jeudi 13 juin 2019

Histoire — l'ex­clusion des femmes du suffrage fut davantage le fait de l'idéologie progressiste que de la pensée réactionnaire.


Texte de l’historien Jean-Marc Albert paru dans Valeurs actuelles du 13 juin 2019 :

Si les femmes ont obtenu le droit de vote plus tardivement en France qu’ailleurs, c’est en raison d’une idéologie révolutionnaire qui les considérait comme des « êtres » politiquement inachevés.

Il y a 75 ans, les femmes [en France] obtenaient le droit de vote. Alors que nombre de pays l’avaient déjà adopté, la France demeurait une exception longtemps imputée au conservatisme des élites. À y regarder de près, l’ex­clusion des femmes du suffrage fut davantage le fait de l’idéologie progressiste que de la pensée réactionnaire. 

La Révolution émancipa à tel point l’homme qu’elle en oublia les femmes. Ainsi, en 1793, Amar annonce devant des conventionnels ravis qu’il « n’est pas possible que les femmes exercent les droits politiques ». Il ne fait que reprendre un discours misogyne auquel médecins et pen­seurs du XVIIIe siècle ont donné leur caution. S’éloignant des interprétations chrétiennes, les Lumières convoquent un fondement naturel [Note du carnet : et l’Antiquité gréco-romaine] pour dévaloriser les femmes. La révo­lution inscrit en droit ce consensus : la fragilité de leurs corps les rend incapables de voter. Les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle sont hos­tiles aux revendications féministes considérant qu’elles affai­blissent., par scissiparité, la lutte des classes. Pour combattre la misère des femmes, il faut s’attaquer au capitalisme, non aux « droits » masculins. La Révolution faite, les inégalités tomberont d’elles-mêmes. En 1848, le socialiste Proudhon, estimant que « le ménage et la famille » sont le « sanctuaire » des femmes, porte une hostilité à ce droit qui imprime long­temps la pensée de gauche. En se politisant., les féministes endossent toutes ces contradictions. Elles se sentent d’ailleurs trahies par la révolution de 1848 qui voit le suffrage universel masculin restauré.

Le moteur révolutionnaire de l’histoire reste viril. Après 1871, les républicains au pouvoir excluent les femmes des lieux politiques en les renvoyant à leur fonction maternelle. Dans l’esprit de Ferry, leur ins­truction n’est pas de. destinée à en faire un sujet autonome, mais seulement à les « émanciper » de l’Église et à produire les mères de futurs républicains. 

C’est dans les milieux conservateurs que la question res­surgit après-guerre. La catholique Pologne octroie le suf­frage féminin en 1918. Le pape Benoît XV y est favorable. La Chambre des députés [de France], à droite, vote en ce sens, mais le Sénat, radical [de gauche donc] bloque ce choix en 1922. Les groupes chrétiens se déploient pour ce droit. La Ligue féminine d’action catho­lique, forte de ses 2 millions d’adhérentes, insiste sur la complémentarité des rôles au sein du couple en refusant de sacrifier le respect de la mater­nité à l’exigence de droits poli­tiques. À gauche, on dénonce une lubie de femmes aisées indifférentes aux luttes sociales. Les syndicats, surtout la CGT, rechignent à leur faire une place. En 1944, l’Assemblée consultative d’Alger veut « récompenser » les femmes issues de la Résistance. D’ultimes arguties contre une surreprésentation féminine du vote en raison du grand nombre de prisonniers n’empêchent pas les femmes de s’exprimer le 29 avril 1945.

La vision barrésienne du « suffrage des morts » l’emporte. Une victoire qui ne doit rien aux féministes.

Ce n’est donc pas une vision réactionnaire des femmes qui explique ce « retard » français, mais une idéologie révo­lutionnaire au nom de laquelle elles sont perçues comme des « êtres » politiquement inachevés pour pouvoir voter en toute autonomie. Les progressistes ont eu raison de craindre le vote des femmes, en 1945, elles votèrent de manière plus conservatrice que les hommes.

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