dimanche 18 septembre 2022

Le piège de Thucydide

Dans « Vers la guerre », paru en français en 2019, un universitaire américain établit les risques de conflit entre la Chine et les États-Unis en fonction des situations comparables dans le passé. Passionnant. Une recension d’Éric Zemmour parue à l’époque dans le Figaro.

C’est sans doute à ce genre de choses, et de livre que l’on voit que la France n’est plus qu’une province excentrée de l’empire américain. 

Alors que la vie intellectuelle et politique parisienne s’agite autour des « années 30 » — et encore, une vision fallacieuse de cette période ! —, le cœur universitaire américain bat au rythme de Thucydide et de son célébrissime récit de la « guerre du Péloponnèse » entre Athènes et Sparte au Ve siècle avant J.-C. 

Pendant que notre président de la République, suivi d’une escouade hétéroclite d’universitaires et de saltimbanques, décerne des médailles en chocolat de résistance antifasciste et dresse des poteaux d’exécution pour une nouvelle épuration des soi-disant collabos, à Harvard, un émérite professeur fait travailler ses étudiants sur ce qu’il appelle le « piège de Thucydide » et ses nombreuses occurrences dans les cinq cents dernières années. Oui, vous avez bien lu : les cinq cents dernières années ! Comme disait Churchill : « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur. » 

Ce « piège de Thucydide » désigne donc « l’inévitable bouleversement qui se produit quand une puissance ascendante menace de supplanter une puissance établie ». À l’époque, c’était Athènes qui menaçait de supplanter Sparte ; aujourd’hui, c’est bien sûr la Chine qui menace de supplanter les États-Unis. Notre universitaire, en bon pédagogue, fait l’aller-retour entre le Ve siècle avant J.-C. et le XXIe siècle, et ne peut que constater, au-delà des évidentes différences, les nombreuses similitudes entre les deux situations. « Quand Thucydide dit que la guerre était “inévitable”, il veut dire qu’à mesure qu’Athènes devenait plus puissante et Sparte plus inquiète les deux États ont pris des décisions qui rendaient difficile d’éviter la guerre. »

Alliance des puissances asiatiques avec la Chine au centre ? Le 22e sommet de l'Organisation de coopération de Shanghaï s'est tenu le 15 et 16 septembre 2022 à Samarcande (Ouzbékistan).
 
Nous, Français, connaissons fort bien ce « piège de Thucydide » qui nous a rarement réussi. Quand nous sommes la puissance dominante, au siècle de Louis XIV, les Anglais parviennent à nous supplanter ; quand nous tentons de prendre notre revanche avec Napoléon, c’est encore notre ennemi britannique qui l’emporte. Et même quand nous avons retrouvé une prééminence limitée au continent européen avec Napoléon III, c’est Bismarck qui fait l’unité allemande à notre détriment. En fait, nous nous sommes sortis deux fois à notre avantage de ce fameux piège : au XVIIe siècle, lorsque Richelieu puis Mazarin profitent de la guerre de Trente Ans pour prendre l’ascendant sur l’Empire des Habsbourg ; et lorsque, à l’issue de la terrible guerre de 1914-1918, nous parvenons à vaincre miraculeusement la puissance germanique.

Mais — francophobie persistante des élites américaines ? — notre universitaire n’évoque pas la geste victorieuse de Richelieu et de Mazarin, et occulte le sacrifice des poilus français de 1914 dans le cadre plus vaste de l’affrontement entre l’Angleterre et l’Allemagne. Il est vrai que cette lutte à mort entre Anglais et Allemands ressemble comme une sœur jumelle à celle qui a déjà débuté entre Américains et Chinois.

Les présidents Modi (Inde), Poutine (Russie) et Xi Jinping (Chine) au sommet de Samarcande de cette semaine (16 septembre 2022) à la tête d'environ 3 milliards d'habitants.

L’Angleterre, puissance impériale maritime qui fait régner sa Navy sur tous les océans, et machine industrielle sans égale pendant tout le XIXe siècle, correspond aux États-Unis du XXe siècle ; l’Allemagne, puissance continentale devenue hégémonique en Europe, est la force industrielle montante de la fin du XIXe siècle ; le « made in Germany » taille des croupières au « made in England » ; les élites anglaises se résoudront à la guerre lorsque l’empereur Guillaume II décidera d’édifier une marine capable de menacer sa rivale britannique et les côtes anglaises. Près d’un siècle plus tard, tout semble recommencer à l’identique : « L’économie chinoise représentait 10 % de l’économie américaine en 2007, 100 % en 2014, si cette tendance se confirme, elle pèsera 50 % plus lourd que celle des États-Unis en 2023 et pourrait être presque trois fois plus importante en 2040. »

Et, suivant eux aussi l’enseignement de l’inventeur de la géopolitique, Mahan, qui expliquait que la « mer » gagnait toujours sur la « terre », les Chinois édifient à marche forcée une marine capable de chasser l’US Navy de la mer de Chine et des eaux asiatiques. Le nouveau patron du Parti communiste chinois, Xi Jinping, dont un sinologue décrit « l’assurance napoléonienne », a pour objectif avoué de « retrouver la grandeur passée », ce qui signifie la première place mondiale, et non pas « en tant que membre honoraire de l’Occident ».

En 1913, le diplomate Norman Angell expliquait, dans un livre à succès, que les liens économiques entre l’Angleterre et l’Allemagne retiendraient les deux pays au bord du précipice ; de même, aujourd’hui, nos doctes libéraux nous assurent que les chaînes de valeur sont trop imbriquées entre les deux géants pour qu’il y ait un risque d’affrontement. En vérité, tout cela serait balayé s’il n’y avait une seule différence majeure entre les deux époques : l’arme nucléaire. C’est elle qui a déjà retenu Kennedy et Khrouchtchev lors de la fameuse crise des missiles de Cuba en 1962 ; et c’est toujours cette apocalypse nucléaire (« Je ne sais pas quand aura lieu la prochaine guerre mondiale, mais je sais que celle d’après se fera avec des arcs et des flèches », disait, sarcastique, Einstein) qui arrêtera même des nationalistes aussi farouches que Trump et Xi Jinping. Avec deux nuances de taille : d’abord, la sophistication des nouvelles armes, cyberattaques ou missiles antimissiles, peut entraîner une escalade inenvisageable pendant la guerre froide. Et surtout, les hiérarques chinois n’ont pas oublié que Mao leur a toujours dit que la Chine, elle, survivrait à la disparition de 300 millions de Chinois sous le feu nucléaire.

Toujours au sommet de Samarcande, de droite (au fond assis) à gauche: Erdogan (Turquie), Aliyev (Azerbaïdjan), Chehbaz Charif (Pakistan), Poutine (Russie), Loukachenko (Biélorussie) et Raïssi (Iran).

L’optimisme forcé de notre universitaire américain ne trompe personne, et surtout pas l’auteur lui-même. Il faudrait que la Chine accepte de rentrer dans le rang de la Pax americana ou que les Américains renoncent à leur suprématie dans le Pacifique, alors même que la force de frappe industrielle des États-Unis est concentrée en Californie (les fameux GAFAM) et que le cœur de la croissance mondiale — le centre de l’économie-monde, aurait dit Braudel — est désormais en Asie. Le « piège de Thucydide » nous tend ses bras mortels. Et pour une fois, nous, Français, ne sommes pas au cœur de la bataille. L’avantage d’être devenus provinciaux. On se console comme on peut.

 

Macron en février 2022 rencontre Poutine. « Pour une fois, nous, Français, ne sommes pas au cœur de la bataille. L’avantage d’être devenus provinciaux. » Zemmour est optimiste, les provinciaux paieront la facture...

 

Vers la guerre,
par Graham Allison,
paru chez Odile Jacob,
le 20 février 2019, à Paris,
337 pp.
ISBN-10 : 273814702X
ISBN-13 : 978-2738147028


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