vendredi 13 octobre 2023

Triple système : l'intelligence intuitive rapide, l'intelligence logique lente et, enfin, la curiosité, le regret et le doute

C’est l’un des paradoxes de la condition humaine : de l’apparition d’Homo sapiens, il y a 300 000 ans, à son entrée dans l’histoire et aux temps modernes, l’homme a connu un singulier perfectionnement de ses capacités intellectuelles. Il ne cesse, pour autant, de se tromper.

Les psychologues se sont penchés, depuis la fin du XIXe siècle, sur cette énigme. Récompensé par le prix Nobel d’économie en 2002, Daniel Kahneman l’avait expliquée par la concurrence, dans notre cerveau, entre une intelligence intuitive, approximative et rapide (ce qu’il appelle le système 1), et une intelligence logique, fondée sur l’analyse, plus sûre, mais plus lente (système 2). Nos erreurs seraient dues à la prévalence, dans de nombreuses circonstances, de la démarche intuitive, elle-même affectée par le jeu des émotions primaires — peur, joie, tristesse ou colère —, sur la démarche logique. Le constat avait paru remettre en cause les analyses de Jean Piaget, selon lequel la sortie de l’enfance consistait en un passage progressif de comportements dictés par des intuitions trop rapides à une plus grande rationalité grâce au développement des capacités d’abstraction.

Disciple de Piaget, professeur de psychologie à l’université Paris-Cité, fort d’une réputation internationale pour ses travaux sur le développement cognitif de l’enfant, Olivier Houdé propose ici une théorie nouvelle, qui vient surmonter la contradiction entre les deux hypothèses en les dépassant. Appuyé sur les connaissances que nous donnent les formidables progrès de l’informatique et de l’imagerie médicale, et au terme de vingt ans de travail à la tête du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant, il estime en effet que procède des neurones de notre cortex préfrontal, à l’avant du cerveau, notre capacité d’inhiber nos réflexes intuitifs en activant au contraire les algorithmes d’où émane la pensée réfléchie.

Le propos ne relève pas de la spéculation théorique : il a des conséquences pratiques d’une immense portée dans la mesure où Olivier Houdé estime que c’est dès lors à cette disposition (système 3) que l’éducation doit d’abord s’adresser en encourageant non la seule logique mais, au terme d’une démarche qui soit presque « morale », les émotions « contrefactuelles » — doute, regret, curiosité — qui entretiennent la crainte de se faire abuser par les apparences ; qu’elle doit certes apprendre à lire, à écrire, à compter, mais plus encore à trier, déduire, raisonner.

Il a réuni et étoffé ici cinq de ses ouvrages pour les ordonner autour de cette question essentielle : Comment raisonne notre cerveau ? Le volume pourrait paraître intimidant au profane. Il suscite au contraire chez le lecteur un constant intérêt. Olivier Houdé ne s’y contente pas en effet de livrer les résultats de ses études et d’apporter une vision toute nouvelle des mécanismes de l’intelligence. Il a replacé son travail dans l’histoire longue de la pensée. Comme il le souligne lui-même, son hypothèse rejoint en effet la théorie de Platon, distinguant « trois systèmes de l’âme » — le désir impétueux, la raison et la volonté — qui correspondent aux trois systèmes de la psychologie contemporaine. « Platon avait déjà compris, écrit-il, une chose importante : le système 2, la raison ou la logique pure, ne peut rien sans le courage et l’ardeur du système 3. » Contre Aristote et sa foi dans la toute-puissance du logos, il avait mesuré que la raison logique n’avait pas en elle-même, dans son formalisme, la force nécessaire pour contrôler le réflexe intuitif, et, partant, l’arrêter ; qu’elle avait besoin du secours de la volonté.

Avant de mettre en scène les grands débats contemporains sur la construction de la logique, d’éclairer le mystère de la persistance, chez l’adulte, de comportements irrationnels, Olivier Houdé fait dès lors, sous cet angle, un survol passionnant de toute l’histoire des idées : comment saint Augustin a décrit dans le De Trinitate illusions et biais perceptifs qui encombrent l’esprit humain ; comment saint Thomas d’Aquin a résolu dans sa Somme l’opposition entre foi et raison en montrant qu’il s’agissait de deux chemins pour atteindre la même vérité. Voici plus loin Montaigne dénonçant dans le fanatisme la prédominance du désir et des impulsions sur la réflexion ; voilà Pascal opposant l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, Hume soulignant combien contiguïtés spatiales ou temporelles, associations d’idées, ressemblances configurent la mémoire humaine en de puissants mécanismes d’assemblage qui conditionnent nos sentiments et, par là, nos idées.

En reliant l’univers aride de la recherche à l’histoire deux fois millénaire de la pensée philosophique, Olivier Houdé nous offre ainsi, sous les couleurs d’un travail purement scientifique, un livre essentiel : à l’heure où domine l’irrationalité, la tyrannie de l’émotion, la superficialité d’une pensée fascinée par la vitesse de réaction des machines, l’abondance d’informations placées sur un pied d’égalité, l’autorité des écrans numériques et leur propension à nous faire réagir de manière intuitive, la tentation de nous en remettre, in fine, aux algorithmes de l’intelligence artificielle, il nous invite à faire usage de la plus précieuse de nos capacités : celle de nous dominer.


Recension : Figaro Histoire

Comment raisonne notre cerveau, 2e édition

par Olivier Houdé
aux Presses universitaires françaises,
dans la collection « Que sais-je ? »,
564 pages,
ISBN-10 : 2 715 418 590
ISBN-13 : 978-2715418592

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