservateurs seront relégués à un public de vrais croyants ? Le large succès de « The Chosen » suggère que non. La diffusion en continu, que ce soit par l’intermédiaire des plateformes des studios ou de plateformes populaires comme Netflix, permettra aux films et aux séries télévisées d’atteindre un large public aux États-Unis.

Ces productions peuvent également toucher des publics internationaux. Une fois de plus, « Sound of Freedom » est un signe avant-coureur. Le film a obtenu de bons résultats en Amérique du Sud, où il s’est appuyé sur un réseau de personnalités conservatrices. Au Brésil, les fils de Jair Bolsonaro, l’ancien président et allié de M. Trump, ont assisté à la première. Au Salvador, Nayib Bukele, le président, a encouragé les Salvadoriens à voir le film.

L’Europe pourrait également devenir un marché important pour le contenu conservateur américain. Sur tout le continent, les hommes politiques de droite ont le vent en poupe et les batailles des guerres culturelles américaines se sont étendues à l’ensemble du continent. En France, le wokisme est un sujet de discussion majeur. Le mois dernier, Europe 1, une station de radio de premier plan, a publié un éditorial critiquant Disney pour avoir embrassé la « révolution woke », qu’elle a vivement décrite comme « une déconstruction de nos rêves d’enfant ». Cela ressemble beaucoup à l’argumentaire de vente de M. Boreing pour Bentkey.

Source : The Economist
 

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