mardi 1 mars 2016

France — Manuels scolaires : une vision idyllique, orientée et tronquée de l'immigration

Deux chercheurs en anthropologie de l’EHESS ont épluché 21 manuels d’histoire-géographie pour reconstituer la conception de l’immigration proposée aux collégiens français. Leur conclusion : ces ouvrages en relaient une vision positive et rassurante, pour les migrants comme pour les pays d’accueil, loin des drames migratoires actuels et de l’hostilité croissante de la population.
Image extraite d’un manuel d’Histoire-Géographie de 3e (14-15 ans), Paris, Magnard, 2014, p. 179
(Le Film Indigènes est pourtant un film très peu historique† qui valorise le rôle des soldats maghrébins et tend à dévaloriser celui des soldats européens)

[...] Afin de reconstituer la conception de l’immigration proposée aux enfants scolarisés en France, nous avons analysé vingt et un manuels d’histoire-géographie, parus de 1999 à 2014 et destinés aux classes de quatrième et de troisième du collège.

Le discours de tous les manuels présente un haut degré de cohérence et de constance. En même temps, il donne à voir un certain nombre de contradictions qui semblent révélatrices non seulement d’une représentation de l’immigration, mais aussi d’une image que la société française cherche à construire d’elle-même, tout en l’inscrivant dans les cadres d’une véritable vision du monde, inculquée aux enfants par le truchement de l’enseignement scolaire.



La représentation que les manuels scolaires proposent de l’immigration est à la fois fortement positive et résolument rassurante. Le phénomène migratoire y est présenté comme quantitativement modeste [des millions pourtant, rapidement naturalisés contrairement au passé, voir Tribalat] et stable dans le temps [aucune immigration notable pendant 1000 ans avant le XIXe siècle pourtant...] ; s’il devait croître, il resterait néanmoins maîtrisé et limité. Les causes de l’immigration vers l’Europe en feraient un fait social inévitable et nécessaire : il résulterait d’un vieillissement démographique des sociétés européennes [mais la France a une démographie proche du taux de remplacement !] et d’une pénurie de la main-d’œuvre dans de nombreux secteurs de notre économie [alors que le chômage est endémique en France]. Les effets de l’immigration sont présentés comme globalement bénéfiques pour les pays de départ et pour les pays d’accueil ; les éventuelles conséquences négatives sont peu nombreuses et de faible importance compte tenu des bénéfices considérables qui en résulteraient. De surcroît, les conséquences négatives ne constituent que des anomalies passagères, nullement liées à la nature même des migrations ; ce sont de simples paramètres de transition et de réajustement. Le jeu « gagnant-gagnant » est promis à satisfaire tout le monde, aussi bien le pauvre « Sud » que le riche « Nord », qui finiront par communier dans le « brassage des cultures » et l’« enrichissement culturel ». Le ton est optimiste, la vision idyllique. Les livres scolaires dépeignent un monde tel que l’on voudrait qu’il soit. Un monde auquel on voudrait que les Français croient.

Mais les manuels s’attaquent à des contre-arguments qui ne sont jamais expliqués

Pourtant, tous ne parviennent pas à y croire. L’école de la République construit son discours comme si elle voulait s’adresser à ceux qui doutent, comme si elle cherchait à les convaincre, à répondre à leurs appréhensions, à réfuter leurs arguments. Mais quels sont ces arguments ? Cela n’est pas dit. On ne dit pas non plus qui est l’adversaire dont il faudrait contrer les idées. Ses prises de position ne sont nulle part décrites, jamais affrontées dans un débat contradictoire. L’immigration — déclare un livre scolaire — n’est « ni invasion ni conquête ». Mais qui a dit que l’immigration était une invasion ou une conquête ? Les manuels s’adressent à un interlocuteur innommable. Ils semblent débattre avec un Spectre, argumenter contre un Spectre.




À gauche, les flux migratoires vers l’Europe. À droite, l’offensive des Alliés à partir de la fin de l’année 1942. Tout en déclarant que l’immigration n’est « ni invasion ni conquête », les manuels scolaires font un usage malhabile [selon les auteurs] de la même convention iconographique pour représenter les flux migratoires et les avancées des troupes armées lors de la Seconde Guerre mondiale. Danielle Champigny, Olivier Loubes & amp ; Michel Bernier (dir.), Histoire-Géographie 4e, Paris, Nathan, 2002, p. 210 et Martin Ivernel (dir.), Histoire-Géographie 3e, Paris, Hatier, 2003, p. 96.

Ce n’est qu’à deux reprises, sur des illustrations presque dépourvues de commentaire, que l’on mentionne furtivement le Front national. Il est d’ailleurs étrange que les deux manuels qui en parlent, bien qu’ils soient tous deux publiés après 2010, se réfèrent uniquement au Front national dans les années 1980, donc une trentaine d’années auparavant. Pourquoi ne pas parler du Front national dans le présent ? Pour ne pas reconnaître que la proportion des Français hostiles à l’immigration s’approche désormais de 70 %, alors que le Front national, à l’échelle nationale, ne recueille au maximum que 25 % des voix ? À l’évidence, les manuels suggèrent que la crainte de l’immigration n’existe en France qu’au Front national, et à cause du Front national. On veut se bercer de l’illusion que le Spectre qui hante la société française s’incarne dans un seul parti politique. Par ce subterfuge, on pense pouvoir exorciser le mal sans poser les questions difficiles. La société française se doit [selon ces auteurs] de rester bienveillante, charitable, irréprochable ; elle doit aimer l’immigration. Le Spectre est un être à part. Le discours des manuels est construit pour répondre à cet adversaire imprécis, pour opposer à son idéologie une idéologie contraire. Est proscrit tout ce qui pourrait s’apparenter, de près ou de loin, aux idées du Spectre, de crainte de « faire son jeu » ou « d’apporter de l’eau à son moulin ». Par conséquent, on aboutit à une représentation idéologiquement épurée, celle de l’immigration bienfaisante, utile, profitable, rassurante, enrichissante. Hélas, le contraire du faux n’est pas nécessairement le vrai.

 Construire une vision enchantée

Il faut bien reconnaître que la question du vrai et du faux ne semble pas être la préoccupation majeure des manuels. [Ou plutôt il affirme implicitement une vision un peu béate du bien : l’immigration est d’office positive] Ce que ceux-ci cherchent à bâtir est moins une représentation nuancée du phénomène migratoire qu’une vision fortement positive de la société française débarrassée de toutes ses scories. L’image scolaire de l’immigration est avant tout un miroir qui doit nous renvoyer un reflet artificiellement épuré à la fois de la France et de l’Occident : leur excellence attire une humanité assoiffée de liberté et de bien-être, pour le profit mutuel de tous les pays du monde. Dans cette vision enchantée, l’immigration n’a jamais rien d’une exploitation intéressée de la main-d’œuvre étrangère dans le but de conserver — à peu de frais, veut-on espérer — le mode de vie quelque peu insouciant auquel la prospérité de l’après-guerre a accoutumé les Occidentaux. Ce serait plutôt une preuve de la grandeur morale de l’Occident qui, en s’ouvrant à l’immigration, affirme son altruisme, sa charité, sa mission civilisatrice. [À l’inverse, l’immigration ne saurait causer apparemment de conflits culturels sur la place des femmes ou de la religion dans la société, de choc entre les modèles familiaux.]


Les manuels opposent deux types d’humanité : l’une idéale, vouée à accueillir l’immigration, et l’autre prétendument infirme, fatalement condamnée à produire de l’immigration. L’idéal, c’est une maison confortable dans un quartier suburbain, deux voitures, deux télés, quatre vélos, plusieurs frigidaires, et seulement deux enfants ; l’abomination, c’est une famille établie à la campagne, logée dans une chaumière, possédant deux vaches, un mulet, une brebis, aucun téléviseur, et cinq enfants. Martin Ivernel (dir.), 2004, Histoire-Géographie 6e, Paris, Hatier, 2004, p. 212 et 213.


Il est encore un autre objectif notable dont les auteurs de manuels se proposent la réalisation. Il ne s’agit pas seulement de communiquer aux collégiens un ensemble de connaissances sur le monde social, mais aussi de leur transmettre un ensemble de valeurs, qui sont « un outil de formation du futur citoyen », un « moyen de faire vivre une démocratie ». C’est pourquoi le discours scolaire s’efforce de promouvoir la tolérance, l’ouverture à l’Autre, l’acceptation de l’altérité, la capacité de construire une cité commune avec des groupes issus de cultures différentes [bref, valoriser l’immigration et le multiculturalisme]. La question pourtant demeure, qui est classique : jusqu’où peut-on aller dans la défense de valeurs très estimables sans perdre le contact avec la réalité quotidienne de la vie sociale ? Et il faut bien le reconnaître, les auteurs des manuels ont décidé d’aller très loin.

Contradictions significatives

C’est pourquoi ils s’enlisent constamment dans des contradictions entre les thèses qu’ils croient devoir avancer et les données qu’ils citent. Les manuels affirment, en même temps, que les migrants internationaux sont rares et qu’ils se comptent par centaines de millions ; que la population immigrée en Europe reste stable et qu’elle augmente ; que le phénomène migratoire est maîtrisé et qu’il échappe à tout contrôle à cause de la migration clandestine ; que l’immigration est un bienfait pour l’Europe et que les États européens s’acharnent à lutter contre l’immigration ; que le nombre de réfugiés qui fuient les guerres augmente et que le nombre de conflits armés diminue ; que les migrants économiques s’exilent chassés par la misère et qu’ils disposent parfois de sommes considérables pour payer les passeurs ; que les pays de départ profitent de l’exil de leurs citoyens et qu’ils se retrouvent à court de travailleurs qualifiés ; que le travail des immigrés apporte une contribution précieuse à l’économie européenne et que beaucoup d’immigrés demeurent au chômage. On ne saurait affirmer que cet argumentaire inconséquent puisse être un instrument très efficace pour promouvoir une vision rassurante de l’immigration.

Les manuels n’éveillent justement pas à l’esprit critique

Il n’est pas certain non plus que cet argumentaire contribue à réaliser le but ultime, explicitement déclaré, de l’enseignement de la géographie en classes de quatrième et de troisième. Le programme a pour ambition de rendre les élèves capables de « donner du sens au monde dans lequel ils vivent », de leur offrir « des clés de lecture et de compréhension critiques ». Au terme de cet apprentissage, les collégiens doivent être à même de « mettre en pratique leur capacité de jugement et d’esprit critique par rapport aux différentes formes d’information et dans les débats qui prennent corps dans une démocratie politique ».


Former les citoyens ?

Très curieuse est la façon dont les manuels d’histoire-géographie mettent en œuvre ce programme dans les chapitres consacrés à l’immigration. Peut-on donner du sens au monde en présentant une vision tronquée du monde, truffée de contradictions logiques, édulcorée par des omissions ? Peut-on offrir aux élèves des clés de compréhension critique en leur administrant une seule conception, sans doute moralement irréprochable, mais partielle et résignée à négliger certains aspects de la réalité ? Enfin, l’école peut-elle préparer les élèves à prendre part dans les débats qui animent toute démocratie véritable, alors qu’elle travestit les conséquences de choix politiques concernant l’immigration en une réalité fatalement imposée par des lois déterministes dont l’empire ne laisse aucune place ni à la liberté politique ni au débat démocratique ?

Ce à quoi les manuels s’emploient c’est plus que d’échafauder une vision embellie de l’immigration comme exclusivement positive, toujours socialement souhaitable et moralement estimable. Ils font de ce phénomène un fait ontologique, inexorable, inscrit dans la nature des choses. Ils le placent donc hors de portée de la politique et du débat rationnel. On peine à croire que la vision enseignée aux enfants puisse former des citoyens d’un pays démocratique, pourvus d’esprit critique. La démocratie a besoin de citoyens qui osent regarder la réalité en face, qui sachent en débattre dans une discussion contradictoire, qui ne s’inclinent pas devant la fatalité, parce qu’ils auront appris que la réalité sociale est faite par des hommes et peut donc être transformée par des hommes.

La présentation complète de l’enquête dont cet article résume les résultats est disponible en ligne ici.

Source





† L’exactitude historique du film Les Indigènes a été débattue, notamment par le général Jean Germain Salvan et par l’historien Daniel Lefeuvre qui ont confirmé que le pourcentage des pertes des Français musulmans était inférieur à celui des Français d’Afrique du Nord (Pieds-Noirs) et des Français de métropole. Ces historiens ont déclaré : « Quant aux pertes au combat, elles furent de 8 % pour les Français de souche, et de 4,4 % pour les mobilisés musulmans. Les indigènes n’étaient donc pas de la chair à canon, comme le laisse penser le film ».

Dans le film, les officiers d’origine européenne (les Blancs européens) ont un rôle de salauds qui restent en arrière tout en envoyant les « indigènes arabes » à l’avant se faire tuer. Le film passe aussi sous silence les exactions des unités de goumiers en Italie lors des « Maroquinades » (voir le long métrage La Paysanne aux pieds nus de Vittorio De Sica avec Sophia Loren et Jean-Paul Belmondo et la scène du viol de la mère et de la fille dans l’église).




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