dimanche 26 février 2023

Histoire — Déclin démographique de la France dès le XVIIIe siècle, conséquence de la déchristianisation ?

La France était autrefois la superpuissance de l’Europe, grâce surtout à sa population énorme. Sa décadence a coïncidé avec l’effondrement de son taux de natalité — aujourd’hui, nous comprendrions mieux pourquoi.

Au XVIIIe siècle, la France était la Chine de l’Europe. Mais après des milliers d’années de domination fondée sur des terres particulièrement fertiles, elle a décliné au cours des 250 années suivantes pour devenir simplement une puissance européenne de plus. Vers cette époque, plus de 100 ans avant le reste de l’Europe, les femmes françaises ont commencé à avoir moins d’enfants. En 1700, près de 1 habitant sur 25 sur Terre, et un sur cinq en Europe, était français. Aujourd’hui, moins d’un pour cent de l’humanité est française. Pourquoi la population de la France a-t-elle décliné de manière si spectaculaire en termes relatifs, et cela a-t-il vraiment marqué le déclin de la France ?

On pense généralement que la transition démographique, c’est-à-dire la baisse démographique vers un taux de simple remplacement des générations, est motivée par des forces économiques, mais en France du moins, la culture a été la première cause. En utilisant des données provenant d’arbres généalogiques en ligne, Guillaume Blanc, université de Manchester, montre comment le relâchement des contraintes morales religieuses traditionnelles de la France de l’Ancien Régime a entraîné le déclin de la fécondité, plaçant la France sur une trajectoire totalement différente de celle de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui étaient sur le point de connaître une augmentation spectaculaire de leur population.

Depuis l’aube de l’humanité jusqu’au XVIIIe siècle, la vie humaine était dominée par la famine, la pauvreté, les guerres et les pandémies. La vie était brutale et courte, tout comme celle des singes ou de tout autre animal.

Les innovations qui ont augmenté la productivité de la terre, du travail ou du capital ont conduit à moins de décès d’enfants ou à la naissance de plus d’enfants, avec la production économique supplémentaire utilisée pour nourrir plus de bouches affamées. Cette réalité a conduit à la prédiction sombre de Thomas Malthus en 1798 dans son ouvrage « Essai sur le principe de population » selon laquelle la croissance démographique géométrique entraînerait une subsistance constante de l’humanité, car la croissance de la productivité agricole ne pouvait être qu’arithmétique, avec la croissance de la population dépassant toujours sa capacité à se nourrir.

Cependant, cette prédiction de Malthus s’est révélée fausse en raison de deux changements simultanés : la révolution industrielle et la transition démographique. La révolution industrielle a permis des avancées techniques sans précédent qui ont accéléré considérablement le progrès humain en matière technique, scientifique et économique, transformant ainsi les conditions humaines de manière significative. Toutefois, le progrès technologique n’a pas agi seul.

La baisse de la fécondité pendant la transition démographique a également marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité, car elle a permis de se libérer du mécanisme malthusien. Au lieu de simplement permettre à plus de personnes de vivre, les innovations technologiques apportées par la révolution industrielle ont permis d’améliorer les conditions de vie et d’allonger la croissance économique. Les investissements dans le capital humain et l’éducation de masse ont pu avoir lieu après cette baisse, propulsant encore davantage les sociétés sur la voie d’une croissance économique soutenue.

Si l’on devait résumer toute l’histoire de l’humanité, cela ressemblerait à ceci : des millénaires de stagnation, puis la révolution industrielle (au XVIIIe siècle), puis la transition démographique (au XIXe siècle), puis une croissance économique soutenue.

 

La France a très précocement subi une baisse de natalité (avant 1830)

Globalement, ce résumé tient la route. Toutefois, pour la première superpuissance européenne, les choses ne se sont pas passées dans cet ordre. La baisse de la fécondité a commencé en France au milieu du XVIIIe siècle, soit plus d’un siècle plus tôt que dans tout autre pays du monde. À l’époque, il y avait 25 millions d’habitants en France et 5,5 millions en Angleterre. Aujourd’hui, il y a 68 millions d’habitants en France et 56 millions en Angleterre. Si la population de la France avait augmenté au même rythme que celle de l’Angleterre depuis 1760, il y aurait aujourd’hui plus de 250 millions de citoyens français vivants.


Selon Alfred Sauvy, le démographe français qui a inventé le terme « tiers-monde » en 1962, la baisse de la fécondité est « le fait le plus important de l’histoire de France ». La France a été éclipsée en tant que seule véritable superpuissance européenne par la croissance relative de ses rivaux, surtout l’Angleterre et l’Allemagne, au XIXe siècle.

L’émergence de la France en tant que grande puissance mondiale s’est étendue sur plusieurs siècles, depuis la fondation et l’expansion du royaume des Francs sous Clovis et Charlemagne aux Ve et IXe siècles jusqu’à Napoléon. Pendant la guerre de Cent Ans au XIVe siècle, Londres était de loin la ville la plus peuplée de l’Angleterre médiévale, alors que Rouen qui n’était que la deuxième ville de France par sa population était peut-être aussi grande qu’elle.

Extrait de l’Almanach Hachette de 1908, la diminution des naissances inquiétait déjà.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous Louis XIV, la France comptait la plus grande population du continent et le deuxième plus grand empire colonial du monde, après l’Espagne. La France était si imposante qu’il a fallu de nombreuses coalitions ou grandes alliances, regroupant toutes les autres grandes puissances européennes, pour la défier. Lors de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), les Français pouvaient parfois aligner 400 000 soldats, presque autant que les forces combinées du Saint Empire romain germanique, de la Prusse, de l’Angleterre et des Pays-Bas.

L’écart entre la puissance démographique et la puissance militaire était peut-être à son maximum pendant les guerres de la Révolution française et napoléoniennes de 1792 à 1815. Les Français se sont battus contre la majeure partie de l’Europe réunie et pouvaient régulièrement aligner plus d’un million de soldats, souvent plus nombreux que leurs adversaires qui durent former plus de six coalitions successives avant de pouvoir finalement l’emporter.

Les souverains français s’étaient inquiétés d’un dépeuplement possible de la France dès le XVIIe siècle.  Ainsi, sous Louis XIV, le ministre Jean-Baptiste Colbert prévoit par l’édit de 1666 des « concessions d’exemptions et de privilèges à ceux qui se marient avant ou pendant leur vingtième année jusqu’à 25 ans, et aux pères de famille ayant dix ou douze enfants » et en appelle à l’immigration d’artisans étrangers. Mais ce n’est que bien plus tard que ces difficultés démographiques se sont manifestées. L’opinion dominante est que le 15 juin 1815, lors de la bataille de Waterloo, la France a perdu sa position de première puissance en Europe. L’influence des facteurs démographiques s’est révélée de manière plus spectaculaire lors de la guerre franco-prussienne de 1870, lorsque la France a été vaincue après une bataille contre un seul adversaire. Pendant la Première Guerre mondiale, l’écart démographique et militaire s’était complètement comblé, voire inversé, et l’Allemagne disposait de forces nettement plus importantes que la France.

Pays

Millions d’habitants vers 1871

Millions d’habitants vers 1911

Accroissement total en millions d’habitants de la population entre 1871 et 1911

Russie d’Europe

80,0

142,6

62,6

Empire allemand

41,1

64,9

23,8

Grande-Bretagne

26,6 42,1 15,5

Autriche-Hongrie

35,8 49,5 13,7

      Italie

26,8 34,7 7,9

      France (sans Alsace-Moselle)

36,1 39,6 3,5

      Espagne

16,0 19,2 3,2

 
 
En France, la transition démographique a eu lieu exceptionnellement tôt, mais pourquoi ? 
 
Guillaume Blanc soutient que la diminution de l’influence de l’Église catholique, près de 30 ans avant la Révolution française, a été le principal moteur du déclin de la fécondité en France. Depuis au moins Tocqueville et plus récemment Emmanuel Todd, nous savons qu’un relâchement soutenu des contraintes morales religieuses traditionnelles a eu lieu au milieu du XVIII
e siècle, à une ampleur inconnue dans les autres pays.
 
Comment pouvons-nous mesurer la sécularisation à l’époque ? Dans un livre novateur, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, l’historien Michel Vovelle a étudié le langage utilisé dans les invocations des testaments pour documenter la « déchristianisation » en Provence. Que ce soit de la déchristianisation, de la sécularisation ou simplement d’une perte d’influence du clergé, il est difficile de le dire, mais les données montrent que l’attitude envers la vie et la mort a radicalement changé au cours du XVIIIe siècle.
 
 
À la fin du XVIIe siècle, la plupart des testateurs faisaient référence à Dieu, au Paradis ou à divers saints dans leurs testaments. À la veille de la Révolution française, ils utilisaient un langage plus profane et des expressions telles que « l’hommage indispensable que nous devons à la Nature » pour discuter de la mort. D’autres mesures, telles que les demandes de messes de requiem (messes perpétuelles pour les morts), les legs, les offrandes à l’église ou même les invocations de la Vierge Marie ou le poids moyen des bougies funéraires ont tous diminué considérablement.

Ce qui rend cet événement vraiment fascinant, c’est le fait qu’un changement aussi important, précoce et radical ait affecté l’ensemble de la société, pas seulement une poignée de philosophes, d’élites aristocratiques ou une petite section de la bourgeoisie.

Les méthodes de contraception au-delà du mariage tardif, « les secrets fatals inconnus de tout animal sauf de l’homme », sont depuis longtemps connues. La méthode la plus célèbre, la plus facilement disponible et probablement la plus efficace à l’époque, le coït interrompu, a même été évoquée dans la Bible. Cependant, ces méthodes n’étaient pas largement utilisées, en particulier après la Contre-Réforme, lorsque l’Église catholique, menacée par la propagation de la Réforme protestante, a pris « soyez féconds et multipliez-vous » au sérieux et que le but du mariage est devenu explicitement multiplicatif.

 

Les régions qui se sont laïcisées ont connu un déclin de la fécondité beaucoup plus précoce que celles qui ne l’ont pas fait. La différence entre la Provence, bastion de la déchristianisation, et la Bretagne, bastion du catholicisme, est presque aussi grande que celle entre la France et l’Angleterre. 

Selon les données généalogiques, ces endroits n’avaient pas une fécondité inférieure auparavant : la transition de la fécondité n’a eu lieu qu’après la déchristianisation. Les personnes nées dans des endroits sécularisés ont transmis leurs valeurs sécularisées à leurs enfants, même après avoir déménagé dans des endroits avec des normes institutionnelles et culturelles différentes, ce qui signifie que la déchristianisation était avant tout culturelle.

On ne sait pas pourquoi l’influence de l’Église catholique a diminué si rapidement et pourquoi la France a été le premier pays à se séculariser. La sécularisation s’est installée dans des régions qui n’étaient en aucun cas les plus riches à l’époque. La Provence était une province rurale du Royaume de France, parlant une langue différente et soumis à des règles fiscales différentes, suggérant que ni la richesse ni les institutions n’ont causé la baisse de la fécondité. Cependant, la Contre-Réforme, particulièrement puissante en France, est parfois évoquée par les historiens. En fait, les régions où le jansénisme, doctrine théologique opposée par les jésuites et le pape comme hérétique, étaient les plus faibles au XVIIIe siècle se sécularisèrent davantage. Il en va de même pour les régions où la Ligue catholique était la plus forte en 1590, pendant les guerres de religion françaises. Selon Guillaume Blanc, les régions françaises où la Contre-Réforme a été la plus forte sont celles qui se sont le plus sécularisées, ce qui suggère que la sécularisation aurait pu être une réaction contre les pouvoirs religieux étroitement liés à l’absolutisme.

Les conséquences pour la France sont étonnantes. L’historien français Fernand Braudel a soutenu que « tout le cours de l’histoire de France depuis lors a été influencé par quelque chose qui s’est passé au XVIIIe siècle ». Il se demande : « la France a-t-elle cessé d’être une grande puissance non, comme on le pense généralement, le 15 juin 1815 sur le champ de bataille de Waterloo, mais bien avant cela, sous le règne de Louis XV où la natalité naturelle a décliné » ?

Le déclin de la natalité n’a pas enrichi les Français contrairement à la théorie qui voudrait que la transition démographique permette de disposer de plus d’argent par personne, de mieux éduquer ses enfants. La richesse par habitant de la France et de l’Angleterre est restée proche l’une de l’autre (voir graphique ci-dessus). Les jeunes Français moins nombreux qui, selon la théorie, pourraient donc être mieux formés, n'ont pas récolté davantage de prix Nobel que les Allemands nettement plus féconds que les Français à la fin du XIXe et au début du XXe siècles.

 


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