dimanche 19 juin 2022

France — Parents de gauche, attachés à la mixité ethnique, se résignent à éviter le collège public

À Paris, la ruée vers l’école privée. Dans la capitale, l’enseignement privé sous contrat attire 37 % des élèves du secondaire. Certaines voix dénoncent une « concurrence déloyale » avec le public.

Un cri du cœur. « Le collège de mon enfant est fortement pénalisé par la nouvelle carte scolaire et la réforme Affelnet. Résultat, les parents sont en panique totale et se ruent vers le privé ! », lance cette mère de famille, qui intervient lors de la conférence sur « La tentation du privé » organisée par la FCPE Paris, ce 15 février. Cette rivalité entre le privé et le public déchaîne les passions. 


 

La polémique engendrée par l’entrée prochaine des prestigieux Henri-IV et Louis-le-Grand dans le dispositif Affelnet (logiciel qui gère l’affectation dans les lycées depuis 2008) a encore durci le débat. Dorénavant, ces deux institutions ne pourront plus choisir elles-mêmes leurs recrues sur dossier, et devront se plier — en partie — aux mêmes règles que les autres établissements publics. L’idée ? Diversifier la sélection des candidats, aujourd’hui massivement issus des catégories sociales très favorisées. « Il y aura une fuite vers le privé », répondent ceux qui contestent cette réforme. La ruée a déjà commencé : 37 % des élèves parisiens étudient dans le privé. L’académie de Paris se place ainsi en troisième position de celles où la part du public est la plus faible, juste en dessous des académies de Rennes et de Nantes.

À Paris, la situation est d’autant plus brûlante que la mixité sociale est un défi constant. « Les collèges de la capitale comptent 16 % d’élèves d’origine sociale défavorisée. Or, dans le privé, on n’en retrouve que 3 %… Contre 23 % dans le public. Cet écart est le plus élevé de France », explique Julien Grenet, chercheur spécialiste des inégalités scolaires qui préside le comité de suivi d’Affelnet. Le fait que les CSP+ [catégories socioprofessionnelles les plus favorisées] cèdent aux sirènes du privé n’est certes pas un phénomène nouveau. Dans les arrondissements les plus privilégiés, comme le XVIe ou le VIIe, 50 à 70 % des familles font le choix du privé. Beaucoup de parents mettent en avant une tradition familiale, mais aussi l’adhésion à certaines valeurs morales et religieuses.

Opter pour un « ghetto privé » ou pour un « ghetto public »

Ces dernières années, un autre profil de familles a gagné du terrain, notamment dans le Nord et l’Est parisien. De plus en plus de parents, plutôt marqués à gauche, attachés à la mixité et jusqu’ici « pro-public » se résignent à rédiger des lettres de motivation pour inscrire leurs enfants dans des institutions religieuses : il s’agit là de la seule alternative… pour éviter le collège public de secteur. En cause, une forme de ségrégation sociale, criante à certains endroits. « Ces parents se retrouvent face à un choix cornélien : opter pour un “ghetto privé” ou pour un “ghetto public”. Sachant que ni l’un ni l’autre ne reflète la réalité sociale de leur quartier », déplore Julien Grenet.

Cette stratégie d’évitement n’est évidemment pas le seul facteur qui explique le succès des écoles privées sous contrat à Paris. « Leur atout est qu’elles ne sont pas dans une logique administrative, mais dans une logique d’adhésion à un projet qui tient compte des besoins spécifiques de chaque enfant », avance Gilles Demarquet, président national de l’Association de parents d’élèves de l’enseignement libre. Ceux qui font ce choix évoquent aussi un meilleur encadrement, une certaine stabilité des équipes pédagogiques, une plus grande diversité d’activités périscolaires, un climat scolaire plus apaisé…

Inès, une habitante du XIIIe arrondissement qui ne jurait que par l’école publique, a fini par déchanter. « Dès sa première année de maternelle, mon fils se plaignait de ne rien faire en classe. Lui qui était si calme s’est mis, peu à peu, à devenir violent, sans doute influencé par l’ambiance générale », raconte-t-elle. Un jour, le petit Mickaël revient avec une plaie sous l’œil. « L’un de ses camarades l’avait blessé avec des ciseaux, mais personne n’avait pris la peine de me prévenir. Ça a été le déclic », poursuit Inès. À la rentrée suivante, son petit garçon intègre l’école Sainte-Jeanne-d’Arc voisine. « Un établissement à taille humaine avec une seule classe par niveau, un directeur qui connaît chaque enfant personnellement, des parents invités à collaborer aux différents projets. Bref, l’école rêvée ! » s’enthousiasme-t-elle. Un rêve coûteux puisque Inès doit débourser 117 euros par mois de frais de scolarité et 7 euros de cantine par jour pour chacun de ses deux enfants.

Une concurrence « déloyale » L’autre particularité de Paris est l’extrême densité de population. D’où une large offre d’établissements au sein d’espaces relativement réduits… et l’élaboration de stratégies visant à inscrire son enfant dans le « meilleur » établissement. « On a choisi notre appartement, situé dans le XIIe arrondissement, en fonction de la carte scolaire », reconnaît Aurélie. Mais, à l’entrée en troisième de son aîné, le découpage avait changé. « L’opacité du système d’affectation au lycée nous angoissait terriblement. Ne sachant pas du tout où mon fils allait atterrir, on a préféré l’inscrire dans le privé, à Saint-Michel de Picpus », explique-t-elle. Les témoignages en ce sens se multiplient depuis la réforme d’Affelnet de l’année dernière et l’introduction du nouvel « indice de position sociale ». Ce bonus IPS, calculé par collège en fonction de la profession des parents, donne droit à un certain nombre de points. « L’idée est d’inciter les familles plus favorisées à revenir dans les collèges fortement ghettoïsés en attribuant un avantage à leur enfant au moment de leur entrée au lycée », explique Julien Grenet.

Une intention certes louable, mais de nombreuses voix dénoncent les effets pervers de ce nouveau système. « Dans le public, ça devient le chaos ! Beaucoup de parents cherchent à quitter le navire en urgence, alerte Loys Bonod, professeur de lettres au lycée Chaptal, dans le VIIIe arrondissement. Le fait que les notes deviennent un critère secondaire, que la sélection se fasse de moins en moins au mérite, est un non-sens. » L’enseignant cite l’exemple du collège Condorcet (Paris VIIIe) : l’année dernière, aucun élève n’a pu accéder à l’excellent lycée du même nom. Le fameux indice IPS les a disqualifiés d’office. « Durant toute leur scolarité, on leur avait répété que, en travaillant dur, ils arriveraient à atteindre leurs objectifs. Imaginez leur désarroi ! » se désole Loys Bonod. Pour lui, les nouvelles mesures annoncent la mort des lycées d’excellence parisiens, comme Henri-IV ou Louis-le-Grand, qui réussissaient encore à se hisser en tête des palmarès.

Est-ce à dire que l’enseignement est meilleur dans le privé ? Pour Julien Grenet, les écarts de performance entre les collèges publics et privés s’expliquent en grande partie par les écarts de composition sociale. « Pour le dire crûment, c’est surtout l’écrémage des CSP+ qui permet d’avoir de bons résultats au brevet » dans les collèges privés. Pour Loys Bonod, la différence concerne surtout l’environnement et l’ambiance de travail. « Évidemment, puisque le privé est totalement libre de son recrutement ! À eux les meilleurs élèves et ceux qui posent le moins de problèmes de discipline. Le public, lui, doit composer avec certains profils plus difficiles, ce qui a forcément une incidence sur les conditions d’apprentissages », explique le professeur, qui évoque une « concurrence déloyale ». D’autant que l’enseignement privé sous contrat est financé à 77 % par l’État et les collectivités territoriales. « Ce qui représente 7 milliards d’euros par an. Je connais peu de secteurs de l’économie où la puissance publique met autant d’argent sans demander aucun compte », renchérit Julien Grenet.

Source : L’Express.

Aucun commentaire: