lundi 8 mai 2023

Recension de « Canada maximum, vers un pays de 100 millions »

Il y a 5 ans, Guillaume Marois fit ce compte rendu de lecture du livre « Maximum Canada », écrit par l’un des promoteurs du Century Initiative. À l’époque, ce n’était pas encore dans les plans du gouvernement. Ce n’était encore qu’une idée promue par un lobby peu connu. L’un des arguments avancés par l’auteur pour avoir une population de 100 millions d’habitants est que ça nous permettrait de profiter de promotions à l’épicerie… Traduction de cette recension parue en anglais à l’époque dans
Canadian Studies in Population.

Le livre du chroniqueur du Globe and Mail Doug Saunders, Maximum Canada, propose d’encourager une augmentation substantielle de la population du Canada. En effet, selon l’auteur, la population actuelle du Canada, environ 35 millions d’habitants, n’est pas suffisante, et les politiques d’immigration d’immigration et de fécondité devraient viser à augmenter fortement la taille de la population à 100 millions d’habitants d’ici 2100, afin d’améliorer les conditions de vie générales de la population et d’avoir plus de possibilités de faire face aux conséquences du vieillissement de la population. En d’autres termes, selon l’auteur, la taille de la population d’un pays est importante. La lecture de ce livre m’a laissé des impressions mitigées, car il comporte plusieurs parties très intéressantes, mais aussi de nombreuses lacunes qui, une fois résumées, ne parviennent pas à ne parviennent pas à convaincre le lecteur qu’une augmentation de la taille de la population améliorerait réellement la vie quotidienne du citoyen canadien moyen. 

Les deux premières parties du livre sont les plus intéressantes. À travers un survol rigoureux et concis de l’histoire du Canada depuis la conquête britannique de 1760, l’auteur présente un résumé du débat autour de deux visions géopolitiques du Canada. Pendant la majeure partie de son histoire et jusqu’à la fin du jusqu’à la fin du XIXe siècle, une vision minimaliste a influencé la plupart des politiques gouvernementales. Le Canada a alors le rôle d’une colonie, avec une économie orientée vers la fourniture de ressources à l’Angleterre, et l’immigration est limitée afin de garantir que le profil de la population du Canada reste blanc, britannique, loyaliste et rural, et rurale. Ainsi, l’esprit d’entreprise et l’éducation ne sont pas encouragés, les échanges avec les autres pays sont limités par des taxes et des redevances et l’émigration vers les États-Unis était importante. Par conséquent, la croissance globale de la population était faible. [C’est discutable : la population du Canada est estimée à 70 000 en 1760 et
5 235 000 en 1899, soit multipliée par près de 75. Celle des États-Unis est estimée à 1 593 625 en 1760 et 76 212 168 en 1900, soit multipliée par près de 50…]

À partir du début du XXe siècle, les mentalités ont progressivement changé et une vision maximaliste a pris le pas sur la vision minimaliste. Le Canada est passé de la dépendance britannique à l’intégration nord-américaine, considérant les États-Unis émergents comme son principal partenaire commercial, ce qui a abouti à l’accord de libre-échange dans les années 1980. Parmi les autres changements importants de l’époque, la diversité ethnique a été reconnue et acceptée par toutes les classes sociales. [Toutes ? Vraiment ? Plutôt l’élite…] En effet, comme le note judicieusement l’auteur, aujourd’hui, même les critiques les plus virulents de l’immigration au Canada seraient considérés par la plupart des autres pays comme favorables à l’immigration.

Bien que le présent lecteur ne soit pas un expert en histoire politique, ces parties du livre de Saunders semblent exactes, même les déclarations relatives à la situation du Québec. En effet, Saunders affirme avec justesse que la mal-aimée loi 101, loin d’être une réglementation excessivement oppressive, ne diffère pas tellement de la vision canadienne de l’intégration des immigrants. Alors que la politique canadienne de multiculturalisme encourage les allophones à adopter l’anglais ou le français (mais de facto l’anglais) au travail et dans les institutions publiques, l’interculturalisme québécois opte pour le seul français [mais de facto dans l’anglais ou le français]. Dans les deux cas, il n’est pas possible pour les immigrants allophones de travailler, d’aller à l’école ou de recevoir des services publics dans leur langue maternelle.

Bien que j’aie apprécié les deux premières parties de Maximum Canada, leur lien avec la thèse principale du livre n’est pas clair. La plupart des arguments de Saunders en faveur d’une forte augmentation de la population canadienne se trouvent dans la troisième partie. Malheureusement, cette dernière partie est beaucoup moins convaincante que les précédentes. Comparée aux deux premières parties, où les affirmations sont étayées par des recherches rigoureuses et des références pertinentes, la dernière partie est un peu décevante. En résumé, on peut diviser les arguments de Saunders dans cette section en trois grandes catégories.

Dans la première catégorie d’arguments, je place ceux qui reposent sur peu de preuves empiriques ou qui sont triviaux. Par exemple, selon Saunders, la petite taille de la population canadienne est une expérience coûteuse au quotidien pour la plupart des Canadiens. Pour étayer cette affirmation, il écrit que « de nombreux produits internationaux coûtent beaucoup plus cher au Canada qu’à quelques kilomètres au sud, en raison du coût plus élevé de leur distribution sur un territoire peu peuplé » (p. 160). C’est peut-être vrai pour certains produits, mais dans l’ensemble, les indices de parité d’achat montrent que le coût de la vie au Canada est comparable à celui des États-Unis, et généralement plus avantageux que celui de nombreuses nations occidentales plus peuplées, comme le Royaume-Uni (OCDE 2018). En outre, sans fournir aucune preuve, M. Saunders affirme que certains produits ne sont pas disponibles au Canada parce que la population serait trop faible pour développer un marché. Je n’ai pas l’expertise nécessaire pour invalider cette affirmation, mais il est douteux que cette hypothétique absence de produits soit une préoccupation majeure pour de nombreux Canadiens. En outre, l’auteur affirme également que les rabais sont moins intéressants au Canada en raison du manque de concurrence. S’agit-il vraiment d’une question sur laquelle les politiques publiques devraient se concentrer ? Dans l’affirmative, une meilleure politique que l’augmentation de la population pourrait consister à s’assurer que des concurrents apparents tels que Provigo et Loblaws ne sont pas la même entreprise sous deux noms différents.

De nombreuses affirmations du livre sont basées sur des idées préconçues et des anecdotes, ou ne sont que des slogans, sans aucune preuve empirique à l’appui. Par exemple, Saunders écrit que « n’importe quel homme d’affaires vous dira qu’il y a des limites réelles à ce qui peut être accompli dans la population à faible densité du Canada » (p. 160) ou que « pour le Canadien, l’expérience la plus familière de la sous-population est la découverte, à un moment donné de votre carrière, que vous devez quitter le pays » (p. 150). En fait, si l’on considère les taux d’émigration, moins de personnes quittent le Canada que la plupart des autres pays développés (
Abel, G. J. 2016. Estimates of Global Bilateral Migration Flows by Gender between 1960 and 2015.)

Dans ma deuxième catégorie, on trouve les arguments basés sur une confusion de concepts, ainsi que ceux basés sur un raisonnement douteux. En effet, dans toute cette partie du livre, Saunders mélange différentes dynamiques démographiques qui ne sont pas nécessairement liées, comme le vieillissement de la population, la croissance de la population, la densité de la population et la taille de la population. Par exemple, il utilise une affirmation erronée relative à la croissance de la population pour poser un argument, en disant que « [e] n conséquence (de la faible fécondité), la croissance de la population du Canada dépend actuellement entièrement de l’immigration » (p.156), puis il résume brièvement les conséquences économiques du vieillissement de la population. Cependant, une population en croissance rapide n’implique pas toujours une structure d’âge beaucoup plus jeune, et de même, une population vieillissante ne conduit pas nécessairement à un déclin de la population.

[En 2016-17, le nombre de naissances au Canada a dépassé le nombre de décès d’environ 110 000. Selon les projections les plus récentes de Statistique Canada (scénario moyen), l’accroissement naturel ne sera pas négatif avant 2060].

En outre, alors que l’auteur affirme que la faible population du Canada est un problème majeur responsable d’un manque de perspectives de carrière, et qu’elle est à l’origine de la vulnérabilité présumée du pays et de son manque de préparation à un avenir économique plus difficile (pourquoi ?), il affirme également que c’est la densité qui compte plutôt que la taille absolue. En fait, on ne sait pas très bien si l’auteur plaide pour un pays plus peuplé, un pays plus jeune ou pour une meilleure redistribution de la population sur le territoire national.

Toujours dans ma deuxième catégorie, Saunders associe de manière surprenante une population importante à une réduction de l’empreinte écologique. Selon son raisonnement, une faible population représente un coût écologique, car elle implique des formes de transport, de chauffage et d’énergie très polluées. Ainsi, selon l’auteur, « en s’installant dans les zones urbaines, la prochaine vague de Canadiens constituera l’atout écologique le plus important du pays » (p.173). Il affirme également que la mauvaise qualité des transports en commun dans les villes est due à la faible population du Canada. Ce raisonnement est trompeur, car il oublie que l’inefficacité des transports publics locaux au Canada ne dépend pas de la taille de la population des villes, mais plutôt des politiques de développement urbain qui ont placé la voiture au centre des pratiques de déplacement (Newman et Kenworthy 1999 ; Kenworthy et Laube 1999). De nombreuses métropoles nord-américaines sont coincées avec des systèmes de transport en commun encore plus mauvais que ceux de Montréal ou Toronto, alors qu’elles sont plus peuplées (Los Angeles, Houston, Atlanta, etc.) (Arcadis 2017). Néanmoins, Saunders résout rapidement cette question en affirmant que la croissance future de la population dans les régions métropolitaines canadiennes générera automatiquement une densité plus élevée. Cependant, il n’existe aucune preuve empirique démontrant que ce sera le cas. Les urbanistes et les gouvernements nord-américains reconnaissent depuis longtemps que l’étalement urbain et ses conséquences constituent un problème, mais aucune solution efficace à grande échelle n’a été trouvée (Neuman 2005). En effet, sans un changement radical de la planification urbaine — y compris la destruction de nombreux quartiers à faible densité — il est peu probable que cela se produise. [Notons que selon certains démographes, russes notamment, l’urbanisation et la densification ont un impact négatif sur la natalité, nous y reviendrons.]

Toute nouvelle croissance démographique ne ferait probablement qu’accélérer l’étalement urbain sur les terres fertiles, ce qui soulèverait plusieurs problèmes liés à la dépendance alimentaire, aux embouteillages, à la pollution et à la réduction de la biodiversité (Nechyba et Walsh 2004 ; Huard et al. 2010 ; Roberts 2001). En outre, même si des changements dans les politiques d’urbanisme pouvaient contribuer à transformer la croissance démographique en une incitation économique à mettre en place un système de transport public plus efficace, il est difficile de conclure que cela serait un atout pour l’environnement. L’empreinte écologique par habitant serait peut-être légèrement réduite au Canada, mais étant donné que la croissance démographique dépendrait soit de l’augmentation du nombre de personnes sur Terre (dans le cas des nouvelles naissances), soit du déplacement de personnes de pays à faible consommation vers des pays à plus forte consommation (comme c’est le cas de la plupart des immigrants canadiens), l’empreinte écologique globale serait nécessairement affectée de manière négative.
 
Encore une chose : Saunders admet, à juste titre, que la majeure partie de la croissance démographique, en particulier par le biais de l’immigration, se produirait dans les métropoles plutôt que dans les petites villes ou dans les zones rurales du Canada. Ensuite, il est difficile de comprendre comment une augmentation de la population pourrait résoudre les problèmes liés aux régions peu peuplées ou en déclin démographique ; en fait, aucun des principaux centres d’immigration au Canada n’est confronté à des problèmes liés au déclin démographique. Saunders affirme que les villes de taille moyenne bénéficieraient éventuellement d’une augmentation de l’immigration, car le coût du logement serait favorable aux nouveaux arrivants par rapport à Toronto, Montréal et Vancouver.

Cependant, là encore, les preuves empiriques vont à l’encontre de ce vœu pieux. Par exemple, le prix moyen des logements à Saguenay est déjà environ la moitié de celui de Montréal (SCHL 2018), et pourtant la ville n’accueille que quelques dizaines d’immigrants par an (soit environ 0,1 % du nombre d’immigrants qui s’installent chaque année à Montréal).

Dans ma dernière catégorie, je place les arguments qui ne profitent qu’à une petite partie de la population, comme les entreprises ou les artistes internationaux. En effet, Saunders présente de nombreux chiffres pour montrer les conséquences positives de l’augmentation de la population sur la croissance économique. Il est évident qu’une population plus nombreuse entraînerait une économie plus importante qui offrirait davantage d’occasions d’affaires aux entreprises de se développer et de conquérir de nouveaux marchés. Toutefois, si l’on considère les indicateurs « par habitant » qui sont plus pertinents pour la prospérité et les conditions de vie du Canadien moyen (tels que le PIB par habitant, l’indice de développement humain, etc.), l’augmentation de la taille de la population n’a pratiquement aucun effet sur eux (House of Lords 2008; Prettner 2014). En fait, si l’on examine la situation dans le monde, les pays qui connaissent la croissance la plus rapide, ou ceux qui ont une population importante, ne sont généralement pas ceux qui ont les meilleures conditions de vie.

Saunders affirme également que « [p] lusieurs de nos plus grandes entreprises nationales, une fois qu’elles deviennent suffisamment grandes pour rivaliser avec les marchés mondiaux, sont soudainement trop grandes pour être détenues par des Canadiens ». Par conséquent, nous devons supporter que certaines entreprises canadiennes soient rachetées par des étrangers. Il n’est toutefois pas évident de comprendre comment ces problèmes sont dus à la faible population du Canada plutôt qu’aux conséquences générales de la mondialisation. Les exemples qu’il fournit ne sont pas convaincants : il cite l’achat d’Alcan par une société australienne, un pays très similaire au Canada en termes de dynamique géo-démographique. Certes, certaines entreprises canadiennes sont rachetées par des entreprises étrangères, mais de nombreuses entreprises canadiennes rachètent également des entreprises étrangères, comme Jean-Coutu et Couche-Tard. En résumé, l’auteur ne fournit pas de preuves que le bilan global du Canada est négatif sur ce sujet, ou qu’une augmentation de la taille ou de la densité de la population le modifierait positivement. 

Enfin, j’aimerais ajouter mon point de vue personnel sur certaines conséquences attendues d’un Canada atteignant 100 millions d’habitants, principalement grâce à l’immigration, comme le propose Saunders. 
 
Premièrement, cela impliquerait probablement une forte marginalisation des zones rurales et des villes petites et moyennes, car la majeure partie de la croissance future ne profiterait qu’aux zones métropolitaines et à leurs régions environnantes. 
 
Deuxièmement, l’urbanisation nécessaire pour répondre à une telle croissance démographique aurait un impact négatif sur les terres agricoles entourant la plupart des zones métropolitaines et, par conséquent, réduirait le potentiel agricole du Canada dans son ensemble. On peut s’attendre à une fusion du territoire urbanisé dans la région des Grands Lacs, formant une mégapole d’environ 40 millions d’habitants. Une grande partie des exploitations agricoles autour de Montréal disparaîtrait également, et les zones métropolitaines des Prairies, en particulier l’Alberta, connaîtraient un étalement urbain important. 
 
Troisièmement, une croissance démographique aussi forte exercerait une pression massive sur le marché de l’immobilier dans les zones métropolitaines. On voit mal comment une ville à l’espace limité, comme Vancouver, pourrait gérer une pression supplémentaire, sachant qu’il est déjà difficile pour les familles de la classe moyenne d’y trouver un logement abordable. 
 

Quatrièmement, le Canada deviendrait de plus en plus fragmenté sur le plan ethnique, ce qui pourrait poser des problèmes de cohésion sociale et même de croissance économique (Patsiurko, Campbell et Hall 2012). En outre, comme la plupart des nouveaux arrivants sont beaucoup plus susceptibles de choisir l’anglais comme langue d’intégration (le Québec a déjà du mal, avec un succès limité, à intégrer ses 50 000 nouveaux arrivants annuels à l’environnement français [Bélanger et Sabourin 2013]), le Canada maximum proposé par Saunders amplifierait la marginalisation des Canadiens francophones, qui passeraient d’un quart de la population canadienne actuelle à quelque chose comme 10 pour cent ou même moins. Cela risque d’éveiller des conflits linguistiques.

Enfin, et ce n’est pas le moins important, à long terme, il n’est pas possible, d’un point de vue démographique, de maintenir un taux d’immigration de 1,3 % de la population totale, comme le suggère Saunders. Avec de tels niveaux d’immigration, la population augmenterait de manière exponentielle et finirait par atteindre un niveau invraisemblable ; entre-temps, tôt ou tard, tous les pays du monde devront parvenir à la stationnarité de leur population (voire à la réduction de la population). En résumé, toutes ces conséquences indésirables plausibles d’une population canadienne atteignant 100 millions d’habitants d’ici 2100 valent-elles vraiment la peine pour le Canadien moyen de bénéficier de « promotions plus intéressantes » ?

En conclusion, bien que je ne sois pas convaincu par la thèse de Saunders sur le Canada maximum, j’apprécie la contribution de l’auteur. Son livre ouvre le débat sur les politiques démographiques, qui sont trop souvent oubliées ou ignorées dans l’espace public et par les décideurs politiques. Ainsi, bien que je continue à croire que la taille de la population n’a pas d’importance, je suis plus que jamais convaincu que la démographie en a une.
 
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