lundi 13 novembre 2023

Vivarium Novum, le dernier collège universitaire où tout se passe en latin

Non loin de la ville de Frascati, que la légende dit fondée par le fils d’Ulysse et de la sorcière Circé, s’élève la somptueuse villa Falconieri. Un joyau de la Renaissance italienne. Ses pensionnaires, entre 16 et 25 ans, sont népalais, mexicains, ukrainiens… Ils ont troqué, le temps d’une année scolaire, leurs téléphones intelligents et jeux vidéo pour Sophocle, Cicéron et Platon. À l’Accademia Vivarium Novum, le règlement est clair : on ne vit, on ne parle qu’en latin, ou en grec ancien pour les plus avancés. La vue est imprenable depuis ces collines de l’est de Rome. Un peu plus haut, dans une villa similaire, Cicéron a écrit les Tusculanes il y a 2000 ans. Il fait si beau en ce lundi midi qu’une cinquantaine d’étudiants déjeunent dans les jardins, sous le regard fier du directeur, Luigi Miraglia. « Da mihi salem, quaeso », entend-on au milieu des éclats de rire. Traduction : « Est-ce que tu peux me passer le sel ? »
 

C’est une merveille d’excentricité, un projet défiant tout sens commun. Le seul endroit au monde à proposer une immersion pareille. Des écoles de ce genre ont existé, bien sûr, celle-ci en prolonge l’esprit. Dans la Grande Grèce — partie sud de l’actuelle Italie — avaient fleuri celles de Pythagore, de Parménide, de Zénon. L’Accademia Vivarium Novum est la dernière du genre. Ou la première d’une nouvelle Renaissance ? Les directeurs de l’institution ne cachent pas leur ambition : « Notre projet est de réunir les villas des environs, presque toutes délaissées. Et d’en faire un campus mondial de l’humanisme, avec un centre d’art classique, une bibliothèque… », explique le Belge Julien Claeys Boúúaert, chargé de littérature latine. Il se réjouit qu’au bout d’un mois seulement, les nouveaux venus s’expriment déjà avec aisance. Il faut dire que même le jeu de Scrabble est en latin. On joue le jeu, à fond.
 

« Ça ressemble à mon rêve ! »

Des élèves ordinaires ? Après une sélection sévère, ils savent la chance qu’ils ont d’étudier ici gratuitement. L’académie est financée, outre le mécénat, par sa maison d’édition et les cours d’été qu’elle propose à tous — l’immersion d’un an étant réservée, pour l’heure, aux garçons. Le rythme est intense. De 8 h 15 à 21 h, s’enchaînent les cours de lettres latines, de métrique, des séminaires de lecture… Entrecoupés de quelques échanges de tennis de table (« teniludium mensale ») ! Les plus téméraires poursuivent avec un cours facultatif de littérature grecque. Il est tard, ils sont fourbus, mais la salle est pleine. Parmi eux, Arthur, qui avoue ne pas encore tout comprendre. En master de lettres classiques à la Sorbonne, il cherchait une méthode de latin vivant. Comme Ryan, Canadien de 22 ans, il a fini par tomber par hasard sur le site de l’école : « Ça ressemble à mon rêve ! »
 
Qu’est-ce qui pousse un étudiant à renoncer à ce point à l’esprit du temps ? Ils sont plus nombreux à se mettre en quête de stages en entreprise et d’écoles prestigieuses que d’une ligne « bilingue latin » sur le CV. Attirés au début par le latin et par l’anachronisme de l’institution, les élèves se rendent vite compte qu’ils vont apprendre ici à vivre et à penser. C’est la soif d’une pensée féconde et autonome qui est au cœur de ce projet humaniste aux débuts fascinants. Dans les années 1980, à Naples, un groupe d’érudits exhorte des jeunes à la liberté intellectuelle et au courage par les arts libéraux, loin de la recherche du profit et de la mentalité dominante. Un chemin se dégage, dont notre histoire a déjà vérifié les fruits : revaloriser la sagesse antique. Le projet devient l’Accademia, qui ne s’installe à Frascati qu’en 2016. « Le monde universitaire d’aujourd’hui est dévoré par la professionnalisation, la sélection par concours. On en oublie d’apprendre aux élèves à penser. Le progrès technique devrait nous permettre de nous affranchir des tâches les plus fastidieuses. »

Ce sont aujourd’hui souvent les mathématiques qui sélectionnent les élites. Il n’en fut pas toujours ainsi. Naguère Jaurès, Herriot et même Pompidou ne parlaient-ils pas presque couramment latin ? « L’étude classique des langues anciennes est stérile, très grammaticale. La découverte de la civilisation est reléguée aux anecdotes qui égayent le cours », regrette Louis, revenu pour une deuxième année à l’Accademia. « Au bout de cinq ans, on n’arrive toujours pas à traduire un texte sans dictionnaire, et on lit dans un seul but de traduction. » Cette école rappelle la nécessité absolue d’une imprégnation vivante des textes antiques, pour toucher réellement à l’essence de l’humanisme : « On a déjà affronté mille fois dans l’histoire de la pensée des situations tragiques comme celles qu’on vit aujourd’hui. On assiste à des redites parce qu’on n’a plus le recul nécessaire. » Les sociétés changent, l’homme reste le même.

« Car le plus important, ce n’est pas de savoir comment les Romains bâtissaient leurs thermes ! », explique Cyprien. Le dialogue continu avec les auteurs classiques de toutes les époques n’a pas un but d’érudition, mais de sagesse. « Il s’agit de trouver des liens avec les auteurs pour nous comprendre et nous améliorer. Par exemple, on peut reconnaître notre époque dans la description que fait Pétrarque de la crise morale du XIVe siècle. On voit comment un seul homme a quasiment sauvé ses contemporains », s’enthousiasme-t-il.

« L’Accademia est partie du constat d’une crise des études classiques et de la société, d’une perte de sens très palpable, qui était en fait facile à prévoir », explique Julien. « Or tous les problèmes viennent de l’enseignement, c’est donc à l’enseignement d’y remédier. » Concrètement, il s’agit pour lui de retourner au triple héritage grec, latin, chrétien. Le constat est simple : la civilisation s’essouffle. À l’heure où l’Europe réussit matériellement, elle apparaît vide intérieurement. Les valeurs de la culture et de l’esprit s’affadissent.

Un nouveau réveil donc, par une méthode déjà éprouvée : les arts libéraux. Humanités, musique, théâtre… Avec Pétrarque plutôt que des livres Harlequin. Du baroque plutôt qu’Aya Nakamura. Chaque matin, les étudiants répètent des rythmes anciens, envoûtants, qui mettent en musique des vers latins, des poésies de Virgile et de Horace. « La musique aide beaucoup à retenir les textes. Connaître une trentaine de chants de leur carnet, c’est connaître trente poésies latines pour la vie », explique le professeur mexicain Ignacio Armella.

Une méthode innovante

« Si vous voulez réussir à penser dans une langue, il faut la parler parfaitement », argue Jacob, un américain, qui a, comme Arthur, découvert l’Accademia par la méthode danoise Orberg (voir la 1
re leçon de celle-ci ci-dessous) qu’elle utilise. Le manuel principal permet par une simple lecture, sans trop d’effort, d’acquérir une bonne maîtrise de la plupart des auteurs romains. « Chaque mot du livre est choisi de manière très intelligente, soupesé avec beaucoup de précision. », admire Aananda, un Népalais de vingt ans, qui parle déjà plus de cinq langues, le sanskrit notamment. « Il y en a seulement 5 à 7 % de nouveaux par leçon. »

« L’école n’est pas un jardin fermé, mais un observatoire du monde moderne. Les étudiants prennent un an pour avoir une vision plus objective de la société qui nous noie souvent », précise Julien, devançant d’éventuelles interrogations. La sagesse des pensionnaires force l’admiration. « Mes amis de "high school" me pensent fou ! », s’amuse Ryan. « J’ai besoin de me mettre à l’écart du monde pour développer les bases d’un discernement qui j’en suis sûr me sera utile toute ma vie. Je fais cette année dans le seul but de m’aider à chercher ce qui est bien, ce qui est vrai ». Ce n’est pas sans rappeler les mots ardents du très charismatique John Keating dans Le Cercle des poètes disparus : « La poésie, la beauté, l’amour, l’aventure, c’est en fait pour cela qu’on vit. »

Et Ioan, ukrainien, de renchérir : « On voit notamment ce que ça fait de réfléchir sans écrans. » L’école allume une étincelle : on peut vivre sans se soumettre aux technologies et modes du siècle. « Les tendances littéraires, musicales doivent être examinées, critiquées plutôt qu’acceptées passivement comme les produits logiques de notre société », stipule le règlement. On y lit aussi cette maxime de Saint Augustin : « Vivons bien, et les temps seront bons. C’est nous qui sommes les temps ». En effet, martèle Julien : « Que peut-on bien apprendre de toutes ces vidéos hypnotiques ? Et de ces réseaux sociaux qui nous enferment dans une vie parallèle et fictive ? » C’est l’objet du paragraphe « De usu computatoriorum » de la charte. Traduction : « Du bon usage des ordinateurs ». On ne les fuit pas, on apprend à les maîtriser.

La découverte d’un commun

« On s’aperçoit que malgré nos bagages culturels extrêmement divers, on a des références communes latines », relève Louis. Chaque étudiant partage de fait sa chambre avec un autre dont les directeurs s’assurent qu’il ne partagera aucune langue commune à part le latin. Julien regrette aujourd’hui « l’absence d’une vision universelle de l’humanité ». Qu’est-ce qui nous rassemble ? Qu’avons-nous en commun ? L’Accademia se prépare justement à accueillir le 18 et le 19 novembre le colloque « Commercium lucis » — une expression de Leibniz qui signifie « échanges de lumières ». L’enjeu ? Montrer qu’une paix entre les civilisations est possible en fondant les échanges sur la culture et l’esprit, au lieu du profit et de la loi du plus fort.

Constantin a beaucoup voyagé à cause du travail de son père, diplomate ukrainien : « À force de déménager, je me suis demandé ce qui unissait les gens. Cela ne peut se comprendre sans retourner à la culture classique. » Mais pas que la culture occidentale. Pour Julien, « on y retrouve les notes communes de l’humanité. Nos étudiants chinois qui lisent Sénèque y retrouvent la philosophie de Confucius ». Il s’agit de rechercher ce qu’il y a d’universel dans les classiques en analysant la floraison des diverses cultures : « Les arbres ont de nombreuses branches, mais puisent leur sève dans des racines communes », ajoute-t-il.

Au sortir de l’école, les étudiants sont nombreux à monter des cercles de latin et à enseigner dans des écoles et des universités : entre autres en Allemagne, en Amérique du Sud, en Australie. On leur cite en effet souvent la phrase de Platon, reprise par Cicéron : « Nous ne sommes pas nés pour nous seuls. » On imagine qu’une seule année suffit pour la vie. « Quand il nous arrive de nous retrouver, on se parle toujours en latin », s’amuse Louis. Ad vitam aeternam !


En 2018, La Libre (Belgique) avait également publié un article d’opinion sur ce sujet :

Quand les Chinois craquent pour le latin

Qui lira ces quelques lignes sera certainement surpris d’apprendre qu’à l’heure où le latin et le grec disparaissent de nos écoles, on assiste en Chine à un regain d’intérêt envers les langues qui ont fait la civilisation occidentale : certains, j’en suis sûr, auraient été curieux d’assister à la rencontre, en ce début d’année, entre Luigi Miraglia, fondateur de l’Académie Vivarium novum, près de Rome, et le professeur Wang Caigui, fondateur de l’Académie Wenli, en Chine orientale.

Les langues classiques en immersion

À première vue, ils ne semblent avoir rien en commun : le premier est surtout connu en tant que promoteur d’une méthode d’enseignement des langues classiques, héritée de la Renaissance, qui en prévoit l’usage actif. Dans l’Académie qu’il dirige, les étudiants ne parlent que les langues de Cicéron et de Platon. Cette immersion, jointe à une étude méthodique de la grammaire et du vocabulaire, permet en peu de temps de lire couramment les textes fondamentaux des littératures latine et grecque, sans le besoin de consulter dictionnaires et grammaires. Ils peuvent ainsi nouer un riche dialogue avec les grandes voix du passé : celles de Platon, Sénèque ou saint Augustin, mais aussi celles de Pétrarque, Érasme et Descartes. Cette Académie qui accueille gratuitement, par un système de bourses d’études, une cinquantaine de jeunes chaque année, premier pas dans la constitution d’un grand Campus d’humanités classiques, veut rétablir le contact avec ces auteurs, qui ont encore beaucoup à nous dire.

Quant au professeur Wang Caigui, l’un des fondateurs du mouvement néoconfucianiste contemporain, ses études l’ont mené à redécouvrir les méthodes pédagogiques du confucianisme. Dans l’école qu’il a fondée, les enfants sont exhortés dès le plus jeune âge à entraîner leur mémoire : ils étudient les langues et littératures classiques d’Orient et d’Occident en apprenant de nombreux fragments par cœur. Ils acquièrent ainsi en grandissant un patrimoine sur lequel exercer à tout moment leur jugement critique et dans lequel puiser les enseignements de ceux qui ont le plus influencé la civilisation humaine. À la fin de ce parcours, forts de leur mémoire et de leur discipline, ils étudient la littérature, la philosophie et l’histoire avec un enthousiasme et une joie contagieux.

À ce sujet, il serait intéressant de pointer la correction et l’élégance du chinois qu’ils parlent et écrivent dès l’enfance : serait-ce là une piste de sortie à la crise que le français traverse en ce moment ?

Formation humaine et morale


Ce qui réunit ces deux hommes, c’est leur volonté de remettre au centre de l’enseignement la formation humaine et morale. Ils prônent une école qui donne aux jeunes la conscience de ce qu’ils sont et de leurs devoirs envers les autres, compensant ainsi l’utilitarisme qui sclérose notre instruction ; ils prônent une école qui forme l’esprit critique lié à l’altruisme. Mais ce qui unit de manière surprenante les confucéens aux humanistes occidentaux, c’est une parole désuète, datée, que personne n’ose plus prononcer : la vertu, qui pourtant est le fruit du progrès philosophique millénaire de chacune de ces deux civilisations.

Leur enseignement prend appui sur la littérature et les sciences — rappelons que les fondateurs des sciences modernes, Newton, von Linné ou Gauss, imprégnés de culture classique, écrivaient en latin — et vise à rendre l’homme vertueux car, comme l’écrit Cicéron, la vertu se suffit à elle-même pour mener une vie heureuse.

À l’heure où tous se concertent pour savoir s’il faut conserver ou non l’enseignement des langues anciennes, il est étonnant qu’aussi peu se lèvent pour parler de la formation morale et culturelle des jeunes générations. Faut-il rappeler que le mot culture vient de l’expression latine cultura animi, culture de l’esprit, comparé à un jardin duquel il faut extirper les mauvaises herbes pour y semer et faire pousser à grand-peine de bonnes plantes ?

Le signe d’une civilisation vide


Si le latin est aujourd’hui considéré comme inutile — au mieux lui est concédée la faculté de former l’esprit au raisonnement, ce que d’autres matières font tout aussi bien — n’est-ce pas un signe que notre civilisation a été en grande partie vidée de sa substantifique moelle et qu’il ne reste qu’une coque à moitié vide ? Ne nous serait-il pas utile de relire le « De pace fidei » de Nicolas de Cues et l’« Heptaplomeres » de Jean Bodin qui préconisent un dialogue entre les religions, de voir où porte le fanatisme en assistant à la mort de Giordano Bruno, d’écouter Érasme et Horace blâmer ensemble les guerres et les écoulements de sang, ou les discours de Platon sur la justice, harmonie de notre être et de notre société, ou encore de prêter l’oreille au dialogue intérieur de Pétrarque, qui nous incite à résoudre nos malaises par une analyse de notre conscience ?

L’an prochain, à l’Université des langues étrangères de Pékin, une première faculté de lettres classiques occidentales verra le jour, en partie grâce à l’apport de l’Académie Vivarium novum. Se peut-il qu’entre-temps l’Europe ferme les siennes ? Les Chinois se pressent à apprendre le latin pour comprendre l’histoire de leur pays : c’est en effet dans cette langue que les missionnaires européens qui y ont vécu du XVIe au XVIIIe siècle ont écrit leurs observations, des dizaines de milliers de pages qui attendent encore qu’on les étudie, les traduise et les analyse avec attention.

Avec passion

Si vous aviez pu assister aux cours de latin et de grec qui ont eu lieu à l’Académie Wenli, lors de la visite de Luigi Miraglia, vous y auriez vu cent cinquante Chinois de tous les âges lire avec passion les vers de Virgile et d’Homère. Mais ce qui plus encore vous aurait frappé, c’est de constater que le message de Platon, Sénèque et Pic de la Mirandole trouve une analogie dans celui des confucéens : l’homme a en lui deux forces qui s’entrechoquent et doit apprendre à être digne de son nom en faisant prévaloir la meilleure sur celle de l’égoïsme.

Pendant qu’eux les apprennent, nous abandonnons ces langues et semblons avoir honte du message qu’elles portent. Demandons-nous alors non seulement s’il faut conserver le latin et le grec, mais aussi comment et pourquoi les enseigner : car si nos élèves, après de longues années d’étude, ne peuvent que difficilement déchiffrer quelques textes comme s’il s’agissait de casse-tête, le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle. L’expérience ici reportée montre en revanche que ces langues, approchées de manière différente, peuvent rester une source indispensable pour former nos jeunes et faire vivre notre société.

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