lundi 27 octobre 2025

Mathieu Bock-Côté : « Ce que Trump peut nous apprendre »

Dans son nouvel essai, « Les Deux Occidents – de la contre-révolution trumpiste à la dérive néosoviétique de l’Europe occidentale », le sociologue québécois analyse les causes profondes de l’élection de Trump et ses répercussions au sein de l’Union européenne. Le monde occidental va-t-il se fracturer en deux blocs antagonistes : l’Amérique trumpienne d’un côté et l’Europe dite “progressiste” de l’autre ? Texte d'Alexandre Devecchio paru dans le Figaro Magazine.


« Il faut avoir le courage de l’avouer, Madame : longtemps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque. » Cette observation faite par le contre-révolutionnaire Joseph de Maistre à la marquise de Costa en 1794 pourrait avoir été écrite aujourd’hui pour décrire le phénomène Trump. En 2015, la plupart des observateurs ont interprété l’élection du 45e président américain comme un accident de l’Histoire. En 2020, sa défaite, suivie de l’attaque du Capitole, pouvait laisser penser que la parenthèse était définitivement refermée. Que l’ordre mondial, tel que nous le connaissions jusqu’alors, allait être rétabli. Mais il y a un an, le 5 novembre 2024, malgré quatre inculpations et une condamnation en justice, l’homme à la crinière orange est sorti vainqueur de l’élection présidentielle américaine pour la deuxième fois. Avec plus de voix qu’en 2016 et en l’emportant dans les sept États clés. Pour la première fois en vingt ans pour un Républicain, Trump a même remporté le vote populaire. Ainsi que les pleins pouvoirs au Congrès. À la vice-présidence était propulsé l’un des cerveaux de l’idéologie Maga en la personne de J. D. Vance, signe du contrôle désormais sans partage de Trump sur le Parti républicain. Non seulement sa victoire était incontestable, mais d’une ampleur que personne n’avait imaginée. Même les plus sceptiques devaient admettre leur erreur. Trump n’était pas un « accident », mais le début d’une nouvelle ère. Un changement d’époque, aurait écrit Joseph de Maistre. Symbole de ce basculement, la cérémonie d’investiture du 47e président des États-Unis, le 20 janvier 2025, où, pour reprendre la formule du journaliste David Thomson, une partie de ses opposants d’hier (les géants de la tech, l’Amérique corporate) « ont fait la queue pour embrasser la bague de Donald Trump et lui prêter allégeance ».

La fin de la fin de l'histoire
Mais la prise de conscience d’une rupture historique ne signifie pas nécessairement une appréhension juste de celle-ci. Un an après le retour sur la scène du milliardaire, le phénomène Trump continue d’être mal compris. À gauche, la rhétorique antifasciste, qui avait accompagné son premier mandat, est de retour. Même après l’assassinat de l’influenceur conservateur Charlie Kirk par un militant proche des idées de la gauche radicale, certains observateurs continuent de comparer le trumpisme au nazisme. Pas plus tard que la semaine dernière dans les rues des grandes villes américaines, on pouvait ainsi voir des manifestants brandir des portraits du président américain maquillé en Hitler. Au-delà de ces analogies obscènes, la plupart des observateurs continuent d’analyser le trumpisme à travers le seul prisme de la personnalité brutale et extravagante du milliardaire. Sans voir que la vague qui le porte dépasse largement sa personne et s’étend hors des frontières américaines.

Dans ce contexte, Les Deux Occidents (La Cité), le nouveau livre du sociologue québécois Mathieu Bock-Côté, s’avère indispensable pour qui veut comprendre son époque. Il pourrait être au XXIe siècle ce que De la démocratie en Amérique de Tocqueville a été pour le XIXe siècle. L’analyse inestimable d’un tournant historique qui permettra aux historiens et intellectuels du futur de comprendre les temps présents. En tant que souverainiste engagé dans la lutte pour l’indépendance du Québec, Mathieu Bock-Côté est trop hostile à l’impérialisme américain pour être trumpolâtre. Il ne cède pas pour autant à la caricature qui est trop souvent faite du phénomène Trump. Sa réflexion s’inscrit dans le temps long et se situe à l’échelle occidentale. Non seulement, il décrypte les causes profondes de l’élection de Trump, mais analyse aussi ses répercussions dans tout l’Occident et en particulier au sein de l’Union européenne. Le vent du trumpisme va-t-il souffler dans toute l’Europe ? Ou le monde occidental, comme à l’époque de la guerre froide, va-t-il se fracturer en deux blocs antagonistes : l’Amérique trumpienne d’un côté et l’Europe dite « progressiste » de l’autre ?

Le livre commence par éclairer l’émergence du trumpisme, et plus largement du populisme. Pour comprendre le phénomène, il faut remonter non aux années 1930 mais à l’année 1989, moment charnière de notre histoire contemporaine où chuta le mur de Berlin. Aux yeux des « élites » occidentales, cet événement ne signifiait pas seulement l’effondrement du communisme, mais l’ouverture d’un nouveau cycle historique pour l’humanité. Avec la chute du mur de Berlin renaissait le fantasme d’un empire mondialisé. Aux yeux de la majorité des « élites » occidentales, le vieux monde des nations devait céder la place à un nouveau monde globalisé unifié par le marché et le droit, la diversité des peuples s’effacer au profit du multiculturalisme planétaire et de l’immigration de masse. L’ordre post-1989, dont le forum de Davos a été le laboratoire, a duré près de trente ans. Il a été porté par une nouvelle classe politique incarnée par des dirigeants tels que Bill Clinton, Tony Blair ou Gerhard Schröder, se revendiquant comme centristes ou progressistes et prônant « une troisième voie ». Emmanuel Macron en est probablement le dernier héritier, souligne Mathieu Bock-Côté. Il y ajoute Ursula von der Leyen car l’Union européenne est, selon lui, l’institution qui a le plus symbolisé ce nouveau monde. Mais pour le sociologue, cette mondialisation s’est imposée par le haut, de manière technocratique et autoritaire, en faisant fi de la volonté des peuples occidentaux. Et Mathieu Bock-Côté de mettre en exergue en ouverture de son livre cette phrase du dissident russe Alexandre Zinoviev : « À peine avait-il écrasé le communisme est-européen que l’Occident a commencé à adopter certains traits de l’adversaire déchu. » Certes, l’Union européenne n’est pas devenue l’URSS, les souverainistes ou les « populistes » n’ont pas été envoyés au Goulag. Mais, en érigeant un politiquement correct féroce et en diabolisant leurs adversaires, les hérauts du « cercle de la raison » ont peu à peu exclu du champ politique légitime tous leurs opposants, rendant impossible toute alternance véritable, et confinant ainsi aux marges de la démocratie les réfractaires au changement de plus en plus nombreux. Le wokisme allait appliquer cette logique de manière encore plus radicale en prenant la forme d’une tyrannie des minorités et en préconisant l’effacement de la civilisation occidentale jugée patriarcale et raciste.

LE DÉMANTÈLEMENT DE « L’ÉTAT PROFOND »

L’élection de Trump il y a un an n’est rien d’autre qu’une révolte contre ce nouveau monde dans lequel la majorité des peuples occidentaux ne se sont jamais vraiment reconnus et ont fini par se sentir opprimés. Ou plus précisément, il s’agit d’une contre-révolution. Car en lisant Mathieu Bock-Côté, on comprend que cette seconde victoire de Trump pourrait bien refermer pour de bon le cycle politique ouvert en 1989. Dans cette perspective, et ce n’est pas l’un des aspects les moins provocants de la thèse du sociologue, loin d’être le fossoyeur de la démocratie, Trump pourrait en être le sauveur. Le trumpisme est loin d’être la première révolte de ce genre. Mathieu Bock-Côté voit dans l’émergence des partis dits populistes depuis une trentaine d’années dans nombre de démocraties occidentales autant d’insurrections visant à restaurer la souveraineté du peuple. Mais jusqu’ici, aucune d’entre elles n’avait été en mesure de renverser durablement l’ordre « progressiste » né de la chute du mur de Berlin. Pas même le Brexit en 2015. Pas même la première victoire de Trump en 2016. Le premier mandat du président américain s’était en effet traduit par un demi-échec. S’il avait obtenu d’excellents résultats en matière économique ou de politique étrangère, Trump n’avait pas réussi à transformer le régime. Insuffisamment préparé et entouré, il s’était heurté à ce qu’il appelle l’« État profond » et que Mathieu Bock-Côté qualifie d’« État de droit dévoyé » ou de « système juridiquement et bureaucratiquement verrouillé ». Huit ans plus tard, le scénario a été tout autre. Donald Trump a su surfer non seulement sur une vague populiste très puissante, mais aussi sur des courants libertariens et antibureaucratiques dont Musk a été un temps l’incarnation. Outre son spectaculaire succès diplomatique au Moyen-Orient, le tournant le plus impressionnant de ce début de deuxième mandat est le renversement par Trump et son équipe de la technostructure en place depuis des décennies et son remplacement par une élite de substitution déterminée à appliquer point par point le programme Maga plébiscité par une majorité d’Américains. Ce renversement avait cette fois été théorisé et préparé de longue date dans le « Projet 2025 » élaboré par la Heritage Foundation, laboratoire d'idées conservateur proche de Trump. En moins d’une année, le président américain a fait ce qu’il n’avait pas su faire en quatre ans : démanteler un État administratif coupable à ses yeux d’avoir confisqué la souveraineté populaire.

En Europe, l'État de droit dévoyé

Désormais délivré de nombreuses entraves juridiques et administratives, Trump est en mesure de tenir ses promesses en matière de réduction des flux migratoires, de refoulements des illégaux ou de lutte contre le wokisme. Si Mathieu Bock-Côté approuve ce retour de la politique, il reste conscient de la psychologie autoritaire de Trump et du culte de la personnalité qui l’entoure. « Un mouvement longtemps refoulé lorsqu’il remonte à la surface charrie avec lui des scories », reconnaît le sociologue. Bock-Côté est également méfiant à l’égard de la politique étrangère du président américain, notamment sur la question ukrainienne. Souverainiste attaché à l’indépendance des petites nations, il ne peut que désapprouver le consentement de Trump à la vassalisation des petits États. Mais le sociologue ne le cache pas. Pour lui, la vraie menace pour la démocratie libérale n’est pas aux États-Unis, mais en Europe. Dans la deuxième partie de son essai, encore plus originale et subversive que la première, il analyse les conséquences de l’élection de Trump sur les démocraties européennes et pointe la dérive illibérale de l’« extrême centre ». La victoire de Trump a d’abord montré que l’ordre politique post-1989 n’était pas inamovible : non seulement il pouvait être battu, mais aussi contourné et renversé. Elle a logiquement gonflé les voiles des populistes qui avaient déjà le vent en poupe et laissé discerner la possibilité d’une internationale nationaliste qui viendrait notamment supplanter l’Union européenne. Mais la brutalité et l’agressivité de Trump ont aussi provoqué une réaction de survie dans les « élites progressistes ». Effrayées à l’idée de voir une réplique du Trumpisme dans leur pays, ces dernières tentent de museler les oppositions et les citoyens réfractaires, observe Mathieu Bock-Côté. L’État de droit, censé protéger les individus de l’arbitraire du pouvoir, est devenu, selon lui, un instrument de verrouillage démocratique, « une structure explicitement répressive des aspirations profondes des peuples ».

La liberté d'expression encadrée 

Sa comparaison entre l’Union européenne de von der Leyen et la RDA d’Erich Honecker témoigne de son goût pour la polémique. Elle suscitera probablement l’indignation de la presse de gauche qui voudra lui coller l’étiquette de complotiste. Mais a-t-il vraiment tort lorsqu’il pointe la crispation oligarchique d’une élite épuisée se retournant contre son peuple qu’elle sait hostile à son endroit ? En tout cas, les multiples exemples de dévoiement de l’État de droit qu’il pointe et qu’il serait impossible de tous citer ici révèlent pour le moins un grave malaise démocratique. Prenons le cas de la France où Mathieu Bock-Côté souligne que, bien que désavoué électoralement, le Parti socialiste continue de contrôler les grandes institutions du pays. Institutions que l’on présente comme indépendantes mais qui sont loin d’être neutres idéologiquement. Il s’interroge notamment sur le rôle très politique du Conseil constitutionnel ces dernières années. Et de rappeler que Laurent Fabius, lorsqu’il présidait l’institution, avait doctement annoncé qu’il prendrait les mesures nécessaires pour condamner le RN à l’impuissance si celui-ci arrivait au pouvoir, excluant par avance toute possibilité de recourir au référendum sur l’immigration. Sur la question migratoire, le Conseil constitutionnel, comme d’autres instances juridictionnelles semblables, a multiplié le retoquage ou l’annulation de lois qu’il juge contradictoire non plus avec le texte strict de la Constitution, mais avec l’esprit de celle-ci [tel qu'interprété par les partisans de l'immigration]. Une manière de s’arroger le pouvoir de se prononcer non plus seulement sur la conformité des lois à la Constitution mais sur leur contenu idéologique ou politique. Bock-Côté s’inquiète aussi de la volonté des États européens d’encadrer la liberté d’expression sous prétexte de lutter contre la haine et la désinformation. La mise en place d’institutions de régulation, tel que l’Arcom [CRTC au Canada], présentées comme indépendantes mais loin d’être neutres idéologiquement elles aussi, n’est-elle pas un moyen de contrôler le débat public et de rétablir une forme de délit d’opinion ? s’interroge-t-il. Et que penser de l’annulation de l’élection roumaine, en décembre 2024, sous prétexte que la percée du candidat Calin Georgescu serait le fruit d’ingérences étrangères et de manipulations de comptes TikTok ? Ou de l’intense campagne menée en Allemagne pour interdire l’AFD ? La peine d’inéligibilité et son exécution provisoire à l’encontre de Marine Le Pen ne serait-elle pas un moyen de se débarrasser d’une candidate gênante à la présidentielle qui, selon tous les sondages, avait de bonnes chances de l’emporter ? Sur tous ces points, Mathieu Bock-Côté rejoint le discours fracassant de J. D. Vance à Munich en février 2025. Discours dans lequel le vice-président américain dénonçait de manière virulente le recul de l’Europe en matière de démocratie et de liberté d’expression. « On pouvait juger son discours inélégant, agressif, ou même hypocrite, écrit Mathieu Bock-Côté. Il n’en demeurait pas moins centré sur une réalité : la crise démocratique profonde de l’Europe, incarné par le retournement de l’État de droit contre la souveraineté populaire. »

L'occident coupé en deux
 
Pour le sociologue, le discours de J. D. Vance préfigure peut-être la division future de l’Occident. La faille atlantique s’est élargie au point que les deux rives du monde occidental s’accusent désormais mutuellement d’autoritarisme et même de totalitarisme. Si le cycle ouvert en 1989 se termine, nous assistons paradoxalement à une nouvelle guerre idéologique entre deux visions apparemment irréconciliables du monde et de la démocratie, explique Mathieu Bock-Côté. L’Amérique de Trump aspire encore à la grandeur nationale et au sursaut de l’Occident tandis que l’Europe « progressiste », sur fond de bouleversement démographique, rêve toujours d’un monde post-national et même post-occidental. Comme à l’époque de la guerre froide où l’URSS avait dressé un rideau de fer entre l’Est et l’Ouest pour sauver son régime, l’Union européenne tente de bâtir un mur institutionnel et juridique pour se protéger de la contre-révolution trumpiste. Reste que le vent de révolte populiste qui a porté Trump au pouvoir traverse aussi l’Europe. Et pourrait conduire le peuple à faire tomber ce mur.

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