mardi 3 octobre 2023

France — « Du bon milk de chez nous »...

Emplacements de French Touch et French Fab lors de l’inauguration de l’exposition « Made in France » organisée au Palais de l’Élysée, à Paris, le 2 juillet 2021

« Don’t oublie ton little plaisir dans ta crazy journée. » (1) Vous n’avez pas tout saisi ? C’est le slogan amphigourique de la nouvelle gamme de boissons au café de la marque Candia, alliée à Columbus Café. Deux entreprises françaises qui se targuent d’utiliser du « bon milk from chez nous » (2), flanqué d’un drapeau tricolore. Pour ceux qui préfèrent le pastis, il y a Ricard, « born to be mélangé », « sous le sun », à Marseille. Sinon, au « Family village », un centre commercial de Nîmes, « on a plein de bons plans for you »… Des politiques avides de « feedback » et de « quick win », des « managers » qui veillent au « team-building » en « open space », des élus locaux qui se gargarisent de jeux de mots comme « Sarthe Me Up », ou « Oh My Lot » : la langue française serait-elle trop « has been » dans notre « start-up nation » ?

Les élites de la nation n’échappent pas à ces travers. « On entend fréquemment le président de la République et les membres du gouvernement recourir à l’usage de néologismes et d’anglicismes souvent issus des technologies, font remarquer les membres du CEP. On est en de s’interroger sur ce que représente la communication lorsqu’elle fait le choix de n’être pas parfaitement comprise par “les gens”, à moins qu’il ne s’agisse de masquer une absence de réel contenu. Le recours à l’anglais “globish” ne permettrait-il justement pas de dire sans rien dire, voire de se distinguer sans n’exprimer aucun concept ? »


En février 2022, le rapport de l’Académie française, sous-titré « pour que les institutions parlent français », déplorait l’essor du franglais dans la communication institutionnelle, pointant un risque de fracture sociale et générationnelle. Le CEP, lui, recommande d’« impliquer tous les niveaux de la société : l’état, les élites jusqu’aux universités et écoles », et de « mobiliser les consommateurs ». Car ces derniers se montrent assez agacés : selon une étude du Crédoc datant de 2022, un Français sur deux se déclare hostile aux messages publicitaires en anglais, et sept sur dix estiment que l’emploi de l’anglais dans la publicité peut gêner leur compréhension des messages. Deux Français sur trois ont même déjà renoncé à acheter des produits dont les notices ou compositions n’étaient pas traduites en français. Et neuf citoyens sur dix estiment indispensable que les services publics emploient systématiquement la langue française avec les usagers.

Des acronymes anglais sont apparus, sur les réseaux sociaux notamment, comme « DIY, Do it yourself ». Faux est devenu « fake », un foyer, un « cluster », un mélange, un « mix »… « L’usage de formes hybrides est particulièrement fréquent, ni anglaises ni françaises, sortes de “chimères” lexicales composites assez indéfinissables, relève encore le rapport l’Académie française. L’entrée quasi immédiate dans la vie publique de mots anglais ou supposés tels, via les moyens de diffusion de masse, sans adaptation aux caractéristiques morphologiques et syntaxiques du français, conduit à une saturation, d’autant que nombre d’anglicismes sont employés en lieu et place de mots ou d’expressions français existants avec pour conséquence immanquable l’effacement progressif des équivalents français. »

En 2022, en lien avec l’académie, la Commission d’enrichissement de la langue française avait élaboré plus de 200 termes français pour remplacer certains mots empruntés à l’anglais. Elle vient d’en publier une nouvelle liste. Mais qui osera utiliser l’expression « service de rattrapage » à la place de « replay », « semaine de la mode » lors des défilés des grands couturiers [pourtant cela semble évident et en rien plouc], ou « coup d’effroi » dans un film à suspense ?

« L’anglicisation croissante de l’espace public et de la communication, le développement des anglicismes dans le secteur économique et au sein de l’état, mais aussi la nouvelle carte nationale d’identité bilingue »… Les thèmes abordés par les questions écrites adressées au gouvernement depuis 2018 montrent que « la langue française, ciment de la société, est un sujet sensible chez nombre de nos concitoyens », abonde le dernier rapport au Parlement sur la langue française, rédigé par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France. « Étant extrêmement sollicités », les dirigeants de la société Candia — ni ceux de Columbus Café, ni ceux de Ricard — n’ont pas souhaité expliquer leurs choix au Figaro. Savent-ils qu’à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), 80 % des plaintes concernent la thématique « anglicismes ou abus de termes étrangers » ? L’an dernier, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a procédé à 3 314 contrôles sur l’emploi de la langue française : 579 manquements ont été constatés, et 54 procès-verbaux pénaux ont été dressés.

À la veille de l’ouverture de la Cité internationale de la langue française dans le château restauré de Villers-Cotterêts — le 19 octobre —, le collectif Oser le français, qui regroupe sept associations, prépare une nouvelle salve d’actions contentieuses en s’appuyant sur la loi Toubon, votée en 1994 pour protéger le patrimoine linguistique français. « La Poste et sa “pickup station”, le “Cheese festival” subventionné par la région Auvergnedroit Rhône-Alpes… Nous allons lancer une quinzaine de nouvelles requêtes, détaille Louis Maisonneuve, coordinateur du collectif. Figurez-vous que l’avocat du maire de Nice, attaqué pour son #Ilovenice, répond, dans son mémoire en défense, que cette expression ne constitue pas une “inscription en langue étrangère” mais “une suite ininterrompue de symboles et de lettres formant un ensemble indivisible qui ne forme aucun mot dans quelque langue que ce soit” ! La langue française n’est plus seulement défigurée par l’invasion de termes et tournures syntaxiques anglo-américaines. C’est son usage même qui est mis en cause. La pente s’accentue, qui nous conduit vers un bilinguisme aussi injustifiable que suicidaire. » Un groupe de réflexion parlementaire sur le sujet doit se constituer en octobre, autour du député (LIOT) Guy Bricout et du sénateur (PS) Jean-Pierre Sueur.

De son côté, l’association Francophonie Avenir (Afrav) a obtenu fin 2022 du tribunal administratif qu’il enjoigne au ministère de la Santé de retirer l’expression « Health Data Hub » de tous ses supports de communication destinés au public français, pour utiliser à la place l’appellation « plateforme des données de santé ». Dans son collimateur se trouvent également la French Tech ou la marque déposée « Choose France », inspirée du sommet annuel éponyme, qui doit être employée par l’ensemble de nos ambassades, y compris dans les pays d’Afrique francophone… « Le reniement systématique, au plus haut sommet de l’État, des dispositions linguistiques de notre Constitution, de la loi Toubon et, plus généralement, de l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui régit, depuis 1539, l’obligation d’utilisation de la seule langue française dans les relations des autorités avec la population française comme à l’international, ne fait que consacrer l’effacement, chaque jour un peu plus net, de la culture française et de sa langue, jadis respectée comme langue de référence de la diplomatie », s’indigne l’Afrav.

Fustigeant un slogan « pour pizzas », l’Académie française et plusieurs associations de défense de la langue avaient obtenu, en 2017, que « Made for sharing » (3), choisi pour accompagner la candidature de Paris aux JO 2024, soit remplacé par la formule « Ouvrons grand les Jeux ». Mais en 2020, le Conseil d’État avait autorisé l’emploi de la marque territoriale « Let’s Grau » par la commune du Grau-du-roi. Ouvrant ainsi « la voie à un développement accru des slogans publics en anglais », fait remarquer le rapport au Parlement sur la langue française, et mettant « en évidence la nécessité de remédier à certaines ambiguïtés rédactionnelles de la loi ».

Le plus préoccupant, souligne Paul de Sinety, délégué général à la langue française, « c’est l’accélération et la massification du processus, tout à fait inédites, au point de bousculer parfois la maîtrise des règles de syntaxe ». « Quel usage les nouvelles générations vont-elles faire de ces termes franglais — ni complètement français, ni complètement anglais — qui foisonnent aujourd’hui dans l’espace public, alors que la maîtrise du français et de ses règles est devenue un enjeu national à l’école ?, s’interroge-t-il. La France, toutefois, résiste bien davantage que les autres pays d’Europe : nous avons la chance d’être dotés d’un cadre légal qui garantit dans de nombreux domaines de la vie quotidienne l’emploi de notre langue, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité à la consommation ou de santé publique. Les professionnels de la communication doivent nous aider à relever ce défi. Car la langue est un objet éminemment politique. En France, elle participe à la cohésion de notre société. Et chacun d’entre nous en a la responsabilité. »


(1) « N’oublie pas ton petit plaisir dans ta folle journée. »

(2) « Au bon lait de chez nous. »

(3) « Fait pour partager. »

Source : Le Figaro

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