jeudi 11 avril 2019

Le pape Benoît XVI : révolution sexuelle, relativisme moral, absence de Dieu et rejet de la Tradition à l'origine de la crise des abus sexuels

Résumé de Laurent Dandrieu de Valeurs actuelles. Bien que n’ayant plus de responsabilités dans le gouvernement de l’Église, le pape émérite Benoît XVI a tenu à apporter sa pierre à la réflexion sur la crise actuelle, en un long texte inédit diffusé ce 10 avril.

Ayant présidé aux destinées de l’Église au moment où la crise des abus sexuels a explosé publiquement, « je devais m’interroger sur ma possible contribution à un renouveau » : c’est ainsi que, dans l’introduction de cet article destiné à une revue allemande, Klerusblatt, repris en allemand ici et diffusé ce jeudi 11 avril en italien par ACIStampa, Benoît XVI justifie la parution de ce texte, lui qui n’a pas pour habitude d’intervenir dans l’actualité de l’Église depuis sa renonciation. Le pape émérite prend d’ailleurs soin de préciser qu’il a informé le pape François et son secrétaire d’État de sa démarche, et conclut son texte en remerciant « le pape François pour tout ce qu’il fait pour nous montrer, encore et encore, la lumière de Dieu, qui n’a pas disparu, même aujourd’hui. » Autant de précisions qui visent, semble-t-il, à écarter la tentation de considérer le texte de Benoît XVI comme une prise de position sur la politique de son successeur.

Le texte de Benoît XVI se divise en trois parties. La première traite de la révolution sexuelle et de ses conséquences : effondrement de toutes les normes en la matière, omniprésence de la sexualité dans la société, y compris dans les écoles sous couvert d’information, complaisance envers la pédophilie, « alors décrite comme permise et bénéfique ».

Effondrement…

Pour l’Église, cette sexualisation de la société a contribué à l’effondrement des vocations et au départ de nombreux prêtres. Parallèlement et indépendamment à ce phénomène, « la théologie morale catholique a subi un effondrement qui a rendu l’Église sans défense contre ces changements dans la société ». Abandon de loi naturelle, relativisme moral selon lequel « il n’y avait plus rien qui puisse être considéré comme un bien absolu, non plus que comme un mal absolu », ont produit une crise « qui a atteint des proportions dramatiques à la fin des années 1980 et dans les années 1990 ». Alors que l’encyclique de Jean-Paul II Veritatis Splendor (1993) et le Catéchisme de l’Église catholique (1992) tentèrent de dresser des barrages contre ce relativisme, ils ne purent empêcher la progression de l’idée (fausse, selon Benoît XVI) selon laquelle l’Église n’aurait pas de compétence particulière en matière de morale.

La seconde partie du texte décrit les conséquences concrètes de ce relativisme dans l’Église : « Dans divers séminaires, écrit le pape émérite, s’établirent des clans homosexuels qui œuvrèrent plus moins ouvertement et changèrent significativement le climat dans les séminaires. » Le critère de nomination des évêques devint souvent « une ouverture radicale au monde ». Le pape cite le cas d’un évêque qui organisait des projections pornographiques pour les séminaristes, sous couvert de formation…

Le rejet de la Tradition, en certains endroits, était tel que « dans plus d’un séminaire, les étudiants pris en flagrant délit de lire mes livres étaient considérés comme inaptes à la prêtrise », écrit le pape avec un soupçon d’ironie : « Mes livres étaient dissimulés, comme de la littérature malsaine, et lus seulement en cachette ».

Benoît XVI décrit ensuite la trop lente prise de conscience par l’Église du problème posé par la pédophilie, et des réponses appropriées. Il rappelle que pour contrer l’attitude trop répandue de protéger avant tout les droits de l’accusé, en minorant ceux des victimes, il s’est accordé avec Jean-Paul II pour transférer la compétence de ces affaires à la Congrégation pour la doctrine de la foi, ce qui permettait des sanctions allant jusqu’à l’exclusion de l’état clérical, au lieu des simples suspensions qui prévalaient auparavant. Plusieurs milliers de prêtres furent ainsi réduits à l’état laïc sous son pontificat.

Dans un troisième temps, Benoît XVI écarte la tentation de ceux qui, pour répondre à cette crise, se bercent de l’illusion de bâtir « une nouvelle Église », en quelque sorte désacralisée. Au contraire, seule la lumière de l’amour de Dieu « peut constituer un réel contrepoids contre le mal ». Tandis qu’« une société sans Dieu […] est une société qui perd sa mesure […] En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la fin de la liberté, car ce qui meurt est le but qui fournit la direction. Et parce que le compas qui nous fournit la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal a disparu. […] C’est le cas avec la pédophilie. […] Pourquoi la pédophilie a-t-elle atteint de telles proportions ? En dernier ressort, la raison en est l’absence de Dieu. Nous autres chrétiens, prêtres y compris, préférons ne pas parler de Dieu. »

Si Benoît XVI inscrit ainsi la crise traversée par l’Église dans le contexte plus large de la montée du relativisme moral dans le monde en général et de l’hypersexualisation de la société, ce n’est certes pas pour dédouaner l’Église de ses responsabilités. Conséquence de cet oubli de Dieu au sein même de l’Église qui a pour mission de le communiquer : la façon dont beaucoup oublient la Présence réelle du Dieu vivant dans l’Eucharistie, dévaluée comme un simple rite social de communion ecclésiale : « La façon dont les gens reçoivent le Saint-Sacrement en communion comme si c’était une chose banale montre que beaucoup voient la communion comme un geste purement cérémoniel. […] Il est évident que ce n’est pas d’une refonte de l’Église selon nos propres idées que nous avons besoin, mais d’abord et avant tout le renouvellement de notre foi en la Réalité de Jésus qui s’offre à nous dans le Saint-Sacrement. »

Benoît XVI révèle à ce propos une anecdote terrible qui l’a marqué dans ses rencontres avec les victimes de pédophilie : une femme, servante d’autel, régulièrement abusée par un prêtre qui commençait toujours les abus qu’il commettait sur elle par les mots mêmes de la consécration : « Ceci est mon corps… »

Pour finir, le pape émérite invite ses lecteurs à ne pas voir l’Église d’aujourd’hui ni comme une simple institution cléricale qu’il conviendrait de réformer de main d’homme (« Une Église qui se construit elle-même ne peut pas constituer un espoir »), ni comme entièrement soumise à Satan : « Certes, il y a du péché et du mal au sein de l’Église. Mais encore aujourd’hui, il y a la Sainte Église, qui est indestructible. » Et Benoît XVI de nous inviter à reconnaître les pasteurs qui, malgré tout « témoignent de Dieu par leur vie et leur souffrance ».

Pour le pape émérite, si des mesures humaines sont indéniablement nécessaires pour lutter contre le fléau des abus sexuels dans l’Église, c’est d’abord dans la lumière de Dieu que celle-ci retrouvera l’élan pour reprendre sa tâche d’évangélisation.

 Rétrospectivement, à la lumière de cette crise terrible que traverse l’Église aujourd’hui pour s’être trop coupée de cette lumière, on comprend mieux pourquoi le pontificat de Benoît XVI se donna la mission d’être avant tout une longue et lumineuse catéchèse, tant était grande l’urgence de remettre le Christ au centre de son Église.



(Traduction non officielle)

Du 21 au 24 février 2019, à l’invitation du pape François, les présidents de toutes les conférences épiscopales du monde se sont réunis au Vatican pour discuter de l’actuelle crise de la foi et de l’Église ; une crise ressentie dans le monde entier à la suite de la diffusion de révélations choquantes sur les abus commis par des religieux sur des mineurs.



L’ampleur et la gravité des incidents rapportés ont profondément bouleversé prêtres et laïcs et ont amené bon nombre à remettre en question la Foi même de l’Église. Il était nécessaire d’envoyer un message fort et de rechercher un nouveau départ, afin de redonner à l’Église une crédibilité véritable en tant que lumière parmi les peuples et en tant que force qui lutte contre les puissances destructrices.

Comme j’avais moi-même occupé un poste de responsabilité en tant que berger de l’Église au moment du déclenchement public de la crise, et au cours de la période qui a précédé celle-ci, j’ai dû me poser des questions — même si, émérite, je ne suis pas plus directement responsable - sur comment je pourrais contribuer à un renouveau.

Ainsi, après l’annonce de la réunion des présidents des conférences épiscopales, j’ai compilé quelques notes qui me permettraient de faire une ou deux remarques pour aider à traverser cette heure difficile.

Après avoir pris contact avec le secrétaire d’État, le cardinal Pietro Parolin et le Saint-Père lui-même, il a semblé approprié de publier ce texte dans le Klerusblatt [périodique mensuel destiné au clergé dans des diocèses principalement bavarois].

Mon travail se divise en trois parties.

Dans la première partie, je souhaite présenter brièvement le contexte social entourant la question, sans lequel le problème ne peut être compris. J’essaie de montrer que dans les années 1960, un événement remarquable s’est produit, à une échelle sans précédent dans l’histoire. On pourrait dire que dans les vingt années de 1960 à 1980, les normes auparavant jusque-là valables en matière de sexualité se sont complètement effondrées et une nouvelle norme est apparue, qui fait maintenant l’objet de tentatives laborieuses de désorganisation.

Dans la deuxième partie, je souhaite souligner les effets de cette situation sur la formation des prêtres et sur leur vie.

Enfin, dans la troisième partie, je voudrais développer quelques perspectives pour une réponse appropriée de la part de l’Église.

I. Le processus a commencé dans les années 1960 et la théologie morale

1. L’affaire commence par l’introduction prescrite et soutenue par l’État des enfants et des jeunes à la nature de la sexualité. En Allemagne, Mme Käte Strobel, alors ministre de la Santé, a fait tourner un film dans lequel tout ce qui auparavant n’était pas autorisé à être montré publiquement, y compris les rapports sexuels, était désormais projeté à des fins d’éducation. Ce qui à l’origine était uniquement destiné à l’éducation sexuelle des jeunes a donc été largement accepté comme une option envisageable.

Le « Sexkoffer » publié par le gouvernement autrichien a produit des effets similaires [Il s’agissait d’une « valise » controversée de matériel d’éducation sexuelle utilisé dans les écoles autrichiennes à la fin des années 1980]. Les films sexuels et pornographiques sont alors devenus courants, au point qu’ils ont été projetés dans des salles de cinéma [« Bahnhofskinos »]. Je me souviens encore avoir vu, alors que je marchais dans Ratisbonne un jour, des foules de gens faisant la queue devant un grand cinéma, chose que nous n’avions vue auparavant qu’en temps de guerre quand on annonçait une distribution extraordinaire. Je me souviens aussi d’être arrivé dans la ville le Vendredi saint en 1970 et d’avoir vu tous les panneaux publicitaires arborant une grande affiche de deux personnes complètement nues dans une étreinte étroite.

Parmi les libertés que la révolution de 1968 cherchait à défendre, il y avait cette liberté sexuelle totale, liberté qui ne tolérait plus de norme sexuelle.

L’effondrement mental était également lié à une propension à la violence. C’est la raison pour laquelle les films sexuels ne sont plus autorisés dans les avions parce que la violence éclaterait dans une minorité de passagers. Et comme les vêtements de cette époque provoquaient également l’agressivité, les directeurs d’école ont également tenté d’introduire des uniformes dans le but de créer un climat d’étude.

Un des aspects de la Révolution de 1968 est d’avoir décrit la pédophilie comme permise et bénéfique.


Pour les jeunes de l’Église, mais pas seulement pour eux, ce fut à bien des égards une période très difficile. Je me suis toujours demandé comment les jeunes dans cette situation pouvaient se rapprocher de la prêtrise et l’accepter, avec toutes ses ramifications. L’effondrement généralisé de la prochaine génération de prêtres au cours de ces années et le nombre très élevé de laïcisations sont une conséquence de tout ce processus.

2. En même temps, indépendamment de ce développement, la théologie morale catholique a connu un effondrement qui a rendu l’Église sans défense contre ces changements de la société. Je vais essayer de décrire brièvement la trajectoire de ce développement.

Jusqu’au Concile Vatican II, la théologie morale catholique était largement fondée sur le droit naturel, tandis que la Sainte Écriture n’était citée que pour des raisons de base ou de justification. Dans la lutte du Concile pour une nouvelle compréhension de l’Apocalypse, l’option de la loi naturelle a été en grande partie abandonnée et une théologie morale entièrement basée sur la Bible a été exigée.

Je me souviens encore de la façon dont la faculté jésuite de Francfort avait formé un jeune père très doué (Bruno Schüller) dans le but de développer une morale entièrement basée sur les Écritures. La belle thèse de Père Schüller montre un premier pas dans la construction d’une morale basée sur les Écritures. Le père Schüller fut ensuite envoyé en Amérique pour des études plus approfondies et revint avec la conviction que la Bible ne pouvait exprimer la moralité de manière systématique. Il a ensuite tenté une théologie morale plus pragmatique, sans pouvoir apporter de réponse à la crise de la moralité.

En fin de compte, c’était principalement l’hypothèse que la moralité devait être exclusivement déterminée par les buts de l’action humaine qui prévalait. Alors que l’ancienne phrase « la fin justifie les moyens » n’était pas confirmée sous cette forme brute, sa façon de penser était devenue définitive. Par conséquent, il ne pouvait plus y avoir quoi que ce soit qui constitue un bien absolu, pas plus que quelque chose de fondamentalement mauvais ; (il ne pourrait y avoir) que des jugements de valeur relatifs. Il n’y avait plus de bien (absolu), mais uniquement le relativement mieux, en fonction du moment et des circonstances.

La crise de la justification et de la présentation de la morale catholique a atteint des proportions dramatiques à la fin des années 80 et 90. Le 5 janvier 1989 fut publiée la « Déclaration de Cologne », signée par 15 professeurs de théologie catholiques. Elle était axée sur divers points de crise dans la relation entre le magistère épiscopal et la tâche de la théologie. Les réactions à ce texte, qui au début n’allait pas au-delà du niveau habituel de protestations, devint très rapidement un tollé contre le magistère de l’Église et rassemblait, de manière audible et visible, le potentiel de protestation mondial contre les textes doctrinaux attendus de Jean Paul II (cf. D. Mieth, Kölner Erklärung, LThK, VI3, p. 196) [LTHK est le Lexikon für Theologie und Kirche, un « lexique de la théologie et de l’Église » en allemand, dont Karl Rahner et le Cardinal Walter Kasper sont les rédacteurs.]

Le pape Jean-Paul II, qui connaissait très bien la situation de la théologie morale et la suivait de près, a commandé une encyclique qui remettrait ces choses en ordre. Elle a été publiée sous le nom de Veritatis Splendor le 6 août 1993 et ​​a provoqué de vives réactions de la part de théologiens moraux. Avant cela, le « Catéchisme de l’Église catholique » avait déjà présenté de manière convaincante, de manière systématique, la moralité proclamée par l’Église.

Je n’oublierai jamais comment Franz Böckle, à l’époque figure de proue de la théologie morale en Allemagne, ayant pris sa retraite dans sa Suisse natale, avait annoncé, à la lumière des décisions éventuelles de l’encyclique Veritatis splendor, que si l’encyclique affirmait que certains actes étaient toujours et en toutes circonstances mauvais, il s’opposerait à celle-ci de toutes ses forces.

C’était Dieu, le Miséricordieux, qui lui évitait de mettre sa résolution à exécution ; Böckle mourut le 8 juillet 1991. L’encyclique fut publiée le 6 août 1993 et ​​affirmait en effet qu’il y avait des actions qui ne peuvent jamais devenir bonnes.

Le pape était parfaitement conscient du poids de cette décision à cette époque et, précisément pour cette partie de son texte, il avait de nouveau consulté d’éminents spécialistes n’ayant pas participé à la rédaction de l’encyclique. Il savait qu’il ne devait laisser aucun doute sur le fait que le calcul moral qui consiste à mettre dans la balance les différents biens devait connaître une limite. Il y a des biens sur lesquels on ne peut jamais admettre de compromis.

Il y a des valeurs qui ne doivent jamais être abandonnées pour une valeur plus grande, elles dépassent même la préservation de la vie physique. Il y a le martyre. Dieu est (à propos) plus que la simple survie physique. Une vie qui serait achetée par la négation de Dieu, une vie qui repose sur un ultime mensonge, est une non-vie.

Le martyre est une catégorie de base de l’existence chrétienne. Le fait que le martyre ne soit plus moralement nécessaire dans la théorie défendue par Böckle et de nombreuses autres montre que c’est l’essence même du christianisme qui est en jeu ici.

Dans la théologie morale, cependant, une autre question était devenue urgente : l’hypothèse selon laquelle le Magistère de l’Église ne devrait être l’ultime compétence [l’infaillibilité] qu’en matière de foi elle-même a été largement acceptée ; dans cette perspective, les questions relatives à la moralité ne devraient pas entrer dans le champ des décisions infaillibles du Magistère du Magistère de l’Église. Il y a probablement quelque chose de juste dans cette hypothèse qui mérite une discussion plus approfondie. Mais il existe un ensemble minimal de moralité qui est indissolublement lié au principe fondateur de la foi et qui doit être défendu si la foi ne doit pas être réduite à une théorie, mais plutôt être reconnue dans sa revendication de la vie concrète.

Tout cela montre à quel point l’autorité de l’Église en matière de moralité est fondamentalement mise en cause. Ceux qui nient à l’Église une compétence finale en matière d’enseignement dans ce domaine l’obligent à garder le silence précisément là où la frontière entre vérité et mensonge est en jeu.

Indépendamment de cette question, dans de nombreux cercles de théologie morale, l’hypothèse a circulé que l’Église n’a pas et ne peut pas avoir sa propre moralité. L’argument étant que toutes les hypothèses morales connaîtront également des parallèles dans d’autres religions et donc une propriété de moralité chrétienne ne pourrait pas exister. Mais la question du caractère unique d’une morale biblique n’est pas résolue par le fait que pour chaque phrase, quelque part, un parallèle peut également être trouvé dans d’autres religions. Il s’agit plutôt de l’ensemble de la morale biblique, qui en tant que telle est nouvelle et différente de ses parties individuelles.

La doctrine morale de la Sainte Écriture a son caractère unique qui repose en définitive sur son attachement à l’image de Dieu, dans la foi en l’unique Dieu qui s’est manifesté en Jésus-Christ et qui a vécu en tant qu’être humain. Le décalogue est une application de la foi biblique en Dieu à la vie humaine. L’image de Dieu et la moralité vont de pair et entraînent ainsi un changement particulier de l’attitude chrétienne envers le monde et la vie humaine. De plus, on a dès le début décrit le christianisme à l’aide du mot ὁδός [le mot grec pour « chemin », « route », souvent utilisé dans le Nouveau Testament dans le sens de cheminement].

La foi est un voyage et un mode de vie. Dans l’ancienne Église, le catéchuménat était créé comme un espace d’existence s’opposant à une culture de plus en plus démoralisée, dans laquelle les aspects distinctifs et nouveaux du mode de vie chrétien étaient mis en pratique et en même temps protégés du mode de vie commun. Je pense qu’aujourd’hui encore, des communautés catéchuménales sont nécessaires pour que la vie chrétienne puisse s’affirmer à sa manière.

II Premières réactions ecclésiales

1. Le processus de dissolution de la conception chrétienne de la moralité, préparé de longue date et en cours de réalisation, a été marqué, comme j’ai essayé de le montrer, par un radicalisme sans précédent dans les années soixante. Cette dissolution de l’autorité de l’enseignement moral de l’Église devait nécessairement avoir un effet sur les divers domaines de l’Église. Dans le contexte de la réunion des présidents des conférences épiscopales du monde entier avec le pape François, la question de la vie sacerdotale, ainsi que celle des séminaires, revêt un intérêt particulier. En ce qui concerne le problème de la préparation au ministère sacerdotal dans les séminaires, la forme précédente de cette préparation est en train de s’effondrer.

Dans plusieurs séminaires, des cliques homosexuelles se sont formées, de manière plus ou moins ouverte, elles ont considérablement modifié le climat dans les séminaires. Dans un séminaire situé dans le sud de l’Allemagne, les candidats à la prêtrise et au poste de spécialiste à la pastorale laïque [Pastoralreferent] vivaient ensemble. Aux repas communs, les séminaristes et les spécialistes de la pastorale mangeaient ensemble, les mariés parmi les laïques parfois accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants, et parfois de leurs petites amies. Le climat dans ce séminaire ne pouvait fournir un soutien pour la préparation à la vocation sacerdotale. Le Saint-Siège était au courant de ces problèmes sans en être informé dans le détail. Dans un premier temps, on organisa une visite apostolique des séminaires aux États-Unis.

Comme les critères de sélection et de nomination des évêques avaient été modifiés après le Concile Vatican II, les relations des évêques avec leurs séminaires changèrent également. Le premier critère pour la nomination de nouveaux évêques était désormais leur « conciliarité », ce qui, bien entendu, pouvait signifier des choses assez différentes.

En effet, dans de nombreuses parties de l’Église, les attitudes conciliaires signifiaient avoir une attitude critique ou négative à l’égard de la tradition jusqu’alors existante, qui devait maintenant être remplacée par une nouvelle relation radicalement ouverte sur le monde. Un évêque, qui avait été auparavant recteur d’un séminaire, avait fait en sorte qu’on présente des films pornographiques aux séminaristes prétendument dans le but de les rendre résistants à des comportements contraires à la foi.

Il y avait — pas seulement aux États-Unis d’Amérique — des évêques qui rejetaient à titre personnel la tradition catholique dans son ensemble et cherchaient à instaurer une sorte de nouvelle « catholicité » moderne dans leurs diocèses. Il convient peut-être de mentionner que, dans nombre de séminaires, les étudiants surpris à lire mes livres étaient considérés comme inadaptés à la prêtrise. Mes livres étaient cachés, comme de la littérature malsaine, et on ne les lisait qu’en cachette.

Cette visite n’apporta aucune information nouvelle, car plusieurs forces s’étaient unies pour dissimuler la situation réelle. Une deuxième visite fut organisée et permit de recueillir beaucoup plus d’informations, mais dans l’ensemble, elle n’eut aucune conséquence. Néanmoins, à partir des années 1970, la situation des séminaires s’est généralement améliorée. Et pourtant, ce n’est que de manière sporadique que les vocations se sont renforcées, car, dans l’ensemble, la situation avait pris une tournure différente.

2. Si j’ai bon souvenir, la question de la pédophilie n’est devenue une question cruciale qu’à partir de la seconde moitié des années 80. Entre-temps, cette question était déjà devenue un problème public aux États-Unis, de sorte que les évêques de Rome ont demandé de l’aide, car le droit canon, tel qu’il est écrit dans le nouveau code (1983), ne semblait pas suffisant pour prendre les mesures nécessaires.

Rome et les canonistes romains ont d’abord eu des difficultés avec ces questions, car, à leur avis, la suspension temporaire de la charge sacerdotale devait être suffisante pour permettre purification et clarification. Cela ne pouvait pas être accepté par les évêques américains, car les prêtres restaient de la sorte au service de l’évêque et on pouvait donc considérer qu’ils étaient [encore] directement associés à celui-ci. Ce n’est que lentement qu’on commença à réviser et à approfondir les lois pénales délibérément vagues dans le nouveau droit canon.

En outre, toutefois, la perception du droit pénal posait un problème fondamental. Seul ce que l’on appelait le garantisme [une sorte de protectionnisme procédural] était encore considéré comme « conciliaire ». Cela signifie que les droits de l’accusé devaient avant tout être garantis, à tel point qu’en pratique il excluait de déclarer l’accusé coupable. Pour faire contrepoids aux choix de défense souvent inadéquats offerts aux théologiens accusés, leur droit à la défense par garantie avait été étendu à un tel point qu’il devait difficile de condamner quiconque.

Permettez-moi une brève digression à ce stade. Devant l’ampleur de l’inconduite pédophile, un mot de Jésus attire de nouveau l’attention : « Quiconque fait pêcher l’un de ces petits qui croient en moi, il serait mieux pour lui de placer une grande meule autour de son le cou et il a été jeté à la mer » (Marc 9:42).

L’expression « les petits » dans le langage de Jésus désigne les croyants ordinaires qui peuvent être confondus dans leur foi par l’arrogance intellectuelle de ceux qui se pensent intelligents. Ainsi donc, ici, Jésus protège la foi reçue par une claire menace de punition à ceux qui s’y attaquent.

L’utilisation moderne de la phrase n’est pas mauvaise en soi, mais elle ne doit pas masquer le sens original. Dans ce sens, il devient évident, contrairement à tout garantisme, que le droit de l’accusé n’est pas la seule chose d’importante qui nécessite une garantie. Les grands biens tels que la Foi sont tout aussi importants.

Un droit canonique équilibré qui correspond à l’ensemble du message de Jésus ne doit donc pas seulement fournir une garantie à l’accusé, dont le respect est un bien juridique. Il doit également protéger la Foi, qui est également un bien important à protéger. Un droit canonique correctement conçu doit donc comporter une double garantie : protection juridique de l’accusé, protection juridique du bien en jeu. Celui qui aujourd’hui met de l’avant cette conception intrinsèquement claire tombe généralement dans l’oreille d’un sourd quand il s’agit de la question de la protection de la Foi en tant que bien juridique. Dans la conscience générale de la loi, la Foi ne semble plus avoir le rang de bien nécessitant une protection. C’est une situation alarmante qui doit être considérée et prise au sérieux par les pasteurs de l’Église.

J’aimerais maintenant ajouter à la brève note sur la situation de la formation sacerdotale au moment du déclenchement public de la crise, quelques remarques concernant l’évolution du droit canonique en la matière.

En principe, la Congrégation du Clergé est responsable des crimes commis par les prêtres. Mais comme le garantisme dominait largement à l’époque, j’ai convenu avec le pape Jean-Paul II qu’il était opportun d’attribuer la compétence pour ces infractions à la Congrégation pour la doctrine de la foi, sous le titre Delicta maiora contra fidem.

Cette assignation donnait également la possibilité d’imposer la peine maximale, à savoir l’expulsion du clergé, qui n’aurait pas pu être imposé selon d’autres dispositions juridiques. Ce n’était pas un tour de passe-passe permettant d’imposer la peine maximale, mais une conséquence de l’importance de la foi pour l’église. Il est en réalité important de comprendre que de telles transgressions de la part de clercs nuisent en dernier ressort à la Foi.

C’est seulement là où la Foi ne détermine plus les actions de l’homme que de tels crimes sont possibles.

La sévérité de la punition présuppose cependant aussi une preuve claire de la réalité de l’infraction : cet aspect du garantisme reste en vigueur.

Pour le dire autrement : pour pouvoir imposer la peine maximale de manière légale, il faut une authentique procédure criminelle. Mais à la fois les diocèses et le Saint-Siège étaient dépassés par une telle exigence. Nous avons mis en place une forme minimale des procédures criminelles, laissant ouverte la possibilité pour le Saint-Siège de prendre en main le procès dès lors que le diocèse ou l’administration métropolitaine n’est pas en mesure de le mener. Dans tous les cas, le procès doit être revu par la Congrégation de la Doctrine de la foi de manière à garantir les droits de l’accusé. Pour finir, à la Feria IV (c’est-à-dire l’assemblée des membres de la Congrégation), nous avons établi une instance d’appel de manière à offrir une possibilité d’appel.

Dans la mesure où tout cela allait en réalité au-delà des capacités de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, et parce que des retards se sont fait jour qu’il fallait empêcher en raison de la nature du sujet, le pape François a entrepris des réformes supplémentaires.


III.
1. Que devons-nous faire ? Faudrait-il que nous créions une autre Église pour tout remettre à l’endroit ? Eh bien, cette expérience-là a déjà été faite et elle a déjà échoué. Seuls l’obéissance et l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ peuvent indiquer le droit chemin. Essayons donc d’abord de comprendre de nouveau et de l’intérieur [en nous-mêmes] ce que veut Notre Seigneur, et ce qu’il a voulu de nous.

Je voudrais suggérer d’abord ceci : si nous voulons vraiment résumer très brièvement le contenu de la Foi telle qu’il est exposé dans la Bible, nous pourrions le faire en disant que le Notre Seigneur a entamé avec nous une histoire d’amour dans laquelle il veut récapituler toute la création. La force antagoniste face au mal qui nous menace et qui menace le monde entier ne peut au bout du compte consister que dans notre entrée dans cet amour. Il est la vraie force antagoniste face au mal. Le pouvoir du mal dérive de notre refus de l’amour de Dieu. Celui qui se confie à l’amour de Dieu est racheté. Le fait que nous ne soyons pas rachetés est conséquences de notre incapacité à aimer Dieu. Apprendre à aimer Dieu est par conséquent la voie de la rédemption des hommes.

Essayons maintenant d’exposer un peu plus ce contenu essentiel de la Révélation de Dieu. Nous pourrions dire alors que le premier don fondamental que nous offre la Foi est la certitude que Dieu existe.

Un monde sans Dieu ne peut être qu’un monde sans signification. Car alors, d’où vient tout ce qui est ? En tout cas, il n’a pas de fondement spirituel. Il est tout simplement là, on ne sait trop comment, et n’a ni but ni sens. Dès lors, il n’y a pas de normes du bien ou du mal. Alors, seul ce qui est plus fort que l’autre peut s’autoaffirmer. Alors, la puissance est le seul principe. La vérité ne compte pas — en fait, elle n’existe même pas. Ce n’est que si les choses ont une raison d’être spirituelles, ayant été voulues et conçues — c’est seulement s’il y a un Dieu créateur qui est bon et qui veut le bien — que la vie de l’homme peut aussi avoir un sens.

Qu’il existe un Dieu créateur, mesure de toutes choses, est tout d’abord un besoin primordial. Mais un Dieu qui ne s’exprimerait pas du tout, qui ne se ferait pas connaître, resterait à l’état d’intuition et ne pourrait ainsi déterminer la forme de notre vie.

Pour que Dieu soit réellement Dieu dans cette création délibérée, nous devons nous tourner vers lui afin qu’Il s’exprime d’une façon ou d’une autre. Il l’a fait de multiples façons, mais ce fut de manière décisive dans cet appel fait à Abraham qui donna aux personnes à la recherche de Dieu l’orientation qui mène au-delà de tout ce qu’on pouvait attendre : Dieu lui-même devient créature, et parle comme un homme avec nous autres êtres humains.

Ainsi la phrase « Dieu est » se transforme en dernière analyse véritablement en Bonne Nouvelle, tant Il est plus qu’une idée, parce qu’Il crée l’amour et qu’Il est l’amour. Rendre de nouveau conscient de cela est la tâche première et fondamentale que nous confie le Seigneur.

Une société sans Dieu — une société qui ne le connaît pas et qui le considère comme n’existant pas — est une société qui perd sa mesure. C’est à notre époque que le slogan « Dieu est mort » a été forgé. Lorsque Dieu meurt effectivement au sein d’une société, elle devient libre, nous assurait-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la fin de la liberté, car ce qui meurt est le but qui fournit la direction. Et aussi parce que disparaît le compas qui nous indique la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal. La société occidentale est une société dont Dieu est absent de la sphère publique et qui n’a plus rien à lui dire. Et c’est pourquoi il s’agit d’une société où la mesure de l’humanité se perd de plus en plus. Sur des points précis, il devient soudain visible que ce qui est mal et détruit l’homme est devenu la norme acceptée.


C'est le cas avec la pédophilie. Théorisée il n’y a pas pas très longtemps comme étant tout à fait légitime, elle s’est étendue de plus en plus loin. Et nous nous rendons compte aujourd’hui avec effroi qu’il advient des choses à nos enfants et à nos jeunes qui menacent de les détruire. Le fait que cela ait pu aussi s’étendre dans l’Église et parmi les prêtres devrait nous troubler tout particulièrement.

Pourquoi la pédophilie a-t-elle atteint de telles proportions ? En dernier ressort, la raison en est l’absence de Dieu. Nous autres, chrétiens et prêtres, préférons aussi ne pas parler de Dieu, parce que ce discours ne semble pas pratique. Après le bouleversement de la Seconde Guerre mondiale, nous avons continué en Allemagne de placer expressément notre constitution sous la responsabilité vis-à-vis Dieu en tant que principe conducteur. Un demi-siècle plus tard, il ne fut plus possible d’inclure la responsabilité vis-à-vis de Dieu comme critère de référence de la constitution européenne. Dieu est considéré comme la préoccupation partisane d’un petit groupe et ne peut plus constituer le critère de référence de la communauté dans son ensemble. Cette décision est le reflet de la situation en Occident, où Dieu est devenu l’affaire privée d’une minorité.

Une tâche essentielle, qui doit résulter des bouleversements moraux de notre temps, est que nous commencions nous-mêmes de nouveau à vivre par Dieu et pour Lui. Par-dessus tout, nous devons apprendre de nouveau à reconnaître Dieu comme fondement de notre vie au lieu de le laisser de côté comme une phrase d’une certaine manière inopérante. Je n’oublierai jamais la mise en garde que m’adressa un jour dans une de ses lettres le grand théologien Hans Urs von Balthazar. « Ne présupposez pas le Dieu trine, Père, Fils et Saint-Esprit — présentez-les ! »

De fait, dans la théologie Dieu est souvent tenu pour acquis, comme si cela allait de soi, mais concrètement on n’en traite pas. Le thème de Dieu semble si irréel, si éloigné des choses qui nous préoccupent. Et pourtant tout change si l’on ne présuppose pas Dieu, mais qu’on le présente. En ne le laissant pas d’une certaine manière à l’arrière-plan, mais en le reconnaissant comme le centre de nos pensées, de nos paroles et de nos actions.


2. Dieu est devenu homme pour nous. L’homme, sa créature, est si près de son Cœur qu’Il s’est uni à lui, entrant ainsi dans l’histoire humaine d’une manière très pratique. Il parle avec nous, Il vit avec nous, Il souffre avec nous et Il a pris la mort sur lui pour nous. Nous parlons de cela dans le détail en théologie, avec des pensées et des mots savants. Mais c’est précisément de cette manière que nous courons le risque de devenir maîtres de la Foi au lieu d’être renouvelés et gouvernés par la Foi.

Considérons cela par rapport à une question centrale, la célébration de la Sainte eucharistie. La manière dont nous traitons l’Eucharistie ne peut que provoquer de la préoccupation. Le concile Vatican II été à juste titre centré sur la volonté de remettre ce sacrement de la présence du Corps et du Sang du Christ, de la présence de sa Personne, de sa Passion, de sa Mort et de sa Résurrection, au centre de la vie chrétienne et de l’existence même de l’Église. En partie, cela a effectivement été réalisé, et nous devons en être reconnaissants au Seigneur du fond du cœur.

Et pourtant, c’est une attitude assez différente qui prévaut. Ce qui prédomine n’est pas une nouvelle révérence envers la présence de la mort et de la résurrection du Christ, mais une manière de Le traiter qui détruit la grandeur du mystère. Lé déclin de la participation à la célébration dominicale de l’Eucharistie montre combien nous autres chrétiens d’aujourd’hui sommes devenus peu capables d’apprécier la grandeur du don que constitue sa Présence Réelle. L’Eucharistie a été dévaluée pour devenir un simple geste cérémoniel, lorsqu’on tient pour acquis que la courtoisie exige qu’elle soit offerte lors des célébrations familiales ou des occasions comme les mariages et les enterrements à tous les invités, pour des raisons familiales.

La façon dont les gens reçoivent le Saint-Sacrement en communion comme si c’était une chose banale montre que beaucoup voient la communion comme un geste purement cérémoniel. Donc, lorsque nous pensons à l’action qui serait nécessaire avant tout, il est évident que ce n’est pas d’une refonte de l’Église selon nos propres idées que nous avons besoin, mais d’abord et avant tout le renouvellement de notre foi en la Réalité de Jésus qui s’offre à nous dans le Saint-Sacrement.

Lors de conversations avec des victimes de pédophilie, j’ai été amené à une conscience toujours plus aiguë de cette exigence. Une jeune femme qui avait été servante d’autel me dit que l’aumônier, qui était son supérieur en tant que servante d’autel, commençait toujours les abus sexuels commis à son encontre par les paroles : « Ceci est mon corps qui sera livré pour vous. »

Il est évident que cette femme ne peut plus entendre les paroles mêmes de la consécration sans ressentir à nouveau de manière terrifiante toute la torture des abus qu’elle a subis. Oui, nous devons d’urgence implorer le pardon du Seigneur ; et d’abord et avant tout nous devons l’invoquer et lui demander de nous enseigner de nouveau à tous la dimension de sa souffrance, de son sacrifice. Et nous devons tout faire pour protéger le don de la Sainte Eucharistie de tout abus.

3. Pour finir, il y a le mystère de l’Église. La phrase par laquelle Romano Guardini, il y a près de 100 ans, exprimait l’espérance joyeuse qui avait été instillée en lui et en beaucoup d’autres, demeure inoubliée : « Un événement d’une importance incalculable a commencé : l’Église se réveille dans les âmes. »

Il voulait dire que l’Église n’était plus vécue et perçue simplement comme un système externe qui entre dans nos vies, comme une sorte d’autorité, mais qu’elle commençait plutôt à être perçue comme étant présente dans les cœurs — non comme quelque chose de simplement extérieur, mais comme nous touchant de l’intérieur. Environ un demi-siècle plus tard, reconsidérant ce processus et en regardant ce qui s’était produit, je fus tenté d’inverser la phrase : « L’Eglise meurt dans les âmes. »
De fait, l’Église aujourd’hui est largement considérée comme une simple sorte d’appareil politique. On en parle quasi exclusivement en catégories politiques, et cela concerne même les évêques, qui formulent leur conception de l’Église de demain en termes quasi exclusivement politiques. La crise causée par les nombreux cas d’abus commis par des prêtres nous pousse à considérer l’Église comme quelque chose de misérable : une chose que nous devons désormais reprendre en mains et restructurer. Mais une Église fabriquée par nous ne peut fonder l’espérance.

Jésus lui-même a comparé l’Église à un filet de pêche où à la fin, les bons poissons sont séparés des mauvais par Dieu lui-même. Il y a aussi la parabole de l’Église, figurée par un champ où pousse le bon grain semé par Dieu lui-même, mais aussi l’ivraie qu’« un ennemi » y a secrètement semé. Il est vrai que l’ivraie dans le champ de Dieu, l’Église, n’est que trop visible, et que les mauvais poissons dans le filet montrent également leur force. Néanmoins, le champ est toujours le champ de Dieu et le filet est toujours le filet de pêche de Dieu. Et dans tous les temps, il n’y a pas seulement l’ivraie et les mauvais poissons, mais également les moissons de Dieu et les bons poissons. Proclamer les deux choses avec insistance ne relève pas d’une fausse apologétique : c’est un service qu’il est nécessaire de rendre à la vérité.

Dans ce contexte il est nécessaire de se référer à un texte important de l’Apocalypse de saint Jean. Le diable est identifié comme l’accusateur qui accuse nos frères devant Dieu jour et nuit (Apoc. 12, 10). L’Apocalypse de saint Jean reprend ainsi une réflexion qui est au centre du cadre narratif du livre de Job (Job 1 et 2, 10 ; 42, 7-15). Dans ce livre, le diable cherché à rabaisser la droiture de Job devant Dieu, en disant qu’elle n’est qu’extérieure. Il s’agit exactement de ce que dit l’Apocalypse : le diable cherche à prouver qu’il n’y a pas de justes ; que toute la droiture des hommes ne se manifeste qu’à l’extérieur. Si on pouvait s’approcher davantage d’une personne, alors les apparences de droiture s’évanouiraient bien vite.

L’histoire de Job commence par une dispute entre Dieu et le diable, où Dieu avait désigné Job comme un homme vraiment juste. Celui-ci sera utilisé comme exemple, pour vérifier qui a raison. Enlevez-lui ce qu’il possède et vous verrez qu’il ne restera rien de sa piété, soutient le diable. Dieu lui permet de faire cette tentative, dont Job sort victorieux. Alors le diable va plus loin, disant : « L’homme donnera peau pour peau, et tout ce qu’il a pour sauver sa vie ; mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s’il ne vous maudira pas en face » (Job, 2, 4).

Dieu concède au diable un deuxième round. Il lui sera également permis de toucher la peau de Job. Il ne lui est interdit que de tuer Job. Pour les chrétiens, il est clair que ce Job, qui se dresse devant Dieu comme un exemple pour l’humanité tout entière, est Jésus-Christ. Dans l’Apocalypse de saint Jean, le drame de l’humanité nous est présenté dans toute son étendue.

Le Dieu créateur est face au diable qui médit de toute l’humanité et de toute la création. Il dit, non seulement à Dieu, mais par-dessus tout aux êtres humains : Regardez ce qu’a fait ce Dieu. Cette création prétendument bonne, est en réalité pleine de misère et de répugnance.

Ce dénigrement de la création est en réalité un dénigrement de Dieu. Il cherche à prouver que Dieu n’est pas bon lui-même, et ainsi à nous détourner de lui.

L’actualité de ce que l’Apocalypse nous dit ici est évidente. Aujourd’hui, l’accusation adressée à Dieu vise par-dessus tout à présenter son Église comme entièrement mauvaise, et ainsi, à nous en détourner. L’idée d’une Église meilleure, que nous créerions nous même, est en réalité une suggestion du diable, par laquelle il cherche à nous éloigner du Dieu vivant, au moyen d’une logique trompeuse par laquelle nous nous laissons trop facilement duper. Non, même aujourd’hui l’Église n’est pas composée seulement de mauvais poissons et d’ivraie. L’Église de Dieu continue d’exister aujourd’hui, et aujourd’hui, elle est l’instrument même par lequel Dieu nous sauve.


Il est très important de contrer les mensonges et demi-vérités du diable au moyen de la vérité tout entière : certes, il y a du péché et du mal au sein de l’Église. Mais encore aujourd’hui. il y a la sainte Église, qui est indestructible. Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui croient, souffrent et aiment humblement, dans lesquels le vrai Dieu, le Dieu d’amour, se montre à nous. Aujourd’hui encore Dieu a ses témoins (ses « martyrs ») dans le monde. Nous devons simplement veiller, pour les voir et pour les entendre.

Le mot « martyr » nous vient du droit procédural. Dans le procès contre le diable, Jésus-Christ est le premier et le véritable témoin de Dieu, Il est le premier martyr, suivi depuis lors par d’innombrables autres martyrs.

Aujourd’hui l’Église est plus que jamais une Église des martyrs, et elle est ainsi témoin du Dieu vivant. Si nous regardons autour de nous et que nous écoutons d’un cœur attentif, nous pouvons vous trouver des témoins partout aujourd’hui, spécialement parmi les gens ordinaires, mais aussi dans les plus hauts rangs de l’Eglise, qui par leur vie et leur souffrance, se lèvent pour Dieu. C’est une inertie du cœur qui nous conduit à ne pas vouloir les reconnaître. L’une des tâches les plus grandes et des plus essentielles de notre évangélisation est d’établir, autant que nous le pouvons, des lieux de vie de Foi, et par-dessus tout, de les trouver et de les reconnaître.

Je vis dans une maison, une petite communauté de personnes qui découvrent de tels témoins du Dieu vivant, encore et toujours, dans la vie quotidienne, et qui me le font remarquer à moi aussi avec joie. Voir et trouver l’Église vivante est une tâche merveilleuse qui nous rend plus forts et qui nous donne de nous réjouir de nouveau dans notre foi, toujours.

À la fin de mes réflexions, je voudrais remercier le pape François pour tout ce qu’il fait pour nous montrer, encore et encore, la lumière de Dieu, qui n’a pas disparu, même aujourd’hui. Merci, Saint-Père !


Benoît XVI

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