vendredi 19 mai 2023

« La modernité vous rend stérile »

 Texte paru dans The Spectator de Londres. L’article est écrit par une femme.


Le manioc est un arbuste ligneux originaire d’Amérique du Sud. Pour les habitants des régions tropicales sujettes à la sécheresse, c’est une aubaine : délicieux, riche en calories et très productif. Les peuples indigènes des Amériques qui ont été les premiers à cultiver le manioc en sont tributaires et ont mis au point un processus de préparation ardu qui dure plusieurs jours et qui consiste à gratter, râper, laver et faire bouillir la plante avant de la consommer.

Au début du XVIIe siècle, les Portugais ont introduit le manioc dans l’Ancien Monde. Mais ils n’ont pas importé les anciennes méthodes de transformation, estimant que les populations indigènes perdaient leur temps.

Nous ne savons pas toujours pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Cela vaut aussi bien pour les peuples indigènes que pour les Occidentaux modernes. Les premiers cultivateurs de manioc ne pouvaient pas expliquer pourquoi il fallait gratter, râper, tremper et faire bouillir, parce qu’ils ne savaient pas — ne pouvaient pas savoir — que chaque étape du processus est essentielle pour réduire la teneur en cyanure de la plante. Si une seule étape est omise, il en résulte un empoisonnement chronique au cyanure. Et ce qui est vraiment diabolique dans l’empoisonnement au manioc, c’est que l’accumulation de cyanure dans le corps est si graduelle qu’il est presque impossible d’identifier le manioc comme le coupable. [Cette maladie s’appelle le konzo. Le konzo a d’abord été décrit4 en 1938 par Giovanni Trolli, qui a compilé les observations de huit médecins travaillant dans la région de Kwango au Congo belge.]

C’est le défaut de ce que nous considérons tous comme le progrès : il balaie les traditions bienveillantes parce que l’utilité des traditions peut être subtile et difficile à comprendre. La technologie apporte de nombreux bienfaits : de meilleurs traitements médicaux, une meilleure alimentation et un meilleur confort pour l’ensemble de la population mondiale, même dans les régions les plus pauvres. Mais le développement technologique rapide liquéfie les traditions bien établies et, parfois, nous ne comprenons ce que nous avons perdu que lorsqu’il est trop tard.

Le progressisme, l’idéologie dominante de notre époque, insiste sur le fait que l’histoire a un sens — qu’au fur et à mesure que le temps passe, que de nouvelles idées et de nouvelles technologies arrivent dans nos vies, le monde s’améliore. Ceux qui s’accrochent aux traditions sont les ennemis de ce processus, car le progrès et la tradition sont — à juste titre — des concurrents directs et féroces.

Mais ce que nous découvrons aujourd’hui, c’est qu’au niveau de la population, la modernité exerce une sélection systématique contre elle-même. Les principales caractéristiques de la modernité — l’urbanisme, la richesse, la laïcité, l’effacement des distinctions entre les sexes et le fait de passer plus de temps avec des étrangers qu’avec des proches — tous ces facteurs combinés réduisent la fertilité. Cela signifie que le progressisme, l’idéologie politique qui prône l’accélération de la modernisation, peut être compris comme une tendance à la stérilité. Lorsque les gens deviennent modernes, ils ont moins d’enfants ; lorsqu’ils adoptent une idéologie progressiste, ils accélèrent le processus de modernisation et ont donc encore moins d’enfants. La Grande-Bretagne a été le premier pays à connaître une révolution industrielle, ce qui signifie qu’elle s’est engagée dans la voie de la modernité plus rapidement que n’importe quel autre pays. [Le mécanisme connaît des exceptions : la France, notamment, a connu un ralentissement
démographique avant l’Angleterre alors que son industrialisation y fut plus tardive, mais sa déchristianisation fut sans doute plus rapide. Voir Histoire — Déclin démographique de la France dès le XVIIIe siècle, conséquence de la déchristianisation ?Aujourd’hui, seuls 3 % de la population mondiale vivent dans un pays dont le taux de fécondité n’est pas en baisse.
 
Le déséquilibre démographique pourrait bien représenter la plus grande menace pour la stabilité à long terme de la Grande-Bretagne, voire du reste du monde. En d’autres termes, notre pyramide des âges ne ressemble plus à une pyramide. Une population vieillissante dépend des adultes en âge de travailler pour financer le système de protection sociale. Un système économique dépendant de niveaux élevés d’endettement dépend également de taux de natalité supérieurs au seuil de remplacement. L’ensemble du système est un système de Ponzi, qui dépend de la croissance continue de la population pour se maintenir.

L’immigration peut compenser le problème. Elle ne peut pas le résoudre. Si le taux de natalité continue de s’effondrer, l’État-providence fera de même. Un « atterrissage brutal » du déséquilibre démographique ressemble à une dépression économique, à des villes vides et abandonnées, à des services publics défaillants et à des millions de personnes âgées pauvres et sans enfants qui terminent leur vie dans la solitude, la misère et la douleur. Comme l’a dit l’économiste américain Nicolas Eberstadt, « nous ne savons pas comment être un pays sans croissance démographique ». Les grandes théories économiques que nous connaissons ont toutes été écrites en période de croissance démographique. Nous sommes sur le point d’entrer en territoire inconnu.

Les effets de la baisse de la fécondité ne deviendront évidents qu’à la mort de la dernière génération née dans une période féconde. En Grande-Bretagne, ce point de bascule devrait se produire dans les années 2040, lorsque la plupart des baby-boomers seront décédés. À l’heure actuelle, nous assistons aux premiers stades du processus de crise démographique, et la plupart des gens ne s’en rendent pas compte. Si la modernité est le manioc, cette crise démographique est le cyanure.

Confrontés à la stagnation de la croissance, nous accusons la mauvaise gestion des gouvernements. Nous regardons les problèmes de recrutement dans le secteur des soins et nous incriminons les jeunes qui ont peur du travail. L’allongement des listes d’attente dans les hôpitaux est à mettre sur le compte d’un sous-investissement chronique. Les conflits interethniques sont imputés à l’échec des efforts d’assimilation. Très peu de gens considèrent tous ces problèmes politiques dans leur ensemble et reconnaissent qu’il s’agit en fait d’un seul et même problème. En clair, il n’y a pas assez de bébés qui naissent et l’emplâtre de l’immigration de masse ne va pas tenir longtemps. Il s’agit du problème politique le plus urgent de notre époque et presque personne n’en parle.

Le simple constat de l’existence d’un problème est éminemment contraire à la culture ambiante. La plupart des écoles féministes se réjouissent de la décroissance de notre espèce, après avoir observé — à juste titre — que la maternité est fatigante, douloureuse, chronophage et qu’elle limite les possibilités de carrière des femmes. Si nous partons du principe que l’objectif du féminisme est de maximiser la liberté des femmes, il est clair que la maternité ne sert pas ce projet. Comme l’a fait remarquer l’une de mes amies peu après la naissance de son premier enfant, « la seule chose qui limite davantage votre liberté que d’avoir un nouveau-né, c’est d’aller en prison ». Elle a raison.

Pendant ce temps, les jeunes alarmés par le changement climatique disent aux sondeurs qu’ils refusent d’être parents pour le bien de la planète. Certains ont même opté pour la stérilisation chirurgicale. Mais le problème pour ceux qui prônent la baisse de la fécondité pour le bien de la planète, c’est que cette option ne fonctionnera pas, et pas seulement parce qu’il prendra trop de temps.

Le problème plus profond est que les taux de natalité ne baissent pas de manière uniforme dans le monde entier, et qu’ils ne baissent pas non plus en douceur. Nous assistons plutôt à des baisses précipitées dans les pays riches qui sont les mieux placés pour développer la technologie nécessaire pour nous sortir du pétrin créé (assez ironiquement) par des formes de technologie antérieures et plus destructrices. Or les pays dont la population et l’économie diminuent ne sont pas en mesure d’investir assez dans les technologies vertes.

Les pays riches ne sont pas non plus en mesure de résister à l’empiétement de civilisations qui sont mieux à même de résister à la tendance à la stérilité, probablement parce qu’elles ne sont pas préoccupées par tout ce qui touche à l’environnementalisme, au féminisme ou à toute autre facette du progressisme. Quiconque éprouve de la sympathie pour les idées libérales les plus fondamentales — égalité juridique entre les sexes, droits des homosexuels et des lesbiennes, pluralisme religieux — devrait être consterné par cette perspective. J’ai peut-être des réserves sur le progressisme en tant que quasi religion, mais cela ne signifie pas que je me réjouis de la perspective d’un retour à la pauvreté, à l’esprit de clocher et à l’autoritarisme qui ont caractérisé la majeure partie de l’histoire de notre espèce — et c’est exactement ce qui se produira si nous ne trouvons pas un moyen de marier la modernité avec une culture qui promeut et soutient la parentalité.

Un féminisme qui privilégie la liberté à toutes les autres valeurs ne sera jamais en mesure d’atteindre cet objectif, c’est pourquoi nous devons façonner un féminisme orienté vers les soins et l’interdépendance. Pour ce faire, nous devons regarder les peuples d’autres époques et d’autres lieux d’un œil nouveau et, au lieu de supposer qu’ils étaient tous mauvais et stupides — comme le fait le récit du progrès —, réfléchir attentivement aux normes et aux institutions qui servent réellement les intérêts des femmes.

Dans l’Europe prémoderne, les femmes restaient chez elles pendant les 40 jours suivant l’accouchement, une période connue en anglais sous le nom de « lying-in ». Au début, elles restaient dans leur lit, puis dans leur chambre à coucher, les femmes de la famille, les voisines et (pour les plus riches) les servantes s’installant temporairement dans la maison pour répondre à leurs besoins et à ceux du nouveau-né.

Cette période ritualisée qui précédait les relevailles a été abandonnée depuis longtemps dans les pays occidentaux, bien que quelques minorités aient importé cette pratique de leur propre pays. Il s’agit d’une trace résiduelle d’une tradition prémoderne qui prend tout son sens dans un environnement où l’infection post-partum a coûté la vie à tant de femmes et de bébés, faisant de la distanciation sociale un choix judicieux. Les données anthropologiques révèlent que l’alitement après l’accouchement est une pratique quasi universelle, d’une durée de 30 à 40 jours. Il s’agit d’une solution traditionnelle au problème de la vulnérabilité post-partum qu’un très grand nombre d’êtres humains ont adoptée tout au long de l’histoire de notre espèce.

Mais pas nous. Les Britanniques du XXIe siècle ne souffrent plus de taux élevés de mortalité infantile et maternelle, grâce à la technologie médicale moderne, ce qui est un grand bienfait. J’ai été renvoyée de l’hôpital dans les 24 heures suivant ma césarienne, comme c’est désormais la règle, et lorsque mon mari est retourné au travail après seulement cinq jours de congé de paternité rémunéré, je suis restée en grande partie seule avec notre nouveau-né pendant ce qui aurait pu être ma période de repos. Et nous avons survécu, bien sûr, en partie grâce au traitement antibiotique qui m’a été prescrit pour une vilaine infection. Mais faut-il s’étonner que les taux de dépression postnatale soient si élevés chez les femmes soudainement coupées d’une tradition ancienne qui remplit une fonction à la fois physique et psychologique ? Faut-il s’étonner que les femmes considèrent la maternité moderne — sûre, certes, mais aussi terriblement solitaire — et disent « non merci » ?

Nous pouvons réagir de deux manières au statu quo. Soit nous disons — comme l’ont fait de nombreuses féministes — que la maternité moderne est contraire aux intérêts des femmes et qu’elle doit être rejetée. Ce faisant, nous ferions nôtre la tendance à la stérilité et accepterions la fin de notre mode de vie — une perspective bien plus immédiate que la plupart des gens ne le pensent.

Ou bien nous pourrions essayer de ressusciter et de réorganiser certaines pratiques ancestrales qui servaient en fait les intérêts des parents — et en particulier des mères — mais qui ont été abandonnées à tort au cours de la modernisation. En d’autres termes, nous devrions avoir des antibiotiques et des soins de longue durée. Il devrait être possible de choisir consciemment les deux.

Je soutiens — j’espère — que des exemples comme celui-ci pourraient être transposés et que le principe pourrait être étendu bien au-delà des 40 premiers jours de la vie d’un bébé. Si nous voulons réinventer une culture féconde, nous devrons nous tourner vers d’autres cultures fécondes et nous en inspirer, en prenant les idées les mieux adaptées à nos propres valeurs et conditions matérielles. La politique gouvernementale peut influencer certains types de changements. Les individus et les familles devront faire le reste.

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