lundi 22 février 2021

Aux racines du wokisme dans les universités. Pourquoi cette crise dans les universités ?

Greg Lukianoff et Johathan Haidt sont deux universitaires américains libéraux très fréquentables. 

Greg Lukianoff est le co-auteur, avec le psychologue Jonathan Haidt, de The Coddling of the American Mind [Le maternage intellectuel des jeunes Américains] qui met en question l’hypersensibilité des récentes générations d’étudiants, et la rend responsable pour leur passion d’interdire et de censurer. Ce qu’on appelle désormais « la culture du bâillon ». Greg Lukianoff est aussi le responsable d’un site consacré aux libertés universitaires, FIRE pour Foundation on Individual Rights in Education.

 Trois mauvaises idées

Lukianoff et Haidt soutiennent que de nombreux problèmes sur les campus ont leur origine dans trois « grandes contre-vérités » qui ont pris de plus en plus d’importance en éducation : 

  • « Ce qui ne vous tue pas vous affaiblit »,
  • « Faites toujours confiance à vos sentiments » et 
  • « la vie est une bataille entre les bons et les méchants ». 

Les auteurs affirment que ces trois « grandes contre-vérités » contredisent la psychologie moderne et la sagesse ancienne de nombreuses cultures. 

1. L’antifragilité

Lukianoff et Haidt opposent le concept d’antifragilité à l’idée que les contradictions, vexations et petits déboires de la vie quotidienne nous affaiblissent. Pour eux, les enfants, comme de nombreux autres systèmes adaptatifs complexes (notamment le système immunitaire et les muscles), sont antifragiles. Le concept d’antifragile est celui du libanais Nicholas Taleb. Leurs cerveaux ont besoin d’une large gamme de stimuli afin de s’adapter à leurs environnements et de se former correctement. Tout comme le système immunitaire, les enfants doivent être exposés à des défis et à des facteurs de stress (dans des limites et de manière adaptée à leur âge), sinon ils ne parviendront pas à devenir des adultes forts et capables, capables de s’engager de manière productive avec des personnes et des idées qui remettent en question leurs croyances et convictions morales. 

Ajoutons que l’on assiste à une dérive du sens des mots. Des concepts tels que « traumatisme » et « sécurité » n’ont plus le même sens que dans les années 1980. Leur sens a glissé et le plus souvent leur nouvelle acception n’est plus fondée sur une recherche psychologique légitime. Ils désignent des conditions nettement moins graves qu’auparavant. L’acception largement élargie de concepts comme « traumatisme » et « sécurité » est maintenant utilisée pour justifier la surprotection des enfants de tous âges — même les étudiants, dont on dit parfois qu’ils ont besoin d’espaces sûrs et qu’on avertit de mots et d’idées qui les mettraient en danger.  [Voir Disney+ fait précéder ses films pour enfants « culturellement datés » d’un avertissement]

Le « sécuritisme » (safetyism) est le culte de la sécurité — l’obsession visant à éliminer les menaces (réelles et imaginaires) au point où les gens deviennent réticents à faire des compromis raisonnables. Le sécuritisme prive les jeunes des expériences dont leur esprit antifragile a besoin. Cette privation les rend plus fragiles, plus anxieux et enclins à se considérer comme des victimes.

Pour Richard McNally directeur de la formation clinique à la Faculté de psychologie de Harvard cité par les auteurs : « Les avertissements de déclenchement (trigger warnings) sont contre-thérapeutiques, car ils incitent à éviter les rappels de traumatisme. Cet évitement entretient le SSPT [syndrome de stress post-traumatique]. Des réactions émotionnelles graves déclenchées à la lecture du matériel de cours indiquent que les étudiants doivent prioriser leur santé mentale et chercher à bénéficier de traitements cognitivo-comportementaux fondés sur des données probantes qui les aideront à surmonter ce SSPT. Ces thérapies impliquent une exposition graduelle et systématique à des souvenirs traumatiques jusqu’à ce que leur capacité à déclencher la détresse diminue. »

L’exemple de l’allergie aux arachides

Pendant longtemps, on a cherché à bannir les arachides pour éviter le développement de l’allergie aux arachides. Haidt et Lukanoff résument cet épisode de la façon suivante :

On a découvert plus tard que les allergies aux arachides augmentaient précisément parce que les parents et les enseignants avaient commencé à protéger les enfants de l’exposition aux arachides dans les années 1990. En février 2015, une étude faisant autorité a été publiée. L’étude LEAP (Learning Early About Peanut Allergy) formait l’hypothèse que « la consommation régulière de produits contenant des arachides, lorsqu’elle est commencée pendant la petite enfance, provoquera une réponse immunitaire protectrice au lieu d’une réaction immunitaire allergique ». Les chercheurs ont recruté les parents de 640 nourrissons (âgés de quatre à onze mois) qui présentaient un risque élevé de développer une allergie aux arachides parce qu’ils avaient un eczéma sévère ou avaient été testés positifs pour une autre allergie. Les chercheurs ont dit à la moitié des parents de suivre le conseil standard pour les enfants à haut risque : éviter toute exposition aux arachides et aux produits à base d’arachides. On a fourni à l’autre moitié des collations à base de beurre d’arachide et de maïs soufflé et on leur a dit d’en donner à leur enfant au moins trois fois par semaine. Les chercheurs ont suivi attentivement toutes les familles et, lorsque les enfants ont eu cinq ans, ils ont subi un test d’allergie aux arachides. 

Les résultats furent stupéfiants. Parmi les enfants qui avaient été « protégés » des arachides, 17 % avaient développé une allergie aux arachides. Dans le groupe témoin qui avait été délibérément exposé aux produits d’arachide, seuls 3 % avaient développé une allergie. Comme l’a déclaré l’un des chercheurs lors d’un entretien, « depuis des décennies, les allergologues recommandent aux jeunes nourrissons d’éviter de consommer des aliments allergènes tels que les arachides pour prévenir les allergies alimentaires. Nos résultats suggèrent que ce conseil était mal avisé et qu’il pourrait avoir contribué à l’augmentation des allergies à l’arachide et à d’autres aliments. »

C’est parfaitement logique. Le système immunitaire est un miracle d’ingénierie évolutive. Il ne peut probablement pas anticiper tous les agents pathogènes et parasites auxquels un enfant sera exposé — en particulier comme membre d’une espèce aussi mobile et omnivore que la nôtre — il est donc « conçu » pour apprendre rapidement de ses premières expériences.

Le système immunitaire est un système adaptatif complexe qui peut être défini comme un système dynamique capable de s’adapter et d’évoluer dans un environnement changeant. Il nécessite une exposition à une gamme d’aliments, de bactéries et même de vers parasites afin de développer sa capacité à développer une réponse immunitaire à de réelles menaces (comme la bactérie qui cause l’angine streptococcique) tout en ignorant les non-menaces (telles que les protéines d’arachide). La vaccination utilise la même logique.

Les vaccins pour enfants nous rendent plus sains non pas en réduisant les menaces dans le monde (« Bannir les microbes des écoles ! »), mais en exposant les enfants à ces menaces à petites doses, donnant ainsi au système immunitaire des enfants l’occasion d’apprendre à repousser des menaces similaires à l’avenir. C’est la justification sous-jacente de ce qu’on appelle l’hypothèse de l’hygiène, la principale explication au fait que les taux d’allergies augmentent généralement à mesure que les pays deviennent plus riches et plus propres — un autre exemple de problème lié au progrès. La psychologue du développement Alison Gopnik explique succinctement l’hypothèse et nous fait la faveur de la relier à l’objectif de ce livre : grâce à l’hygiène, aux antibiotiques et à trop peu de jeux en plein air, les enfants ne sont plus exposés aux microbes comme ils l’étaient naguère. Cela peut les conduire à développer un système immunitaire qui réagit de manière excessive à des substances qui ne sont pas réellement menaçantes en provoquant des allergies. De la même manière, en protégeant les enfants de tous les risques possibles, nous pouvons les amener à réagir avec une peur exagérée à des situations qui ne sont pas du tout risquées et les empêcher d’obtenir des compétences adultes qu’ils devront un jour maîtriser [italiques ajoutés].

2. Faire confiance en ses sentiments

« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais leurs opinions sur les choses. […] Lors donc que nous sommes entravés, ou troublés, ou affligés, n’accusons jamais autrui, mais nous-mêmes, c’est-à-dire nos opinions. »

Manuel d’Épictète

L’une des intuitions psychologiques les plus universelles dans les sagesses traditionnelles est que ce qui nous effraie et nous consterne vraiment, ce ne sont pas les événements extérieurs eux-mêmes, mais la manière dont nous les interprétons, les imaginons, les appréhendons.

Les thérapies comportementales et cognitives ou TCC regroupent un ensemble de traitements des troubles psychiatriques (notamment les dépendances aux drogues, psychoses, dépressions et troubles anxieux) qui partagent une approche selon laquelle la thérapeutique doit être fondée sur les connaissances issues de la psychologie scientifique. Les TCC fournissent une méthode d’accès facile pour identifier les distorsions cognitives courantes (catastrophisme, généralisation abusive ou surgénéralisation, manichéisme ou raisonnement dichotomique, disqualification du positif, lecture dans les pensées d’autrui) puis modifier ses schémas de pensée habituels. Les TCC permettent de juguler ces distorsions cognitives ce qui se traduit par une meilleure pensée critique et une meilleure santé mentale. 

Pour les auteurs, le raisonnement émotionnel qui consiste à se fier à ses sentiments est l’une des distorsions cognitives les plus courantes ; la plupart des gens seraient plus heureux et mèneraient des vies plus efficaces en se fiant moins à leurs intuitions et sentiments.

Le terme de « microagressions » fait référence à une façon de considérer les banales vexations et les petits affronts de la vie quotidienne que subissent les gens, notamment les gens de couleurs. Ces petits actes d’agression sont réels, le terme pourrait donc être utile pour Lukianoff et Haidt, mais comme les microagressions comprennent des infractions accidentelles et non intentionnelles, le mot « agression » est trompeur. Voir ces vexations sous l’angle de microagressions peut amplifier la douleur ressentie et le conflit qui s’ensuit. Chose contreproductive.

En encourageant les étudiants à interpréter les actions des autres de la manière la moins généreuse possible, les universités (et écoles) qui enseignent aux jeunes le concept de microagressions peuvent encourager les élèves à s’engager dans des raisonnements émotionnels et autres distorsions, sans considérer l’intention des auteurs et le contexte. Ceci peut empirer le climat ambiant en diminuant la confiance. 

Karith Foster offre un exemple d’utilisation de l’empathie pour réévaluer des actions qui pourraient être interprétées comme des microagressions. Selon Mme Foster, en interprétant ces actions comme des malentendus innocents (certes parfois cruels), on obtient de meilleurs résultats pour tout le monde. 

Les efforts pour « désinviter » des orateurs de la part de la gauche sont nettement en hausse depuis une décennie.

Le nombre d’efforts pour « empêcher » des conférenciers de s’adresser aux étudiants a augmenté ces dernières années ; ces efforts sont souvent justifiés par l’affirmation selon laquelle l’orateur en question causera du tort aux étudiants. Mais être mal à l'aise n’est pas un danger. Les étudiants, les professeurs et les administrateurs doivent comprendre le concept d’antifragilité et garder à l’esprit le principe de Hanna Holborn Gray : « L’éducation ne doit pas viser à mettre les gens à l’aise ; elle est destinée à les faire réfléchir. »

3. Les bons contre les méchants

Pour les auteurs, l’esprit humain a évolué pour vivre dans des tribus engagées dans des conflits fréquents (et souvent violents) ; nos esprits modernes divisent volontiers le monde entre « nous » et « eux », même sur des critères triviaux ou arbitraires, comme l’ont démontré les expériences psychologiques d’Henri Tajfel.

La politique identitaire (tribale) de l’ennemi commun tente de coaliser et d’opposer les gens en utilisant la psychologie incarnée dans le proverbe bédouin « Moi contre mes frères. Moi et mes frères contre mes cousins. Moi et mes frères et mes cousins ​​contre le monde. » Selon les auteurs, ce registre serait utilisé aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche.

L’intersectionnalité est un cadre intellectuel populaire sur les campus aujourd’hui. Cette théorie considère le monde à travers le prisme de multiples axes de privilège et d’oppression qui se croisent (voir graphique ci-dessous). Bien que la théorie présente des mérites pour les deux universitaires, la façon dont elle est interprétée et pratiquée sur les campus peut parfois exacerber une vision tribale des enjeux et encourager les étudiants à céder à la vision fallacieuse d’une vie intellectuelle qui opposerait les bons et les méchants.

La politique identitaire de l’ennemi commun, lorsqu’elle est combinée à la théorie de la micro-agression, produit une culture de la dénonciation dans laquelle presque tout ce que l’on dit ou fait peut conduire à se faire humilier en public. Cela peut entraîner le sentiment de « marcher sur des œufs » ou l’autocensure constante chez les étudiants. Cette ambiance de dénonciation nuit à l’éducation des étudiants et à leur santé mentale. La culture de dénonciation et la pensée tribale (le nous contre eux) sont incompatibles avec les missions éducatives et de recherche des universités, qui nécessitent une enquête libre, une dissidence, des arguments fondés sur des preuves et l’honnêteté intellectuelle.

Sept axes croisés de privilège et d’oppression. Selon la théorie de l’intersectionnalité, l’expérience vécue de chaque personne est façonnée par sa position sur ces dimensions (et bien d’autres). Il s’agit une version simplifiée de ce diagramme. Nous avons laissé de côté des axes comme d’origine européenne/extraeuropéen, jeune/vieux, anglophone/non-anglophone, beau/laid, teint clair/foncé, juif/gentil, etc.)

Comment en sommes-nous arrivés là ?

i) Homogénéisation du corps professoral et des étudiants

La figure ci-dessous montre la répartition politique des professeurs américaines (dans toutes les disciplines) selon leurs propres déclarations. La ligne du haut représente le pourcentage de professeurs qui se disent de gauche, celle du bas ceux de droite et au milieu les centristes. Au début des années 90, le rapport entre ceux de gauche et de droite était d’environ deux pour un. Les rares études dont nous disposons et qui remontent au milieu du XXe siècle montrent généralement que les professeurs penchaient déjà à gauche ou votaient pour les démocrates, mais pas de façon très inégale. Les choses ont cependant commencé à changer rapidement à la fin des années 90. C’est alors que les professeurs de la Grandiose Génération [nées entre 1905 et 1925] ont commencé à prendre leur retraite, pour être remplacés par des membres de la génération du Baby Boom. En 2011, ce taux avait atteint cinq pour un. Les professeurs de la grandiose génération étaient pour la plupart des hommes blancs qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, puis avaient reçu un coup de pouce pour suivre des études universitaires grâce à une législation conçue pour les aider dans la période d’après-guerre. Cette vague d’universitaires comprenait de nombreux républicains et bon nombre de conservateurs.

 

Comment les professeurs se classent eux-mêmes en termes politiques.
Le rapport gauche-droite a augmenté rapidement depuis le milieu des années 90.
(Source : Institut de recherche sur l’enseignement supérieur [HERI]. Les données proviennent d’enquêtes représentatives au niveau national auprès de professeurs aux États-Unis. Graphique de Sam Abrams.)

Les professeurs nés lors du Baby Boom, s’ils sont plus diversifiés par la race et par le sexe, le sont moins dans leurs inclinations politiques. Beaucoup d’entre eux ont été influencés par la grande vague de protestations sociales des années 60 ; ils ont souvent entrepris des carrières universitaires dans les sciences sociales et l’éducation afin de poursuivre leur lutte sociale progressiste. C’est pourquoi le taux de professeurs de gauche augmente beaucoup plus radicalement lorsque nous examinons les disciplines associées aux problèmes sociaux. En psychologie universitaire, le rapport entre les professeurs de gauche et de droite était compris entre deux pour un et quatre pour un, des années 1930 au milieu des années 1990, mais il a ensuite commencé à augmenter pour atteindre le taux astronomique de dix-sept pour un en 2016. Les taux dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales sont presque tous supérieurs à dix contre un. Le déséquilibre est plus important dans les universités les plus prestigieuses et en Nouvelle-Angleterre. La seule discipline parmi toutes les sciences humaines et sociales qui ait suffisamment de diversité politique est l’économie, où le rapport gauche-droite selon une étude fondée sur les inscriptions aux listes électorales des professeurs était de « seulement » quatre professeurs de gauche contre un de droite.

La perte de diversité politique parmi les professeurs, en particulier dans les domaines qui traitent de contenu politisé, peut miner la qualité et la rigueur de la recherche scientifique. Six spécialistes des sciences sociales (dont Jonathan Haidt) ont écrit un article académique en 2015 qui explique comment. Par exemple, lorsqu’un domaine manque de diversité politique, les chercheurs ont tendance à se rassembler autour de questions et de méthodes de recherche qui confirment généralement leur vision commune, tout en ignorant les questions et les méthodes qui ne confortent pas ces idées.

La perte de diversité politique au sein du corps professoral nuit également aux étudiants de trois manières. Premièrement, de nombreux étudiants ont peu ou pas de contact avec les professeurs de l’autre moitié du spectre politique. De nombreux étudiants obtiennent leur diplôme avec une compréhension inexacte des conservateurs, de la politique et d’une grande partie des États-Unis. Trois jours après la victoire électorale largement inattendue de Donald Trump en 2016, les rédacteurs en chef du principal journal étudiant de Harvard ont souligné l’importance d’une compréhension complète de la réalité en invoquant la devise de Harvard Veritas. Ils appelaient l’administration universitaire à promouvoir plus de diversité politique :

La poursuite de la « Veritas » qui sous-tend notre vie intellectuelle exige non seulement que chaque membre de notre communauté puisse débattre librement de politique, mais aussi que nous soyons attentifs à la multitude des opinions politiques qui existent dans notre nation. Étouffer cette discussion sur le campus ne rend pas service à nos pairs de la minorité politique du campus ni à notre propre croissance éducative.
Deuxièmement, pour les auteurs, la perte de la diversité de points de vue au sein du corps professoral signifie que ce que les étudiants apprennent sur des sujets politiquement controversés sera souvent « éloigné » de la vérité. Il existe une gamme d’opinions raisonnables sur de nombreuses questions factuelles. (Par exemple : dans quelle mesure l’augmentation du salaire minimum pousse-t-elle les employeurs à embaucher moins de travailleurs peu qualifiés et augmente donc le chômage chez ceux-ci ? Quelle influence les hormones prénatales ont-elles sur les différences de choix de jouets et de préférences de jeu des garçons par rapport aux filles ?) Mais les étudiants des départements politiquement homogènes seront surtout exposés à des livres et des recherches tirés de la moitié gauche du spectre politique, ils sont donc plus susceptibles de n’adopter que la « gauche » de la vérité. (C’est ainsi qu’ils sont susceptibles de sous-estimer l’élasticité de la demande de main-d’œuvre, surtout s’ils ont fréquenté des universités prestigieuses en Nouvelle-Angleterre.)

Pour aggraver ce deuxième problème, en même temps que la faculté devenait plus homogène politiquement, les étudiants le sont également devenus. Des enquêtes auprès des étudiants de première année menées par l’Institut de recherche sur l’enseignement supérieur montrent qu’environ 20 % des nouveaux étudiants de première année se disent conservateurs. Ce chiffre est resté stable depuis le début des années 1980. Les « modérés » autoproclamés représentaient à peu près la moitié de tous les nouveaux étudiants dans les années 1980 et 1990, mais ce chiffre est en baisse depuis le début des années 2000 — il est maintenant de près de 40 % alors que la proportion des jeunes progressistes (les « libéraux » autoproclamés) atteint désormais le haut des 30 %. Ce changement s’est accéléré depuis 2012.

Les auteurs n’affirment pas qu’il y a quelque chose de fondamentalement mal avec un nombre croissant d’étudiants de gauche sur le campus. Mais, pour eux, la diversité des points de vue est nécessaire pour assurer le développement de la pensée critique, tandis que l’homogénéité des points de vue (que ce soit à gauche ou à droite) laisse la communauté universitaire vulnérable à la pensée de groupe et à l’orthodoxie. Pour Haidt et Lukianoff, la réduction de la proportion des modérés et l’augmentation des progressistes dans le corps professoral et chez les étudiants depuis les années 1990, changement qui s’est accéléré depuis 2012 parmi les étudiants, doivent s’accompagner de changements dans la culture et la dynamique sociale des universités américaines, surtout après 2012. Ce serait là une des causes potentielles de la crise dans l’université.

Troisième problème. C’est le risque que certaines communautés universitaires — en particulier les plus progressistes — atteignent des niveaux d’homogénéité politique et de solidarité telles qu’elles subissent un changement de phase et se muent en entités collectives qui adoptent des valeurs antithétiques avec les objectifs normaux d’une université. Une entité collective mobilisée dans l’action est plus susceptible d’imposer l’orthodoxie politique et moins encline à tolérer la contestation de ses croyances idéologiques fondamentales. Les communautés politiquement homogènes sont plus vulnérables à la chasse aux sorcières, en particulier lorsqu’elles se sentent menacées de l’extérieur.

ii) Aversion croissante mutuelle entre les conservateurs et les progressistes

Le graphique ci-dessous provient du Pew Research Center, qui, en 1994, a commencé à interroger un échantillon d’Américains représentatif au niveau national pour établir jusqu’à quel point ils sont d’accord avec un ensemble de dix questions politiques. Pew a depuis répété l’enquête toutes les quelques années. Les opinions politiques incluent : « La réglementation gouvernementale dans le domaine des affaires fait-elle généralement plus de mal que de bien ? », « Les immigrants d’aujourd’hui sont-ils un fardeau pour notre pays, car ils nous privent d’emplois, de logements et de soins de santé ? » ou encore « La meilleure façon d’assurer la paix passe-t-elle par la force militaire ? » Pew calcule ensuite la distance entre les membres de différents groupes pour chaque question, puis prend la moyenne des valeurs absolues de ces différences. Sur le graphique ci-dessous, la ligne du bas étiquetée « Sexe » correspond à la différence entre les sexes. Les hommes et les femmes sont à peu près à la même distance en 2017 (7 points) qu’ils l’étaient en 1994 (9 points). Seules deux des lignes montrent une nette augmentation. Les personnes qui assistent régulièrement à des services religieux sont désormais à 11 points de celles qui n’y assistent jamais, contre seulement 5 points d’écart en 1994. Mais cette augmentation de 6 points est largement éclipsée par l’augmentation de 21 points de la distance entre républicains et démocrates sur la même période. Augmentation qui s’est produite presque entièrement depuis 2004. 


Les blancs et les noirs (« race » dans le graphe ci-dessus) ne sont en moyenne séparés que par 14 points sur dix grandes questions politiques alors que les conservateurs et les progressistes (« parti politique ») sont désormais séparés par 36 points.

Une forme de polarisation a augmenté de façon régulière aux États-Unis depuis les années 1980 : la polarisation affective (ou émotionnelle). Cette polarisation émotionnelle croissante signifie que les personnes qui s’identifient à l’un des deux principaux partis politiques américains ont de plus en plus d’aversion envers les partisans de l’autre grand parti.

La polarisation affective aux États-Unis est à peu près symétrique (les progressistes et les conservateurs se respectent aussi peu les uns que les autres).  Le glissement croissant des étudiants et des professeurs d’université vers la gauche, alors que cette aversion mutuelle augmentait, a abouti à une perte de crédibilité à l’égard des universités et à une plus grande hostilité de la part de certains conservateurs et organisations de droite envers ces universitaires.

Pour les auteurs de The Coddling of the American Mind, ce gouffre grandissant a entraîné une polarisation croissante sur les campus et à un cercle vicieux qui n’a fait qu’augmenter les tensions. Haidt et Lukianoff renvoient dos à dos les deux camps alors qu’il nous semble que cette distance s’explique principalement par une radicalisation de la gauche qui a abandonné les valeurs traditionnelles, hier encore très majoritaires dans la société américaine.

iii) Anxiété et dépression croissantes

Les études sur la maladie mentale montrent depuis longtemps que les filles ont des taux de dépression et d’anxiété plus élevés que les garçons. [Lukianoff et Haidt ne le mentionnent pas, mais l’université s’est également très fortement féminisée, la majorité des diplômés étant d’ailleurs des femmes aujourd’hui. À l’Université Laval, par exemple, 62 % des diplômes étaient attribués à des femmes en 2017.] Les différences sont faibles ou inexistantes avant la puberté, mais elles augmentent au début de la puberté. L’écart entre les adolescentes et les garçons était assez stable au début des années 2000, mais à partir de 2011, cet écart s’est creusé à mesure que le taux de dépression chez les filles augmentait rapidement. En 2016, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous, environ une fille sur cinq avouait avoir vécu un épisode dépressif majeur au cours de l’année précédente. Le taux chez les garçons a également augmenté, mais plus lentement (de 4,5 % en 2011 à 6,4 % en 2016). Les choses ont-elles vraiment tellement changé pour les adolescents au cours des sept dernières années ? 

Ce graphe reflète-t-il simplement des changements dans les critères de diagnostic ? Peut-être que la barre a été abaissée et cela aboutit à la fausse impression qu’on assiste à une flambée de dépressions. D’aucuns pourraient objecter que détecter des formes moins graves de dépression est une bonne chose, si cela signifie que davantage de gens cherchent de l’aide psychologique. Peut-être, mais abaisser la barre de diagnostic et encourager plus de gens à utiliser le langage de la thérapie et des maladies mentales aura probablement aussi des effets négatifs. Épingler des étiquettes de trouble mental aux gens peut créer ce qu’on appelle un effet de boucle : cela peut changer le comportement de la personne étiquetée et devenir une prophétie autoréalisatrice.

Il existe, malheureusement, des preuves solides que la prévalence croissante de la dépression chez les adolescents illustrée à la figure ci-dessus n’est pas seulement le résultat de changements dans les critères de diagnostic : le taux de suicide chez les adolescents a augmenté parallèlement à l’augmentation de la dépression. 

La figure ci-dessous illustre le taux annuel de suicide pour 100 000 adolescents (âgés de 15 à 19 ans) aux États-Unis. Les taux de suicide et de tentatives de suicide varient selon le sexe ; les filles font plus de tentatives, mais les garçons meurent plus souvent de leurs propres mains, car ils ont tendance à utiliser plus souvent que les filles des méthodes qui ne pardonnent pas (comme des armes à feu ou des immeubles de grande hauteur). Le taux de suicide des garçons a évolué au cours des dernières décennies, augmentant dans les années 80 pendant la gigantesque vague de criminalité et de violence qui a soudainement reculé dans les années 90. Le taux de suicide des garçons a atteint son plus haut niveau en 1991. Si l’augmentation depuis 2007 ne le ramène pas à son niveau le plus élevé, il reste inquiétant. 

Le taux de suicide des filles, en revanche, était resté assez constant jusqu’en 1981et bien que leur taux de suicide soit encore nettement inférieur à celui des garçons, ce taux en 2016 était deux fois plus haut qu’en 2000. Au Canada également, le taux de suicide chez les adolescentes augmente, mais pas aussi fortement, tandis que celui des adolescents a chuté. Au Royaume-Uni, aucun de tendance ne se dessine que ce soit chez les garçons ou les filles ces dernières années.

Un rapport de 2016 du Center for Collegiate Mental Health, utilisant les données de 139 universités, a révélé que la moitié de tous les élèves interrogés ont déclaré avoir suivi des services de conseil pour troubles de santé mentale. Le rapport note que les seuls problèmes de santé mentale en augmentation ces dernières années étaient l’anxiété et la dépression. Un autre ensemble de données confirme ces tendances à la hausse, elles sont illustrées ci-dessous. Le pourcentage d’étudiants qui disent souffrir d’un trouble mental est passé de 2,7 à 6,1 pour les étudiants de sexe masculin entre 2012 et 2016 (soit une augmentation de 126 %). Pour les étudiantes, il a augmenté encore plus : de 5,8 à 14,5 (soit une augmentation de 150 %). Que ces étudiants répondent à des critères de diagnostic rigoureux ou non, il est clair que les étudiants de la génération Z se considèrent très différemment de la génération Y. Le changement est plus important pour les femmes : une étudiante américaine sur sept considère désormais être atteinte d’un trouble psychologique, contre seulement une étudiante sur dix-huit au cours des dernières années de la génération Y.

La génération née entre 1995 et 2012, appelée la génération Z (ou parfois iGen), est très différente des millénariaux (la génération Y), la génération qui l’a précédée. Selon Jean Twenge, une experte dans l’étude des différences générationnelles, la génération Z murit plus lentement. En moyenne, les jeunes de 18 ans de cette génération ont passé moins de temps sans surveillance et ont franchi moins d’étapes de développement sur la voie de l’autonomie (comme obtenir un emploi ou un permis de conduire) par rapport aux 18 ans des générations précédentes. 

Une deuxième différence est que l’iGen a des taux d’anxiété et de dépression beaucoup plus élevés. Les augmentations pour les filles et les jeunes femmes sont généralement beaucoup plus importantes que pour les garçons et les jeunes hommes. Les augmentations ne reflètent pas seulement l’évolution des définitions ou des normes ; elles se manifestent par une augmentation des taux d’hospitalisation d’automutilation et des taux de suicide en hausse. Le taux de suicide des adolescents garçons est toujours plus élevé que celui des filles, mais le taux de suicide des adolescentes a doublé depuis 2007. Selon Twenge, la principale cause de l’augmentation de la maladie mentale est l’utilisation fréquente des téléphones intelligents et autres appareils électroniques. Moins de deux heures par jour ne semblent pas avoir d’effets délétères, mais les adolescents qui passent plusieurs heures par jour à interagir par l’entremise d’écrans, en particulier s’ils commencent au début de leur adolescence ou plus tôt encore, ont de pires problèmes de santé mentale que les adolescents qui les utilisent moins ces appareils et qui passent plus de temps dans les interactions sociales personnelles face à face.

Les filles pourraient davantage pâtir que les garçons de cette utilisation importante et précoce des médias sociaux parce qu’elles sont plus affectées par les comparaisons sociales (en particulier basées sur l’apparence améliorée par l’informatique, elles se sentent médiocres), par les signaux indiquant qu’elles sont exclues et par l’agression relationnelle. Toutes choses devenues plus faciles à mettre en œuvre et à laquelle il est devenu plus difficile d’échapper maintenant que les adolescents ont acquis des téléphones intelligents et se retrouvent souvent sur les réseaux sociaux. L’arrivée de la génération Z (iGen) à l’université coïncide exactement avec l’arrivée et l’intensification de la culture du « sécuritisme » de 2013 à 2017. Les membres de l’iGen peuvent être particulièrement attirés par la surprotection offerte par la culture du sécuritisme sur de nombreux campus en raison des niveaux plus élevés d’anxiété et de dépression parmi les étudiants. 

Ajoutons que la dépression et l’anxiété provoquent des changements dans la cognition, y compris une tendance à voir le monde comme plus dangereux et hostile qu’il ne l’est en réalité.

iv) Des parents paranoïaques

Une manière d’éduquer les enfants de façon paranoïaque serait une autre piste d’explication pour les auteurs Hadit et Lukianoff. Lorsqu’on surprotège un enfant, on ne lui rend pas service. Les enfants sont par nature antifragile, les surprotéger les rend plus faibles et moins résistants arrivés à l’âge adulte. Les enfants américains de la classe moyenne et supérieure américaine ont une enfance beaucoup plus encadrée en moyenne que celles dont avaient joui leurs parents. Pourtant leurs parents ont grandi à une époque plus dangereuse et ont pourtant eu beaucoup plus d’occasions de développer de manière autonome leur antifragilité intrinsèque. Par rapport aux générations précédentes, les jeunes de la génération Y et en particulier les membres d’iGen (nés en 1995 et après) ont été privés de temps sans surveillance pour jouer et explorer le monde autour d’eux. Ils n’ont pas eu l’occasion d’être confrontés à de nombreux petits défis et risques mineurs ou de vivre des expériences négatives qui aident les enfants à devenir des adultes forts, compétents et indépendants.

Risque et criminalité des années 60 à 80

Les villes et villages dans lesquels les parents de la génération iGen (Z) ont grandi étaient bien plus dangereux qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les baby-boomers et les membres de la génération X ont grandi [aux États-Unis] avec des taux croissants de criminalité et de chaos.  Les agressions faisaient partie de la vie urbaine et les citadins transportaient parfois de « l’argent pour les agresseurs » dans un portefeuille bon marché pour ne pas avoir à remettre leur vrai portefeuille. Dans les villes, on voyait souvent traîner des seringues d’héroïne et plus tard les flacons de crack. Quand on combine la vague de criminalité géante qui a commencé dans les années 1960 avec la propagation rapide de la télévision par câble dans les années 1980, y compris les chaînes d’information qui offraient une couverture 24 heures sur 24 des cas d’enfants disparus, on comprend mieux pourquoi les parents américains ont pris peur et étaient sur la défensive dans les années 1990. La vague de criminalité s’est terminée assez brutalement au début des années 90, lorsque les taux de presque tous les crimes ont commencé à chuter partout aux États-Unis. En 2013, par exemple, le taux de meurtres est tombé au même niveau qu’il était soixante ans plus tôt. La peur du crime n’a pas accompagné la diminution du taux de criminalité. Les nouvelles habitudes parentales, plus craintives, semblent être devenues la norme nationale. La manière dont les parents américains élèvent leurs enfants est désormais totalement désynchronisée du risque réel que les inconnus représentent pour les enfants.  [Voir What the data says (and doesn’t say) about crime in the United States, il n’est pas du tout évident qu’on puisse en dire autant en France : « en 1964, le taux de criminalité était de 12 crimes et délits pour mille habitants, un taux près de cinq fois moins important qu’aujourd’hui. »]

En 1982, les cartons de lait ont commencé à arborer les portraits d’enfants disparus. En conséquence, pour Haidt et Lukianoff, de nombreux parents ont décidé de restreindre la liberté de leurs enfants, à tenir les rênes plus serrées et sont devenus plus anxieux par rapport à la sécurité de leur descendance. C’est fort possible, mais, pour ce carnet, on néglige aussi trop souvent, la contraction démographique qui a commencé à se faire ressentir dans les années 80 et 90 : les enfants devenaient rares et d’autant plus précieux. 

Les enfants aux États-Unis sont plus en sécurité aujourd’hui que par le passé. Pourtant, pour diverses raisons historiques, la peur de l’enlèvement est encore très élevée chez les parents américains et nombre d’entre eux en sont venus à croire que les enfants ne devraient jamais être sans surveillance d’un adulte. 

Si l’on répète aux enfants que le monde adulte est dangereux et qu’ils ne peuvent y faire face seuls, il ne faut pas s’étonner si beaucoup d’entre eux le croient. Les parents « mères poules », les lois, les règlements et les nouvelles normes sociales font qu’il est difficile aux États-Unis de laisser ses enfants sans surveillance. Cela peut avoir un impact négatif sur la santé mentale, la ténacité et la résistance des jeunes d’aujourd’hui. Il existe bien sûr de grandes différences selon les familles. Les familles de la classe moyenne et supérieure ont tendance à utiliser un style d’éducation que la sociologue Annette Lareau appelle la « culture concertée » (les parents planifient en détail et surveillent la journée de leur progéniture). Les classes ouvrière et inférieure utilisent en revanche un mode d’éducation appelé la « croissance naturelle » qui laisse nettement plus de libertés à leurs enfants. Aux yeux de la classe supérieure, ces parents ouvriers ne surveillent pas leurs enfants, ne les font pas encadrer dans des activités supervisées par des adultes. Pour les auteurs, certains étudiants issus de familles plus aisées ont peut-être été rendus plus fragiles par cette surveillance excessive de leurs parents.  Cela ne veut pas dire que les étudiants issus de milieux plus pauvres s’en sortent d’office mieux. En effet, ceux-ci sont exposés à un ensemble de risques très différents, notamment une exposition potentielle à une adversité chronique et grave qui peut saper la résistance de ces enfants lorsqu’ils ne sont pas soutenus par des adultes à l’écoute qui peuvent atténuer le stress qui résulte de ces tensions, les aider à dépasser l’adversité et à en tirer des leçons.

Une éducation paranoïaque prépare les enfants d’aujourd’hui à adopter les trois grandes contre-vérités, ce qui signifie que lorsqu’ils vont à l’université, ils sont psychologiquement prêts à privilégier la « sécurité » et le confort émotionnel.

v) Le déclin du jeu

Le déclin du jeu libre non supervisé est une autre explication fournie par Haidt et Lukianoff à l’adoption des trois contre-vérités qui sapent la jeunesse estudiantine et l’université. Les enfants, comme les autres mammifères, ont besoin de jouer librement pour terminer le processus complexe de câblage du développement neuronal. Les enfants privés de jeux libres seront probablement moins compétents — physiquement et socialement — à l’âge adulte. Ils sont probablement moins tolérants au risque et plus sujets aux troubles anxieux. 

Le jeu libre, selon Peter Gray, est « une activité librement choisie et dirigée par les participants et entreprise pour elle-même, non consciemment poursuivie pour atteindre des fins distinctes de l’activité elle-même ». C’est le genre de jeu qui, selon les experts du jeu, est le plus précieux pour les enfants, mais c’est aussi le genre de jeu qui a le plus fortement diminué dans la vie des enfants américains. 

Le déclin du jeu libre est probablement dû à plusieurs facteurs, dont une peur irréaliste des inconnus et des enlèvements depuis les années 1980 ; la compétitivité croissante pour l’admission dans les meilleures universités (depuis plusieurs décennies) ; un accent croissant sur les tests à l’école, la préparation aux tests, le nombre de devoirs et une moindre importance accordée aux aptitudes physiques et sociales depuis le début des années 2000. Dans la « culture concertée » que pratiquent les parents des classes moyenne et supérieure, les enfants sont souvent enrôlés dans des activités encadrées par des adultes qui jouent le rôle d’arbitres.

La disponibilité croissante des téléphones intelligents et des médias sociaux s’est conjuguée à ces autres tendances. Cette conjonction a considérablement changé la façon dont les enfants américains passent leur temps et les types d’expériences physiques et sociales qui guident le processus de câblage complexe du développement neuronal.  Le jeu libre aide les enfants à affiner leurs compétences de coopération et de règlement des différends qui sont étroitement liées à « l’art de s’associer » dont dépendent les démocraties. Le jeu se fait sur une base volontaire et un enfant a intérêt à apprendre à s’entendre avec les autres pour pouvoir jouer, il doit apprendre à gérer les inévitables conflits qui naissent lors du jeu sans avoir recours à un arbitre adulte. Lorsque les citoyens ne sont pas versés dans cet art, ils sont moins aptes à résoudre les conflits ordinaires de la vie quotidienne. Ils feront plus fréquemment appel à l’autorité pour que celle-ci intervienne de manière coercitive contre leurs opposants. Ils seront aussi plus enclins à se féliciter de la bureaucratie du « sécuritisme ».

vi) La bureaucratie du « sécuritisme ».

Le souverain [ou le despote doux] étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique

La croissance de la bureaucratie universitaire et l’expansion de sa mission protectrice sont une autre piste explicative au « maternage de l’esprit américain » pour les auteurs.

Les administrateurs ont généralement de bonnes intentions ; ils essaient de protéger l’université et ses étudiants. Mais les bonnes intentions peuvent parfois conduire à des politiques ineptes pour les étudiants. À la Northern Michigan University, une politique qui, selon Haidt et Lukianoff, visait à protéger l’université de toute poursuite judiciaire a conduit à un traitement inhumain des étudiants qui cherchent des conseils psychologiques [plus de détails ici]. 

 

En réponse à une variété de facteurs, y compris des lois fédérales et le risque de poursuites, le nombre d’administrateurs de campus a augmenté plus rapidement que le nombre de professeurs, et les professeurs jouent un rôle de moins en moins important dans l’administration des universités. Le résultat a été une tendance à la bureaucratisation. 

Dans le même temps, les pressions du marché universitaire, ainsi qu’une mentalité de plus en plus consumériste de la part des étudiants à l’égard de l’enseignement supérieur, ont encouragé les universités à se concurrencer sur la base des équipements (voir la rivière lente de l’Université d’État de Louisiane) qu’elles offrent, les amenant à considérer les étudiants comme des clients auxquels ils doivent plaire.  Les frais exorbitants que paient certains étudiants américains renforcent l’idée qu’ils doivent en avoir pour leur argent, y compris sur le plan du confort émotionnel.

Une partie de la « rivière lente » de l’Université d’État de Louisiane construite au prix de 85 millions de $ à même les frais d’inscription des étudiants

Les administrateurs de campus doivent jongler avec de nombreuses responsabilités et protéger l’université contre de nombreux types de poursuites, ils ont donc tendance à « protéger leurs arrières » et à émettre de nouveaux règlements. La prolifération des réglementations au fil du temps crée un sentiment de danger imminent, même lorsqu’il y a peu ou pas de menace réelle. De cette manière, les administrateurs modélisent de multiples distorsions cognitives, promeuvent le mensonge de la fragilité et contribuent à la culture du « sécuritisme ».

Certains des règlements promulgués par les administrateurs restreignent la liberté d’expression y compris sur les médias sociaux, souvent avec des définitions très subjectives des concepts clés. 

Ces règles contribuent à créer un climat sur le campus qui érode la liberté de parole, en partie en suggérant que la liberté d’expression peut ou devrait être restreinte parce que certains étudiants se sentent mal à l'aise. Cela concourt à l’apparition de distorsions cognitives notamment du catastrophisme et de la lecture des pensées d’autrui et favorise la contre-vérité du raisonnement émotionnel. 

Une innovation administrative récente est la création de « Bias Response Lines » [service de réponse téléphonique contre la discrimination] et « Bias Response Teams », qui permettent aux membres d’une communauté universitaire de se dénoncer anonymement pour péché de « biais » ou de discrimination perçue. Cette philosophie du « si vous ressentez quelque chose, dites-le » peut miner la confiance au sein de l’université. 

Cela peut également rendre les professeurs moins disposés à essayer des méthodes d’enseignement innovantes ou provocantes ; eux aussi peuvent décider de « protéger leurs arrières » avant tout. Plus généralement, les tentatives de protéger les étudiants à l’aide de solutions bureaucratiques peuvent avoir comme conséquence involontaire de favoriser la dépendance morale, ce qui peut réduire la capacité des étudiants à résoudre les conflits de manière indépendante pendant et après l’université.

 vii) La quête d’« équité » brime la recherche

Les notions de justice ordinaires, quotidiennes et intuitives des gens se divisent en deux types principaux : la justice distributive (la perception que les gens obtiennent ce qu’il mérite) et la justice procédurale (la perception que le processus par lequel les choses sont distribuées et les règles sont appliquées est juste et digne de confiance). 

La manière la plus courante de penser la justice distributive stipule que les choses sont perçues comme justes lorsque le rapport des résultats aux intrants est égal pour tous les participants. 

La justice procédurale concerne la manière dont les décisions sont prises et concerne également la manière dont les personnes sont traitées en cours de route, au fur et à mesure que les procédures se déroulent.

Pour Haidt et Lukianoff, quand la demande de justice est pleinement compatible avec la justice distributive et procédurale, elle vise généralement à éliminer les obstacles à l’égalité des chances et à garantir que chacun est traité avec dignité. Mais lorsque les efforts de justice visent à obtenir l’égalité des résultats par groupe, et lorsque les militants de la justice sociale sont prêts à violer la justice distributive ou procédurale pour certaines personnes en cours de route, ces efforts violent le sens de la justice intuitive de nombreuses personnes. Cette demande à l’égalité de résultats est souvent ce que les militants de la justice sociale appellent l’« équité ».

Dans de nombreuses discussions dans les universités ces jours-ci, la corrélation d’un trait démographique ou d’appartenance à un groupe particulier (noir, femme, trans, etc.) avec un écart de résultats est considérée comme une preuve que la discrimination (structurelle, systémique ou individuelle) est la cause de l’écart de résultats. En toute logique, cette corrélation ne prouve en rien la causalité, c’est possible, mais pas nécessairement. Pour prouver la causalité, il faudrait pouvoir éliminer d’autres explications causales.  Mais voilà, il est souvent devenu impossible de considérer d’autres explications causales possibles sans provoquer de conséquences négatives, il est peu probable que les chercheurs parviennent à une compréhension précise du problème. Et sans comprendre la vraie nature d’un problème, il y a peu de chances de le résoudre.  

Un écart de salaire entre les hommes et les femmes est une sorte de corrélation. Mais la surreprésentation des hommes dans une profession bien rémunérée est-elle la preuve de discrimination ? Par exemple, si quelqu’un note que les programmeurs informatiques dans les entreprises technologiques de pointe sont pour la plupart des hommes, faut-il en conclure que c’est leur seul sexe masculin (et non leurs compétences) qui rend ces employés plus susceptibles d’être embauchés ou promus ? Mais l’appartenance à la gent masculine est-elle la seule explication ? Mais y a-t-il d’autres différences ? Existe-t-il d’autres causes ? Si l’on suggère une autre explication à cet écart que la discrimination des femmes, certains aujourd’hui pensent que l’on tente de minimiser la gravité du problème. Si quelqu’un dans l’auditoire est mécontent de cette suggestion, vous pourriez alors être accusé d’avoir commis une microagression (ou plus précisément une « micro-invalidation »). Si votre hypothèse suggère qu’il pourrait y avoir des différences dans certains facteurs sous-jacents (par exemple, parce que les garçons aiment le sport ou la programmation informatique), alors vous pourriez être en train de violer un grave tabou.

Dans un article intitulé « La psychologie de l’impensable », le psychologue social Philip Tetlock appelle cela l’utilisation de « taux de base interdits ». Si ce type de pensée est interdit et que les chercheurs en sciences sociales ne peuvent pousser leurs recherches assez loin pour contester les théories politiques en faveur, on assiste à la formation d’une pensée orthodoxe qui n’est plus remise en question, le processus de recherche universitaire s’effondre. Si les professeurs et les étudiants hésitent à proposer des explications alternatives pour les écarts salariaux, alors les théories bien en vue deviennent l’orthodoxie. Les idées sur ce sujet comme d’autres peuvent être acceptées non pas parce qu’elles sont vraies, mais parce que le groupe politiquement dominant veut qu’elles soient vraies afin de promouvoir son récit préféré et ses mesures politiques préférées. À ce stade, soutenues par la passion et la certitude des militants, des théories universitaires erronées peuvent sortir du sérail universitaire et se retrouver enseignées dans les écoles, les entreprises et d’autres organisations. Malheureusement, lorsque les réformateurs tentent d’intervenir dans des institutions complexes en utilisant des théories fondées sur une compréhension erronée ou incomplète des forces causales à l’œuvre, leurs efforts de réforme ont peu de chances de faire du bien — et pourraient même aggraver les choses.

Piste de solutions  

Les auteurs appellent les administrateurs des universités et des collèges à résolument afficher leur parti-pris pour la liberté d’enquête en approuvant les principes de Chicago sur la liberté d’expression. En adoptant ces principes, les universités et les collèges avertissent les étudiants qu’ils n’approuvent pas l’utilisation d’« avertissements sur le contenu sensible  » ou d’« espaces sûrs ». Haidt et Lukianoff suggèrent des programmes d’éducation spécifiques, tels que LetGrow, Free Range Kids de Lenore Skenazy. Ils préconisent d’enseigner aux enfants la considération envers autrui et les bases de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC). Selon eux, il faut encourager la bienveillance quand vient le moment d’interpréter les paroles d’autrui plutôt que soupçonner trop vite une offense. 

Dans leur conclusion, les auteurs écrivent qu’il y aura des changements positifs dans un proche avenir, car de petits groupes d’universités « développeront un type différent de culture académique — une culture qui trouve des moyens de faire en sorte que les étudiants de tous les groupes ethniques et sexuels se sentent les bienvenus sans utiliser les méthodes de division » de la gauche woke. Selon eux, « les forces du marché s’occuperont du reste  » à mesure que «  les demandes et les inscriptions » augmenteront dans ces universités.

Ce carnet espère que le marché fera son œuvre.  Nous sommes toutefois sceptiques pour le court terme, car l’administration publique et les grandes entreprises (Twitter, Google, KPMG, Accenture etc.) se convertissent à la philosophie woke et offrent des « formations » sur le racisme systémique, le biais inconscient et autres lubies diversitaires. Les diplômés issus de ces études du genre, des femmes, de la théorie critique de la race trouvent des débouchés dans les écoles, les services de ressources humaines ou le conseil en entreprise. 

Ajoutons qu’il n’est pas évident que, dans de petits pays comme le Québec ou la Belgique, il existe un marché des universités. Même en France, ce marché est très restreint de par le rôle de l’État qui subventionne massivement le réseau reconnu et contrôle l’agrément des universités. C’est ainsi que l’institut politique de Marion Maréchal à Lyon qui ne bénéficie ni de subventions ni de reconnaissance de sa formation ne semble pas vraiment décoller. Au Québec, l’UQAM, Concordia et McGill qui ont défrayé la chronique woke vont-elles vraiment pâtir de leur manque de défense de la liberté d’expression, de la tyrannie de quelques étudiants wokes et de leurs départements d’études militantes ?

 


The Coddling of the American Mind
How Good Intentions and Bad Ideas Are Setting Up a Generation for Failure
par Greg Lukianoff et Johathan Haidt,
paru le 4 septembre 2018,
aux Penguin Press,
à Londres et New York,
352 pages.
ISBN-10 : 0735224897
ISBN-13 : 978-0735224896

Voir aussi

Le titre The Codding of the American Mind est un clin d’œil au fameux The Closing of the American Mind d’Allan Bloom, publié en français sous le titre de l’Âme désarmée. Voir Alan Bloom : « L’Âme désarmée » republiée.  

La lâcheté de l’université anglophone McGill et son « éducation de qualité »

« Espaces sûrs » : des étudiants qui ne supportent plus la contradiction

États-Unis — Suicide du professeur Mike Adams, harcelé et menacé sur les réseaux sociaux par des progressistes

Les jeunes attirés par la droite, parce qu’ils rejettent le wokisme, le correctivisme politique et le pharisianisme  

« Les inégalités en défaveur des hommes passent à la trappe ! »

L’Alberta exige une plus grande liberté d’expression sur les campus 

 Legault parle de garantir la liberté de débat à l’université, Martine Delvaux de l’UQAM parle de « police » gouvernementale  

Université anglophone Concordia : « Repérer et contrer le colonialisme en physique contemporaine »

Parodier le vocabulaire des études de genre : un nouveau genre à succès ?

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