lundi 15 mai 2023

En 2023, l’anglais deviendra la principale langue des thèses et mémoires au Québec

Un point de bascule sera vraisemblablement franchi en 2023. Cette année, le Québec devrait compter un plus grand nombre de thèses et de mémoires publiés en anglais qu’en français.

C’est l’un des constats qui émerge de la mise à jour d’une étude que Jean-Hugues Roy a présentée à la fin avril dans le cadre du forum La science en français organisé par les Fonds de recherche du Québec.

Un corpus de 110 000 documents

Comment est-il arrivé à ces résultats ? Il a compilé la liste de l’ensemble des thèses et des mémoires disponibles dans les répertoires institutionnels de 17 des 20 universités du Québec.

M. Roy avait effectué ce travail une première fois en 2016 pour le Magazine de l’Acfas. À l’époque, il ne m’intéressait qu’à la longueur de ces documents, par grade, par discipline, par université.

Il a mis à jour cette étude cinq ans plus tard, en y ajoutant un volet dans lequel il a examiné la langue dans laquelle a été rédigé chaque document. Ses données couvraient les années 2000 à 2020 et la croissance de l’anglais était manifeste.

Il a fait une nouvelle mise à jour pour inclure les années 2021 et 2022 et vérifier si l’anglicisation des documents attestant des diplômes des cycles supérieurs se poursuivait. Elle se poursuit.

Son corpus comprend quelque 110 000 thèses et mémoires publiées au cours des 23 dernières années (2000 à 2022). Au cours de cette période, un peu plus de 62 % de ces documents qui attestent du parcours d’une personne aux cycles supérieurs ont été rédigés dans la langue de Molière.

Le graphique ci-dessous montre comment les langues se répartissent en fonction du grade octroyé. À la maîtrise, 33,4 % des mémoires ont été rédigés en anglais, et c’est le cas de 46,3 % des thèses au doctorat. En somme, depuis le début du siècle, un mémoire de maîtrise du trois et une thèse de doctorat sur deux a été écrite en anglais, au Québec.


Figure 1.

Évolution dans le temps

Quand on répartit les données en fonction des années, on se rend compte de la croissance de l’usage de l’anglais depuis une vingtaine d’années.

 Figure 2.

Les proportions indiquées avant 2007 sont peu représentatives, puisque les répertoires institutionnels contiennent moins de documents publiés ces années-là. Mais depuis, la tendance est claire. En 2022, sur les 4 452 thèses et mémoires trouvés dans les répertoires institutionnels au moment de la compilation de M. Roy (février 2023), 2 200 étaient rédigés en anglais, 2 248 l’étaient en français et quatre dans une autre langue. Si cette tendance se maintient, l’anglais dépassera le français en 2023 pour la production aux cycles supérieurs au Québec.

En distinguant les mémoires et les thèses, le portrait se raffine.

 Figure 3.

Figure 4.

Au deuxième cycle, on compte encore une majorité de mémoires publiés en français. Mais au troisième cycle, le français est minoritaire depuis 2018 déjà.

Situation dans les universités francophones

Cette prédominance de l’anglais s’explique peut-être parce que les deux universités anglophones de Montréal, McGill et Concordia, comptent pour près du tiers des documents que l’on retrouve dans les répertoires institutionnels québécois. Excluons-les pour ne se concentrer que sur les 15 universités francophones du Québec.

 

Figure 5.
Figure 6.

Les deux graphiques ci-dessus montrent que la langue française y est plus vigoureuse. L’anglais progresse néanmoins de telle manière qu’en 2022, une maîtrise sur six et un doctorat sur trois publié dans l’une des 15 universités francophones du Québec l’a été dans la langue de Rutherford.

Répartition par institution

Les deux graphiques ci-dessous, qui présentent la proportion de mémoires et de thèses publiés en anglais par année, et par institution, montrent que la situation n’évolue pas au même rythme partout.

 Figure 7.

Figure 8.

Ils montrent assez clairement que c’est au doctorat que ça se passe, notamment dans les universités qui se spécialisent en génie. En 2021 et 2022, 198 des 304 doctorats décernés à Polytechnique Montréal et à l’ÉTS l’étaient sur la base d’une thèse écrite en anglais (65 %).

Raffiner les métadonnées

Cela dit, au Québec, il est rare qu’une thèse ou qu’un mémoire soit rédigé intégralement en anglais. On trouve toujours minimalement un résumé en français.

Dans certains cas, une maîtrise ou un doctorat consiste à publier (en anglais) des articles dans une revue scientifique. Leurs signataires font alors l’effort de rédiger des introductions et des conclusions générales en français.

C’est ce qu’on retrouve, par exemple, dans ce mémoire réalisé à l’Université Laval. L’introduction est quand même costaude avec ses 44 pages. La conclusion fait pour sa part 16 pages. Toutes les deux sont écrites en français. Mais les quatre articles qui composent l’essentiel du mémoire sont rédigés en anglais et font 114 pages. La langue qui a été attribuée à ce document est donc l’anglais. Mais en réalité, il faudrait pouvoir indiquer que son contenu est en anglais à 65 % et en français à 35 %.

Les métadonnées associées aux mémoires et thèses ne permettent pas de préciser dans quelle proportion une langue est utilisée dans un document. Les normes qui définissent ces métadonnées, comme Dublin Core par exemple, disent que plusieurs langues peuvent être attribuées à un même document. Mais il faudrait les peaufiner pour pouvoir ajouter la proportion de chacune. On aurait alors un portrait sans doute plus fin, et peut-être moins dramatique, de la part du français dans les études supérieures.

Il n’en demeure pas moins que le tableau de la place du français demeure sombre dans toutes les activités scientifiques au Canada et au Québec. Le chercheur Vincent Larivière observait déjà qu’en 2015, les travaux publiés par les chercheurs québécois et indexés dans le Web of Science étaient en anglais dans une proportion de près de 100 % en sciences naturelles et en génie, de 95 % en sciences humaines et sociales, et d’environ 67 % dans les arts et les humanités.

Plus récemment Radio-Canada a démontré que 95 % des recherches financées au Canada entre 2019 et 2022 l’ont été après une demande rédigée en anglais. Les données présentées viennent compléter le portrait en se penchant sur la langue utilisée par les scientifiques en herbe que sont les étudiantes et étudiants à la maîtrise et au doctorat.

Il semble ainsi qu’à toutes les étapes, des études aux cycles supérieurs jusqu’à la publication dans les revues savantes, en passant par le financement de la recherche, la science au Québec doit se faire en anglais pour être reconnue.

Bien sûr, l’anglicisation de la science est un phénomène mondial. Il touche des puissances en recherche comme l’Allemagne, la France, le Japon ou la Chine. Mais la science n’est-elle pas également, au même titre que la littérature, la musique ou le cinéma, le reflet d’une culture ?

Sortie de la première saison d'un nouveau balado éducatif

Aujourd’hui, le 15 mai, est sorti le premier épisode d’un tout nouveau balado éducatif intitulé "Créer son école, c’est mon histoire !". Il est produit par Les Adultes de demain, à la demande de l’association Créer son école. Il est d’ores et déjà disponible gratuitement sur toutes les plateformes de podcast (Apple Podcast, Spotify etc…) : 

Ecouter l'épisode 1 sur votre plateforme d'écoute préférée

La première saison compte 10 épisodes, à raison de 2 par mois. Ce podcast raconte l’aventure d’hommes et de femmes de caractère, qui ont osé fonder leur propre école. De la maternelle au supérieur ! Pour cela, ils ont surmonté plein d’obstacles. Vous y découvrirez comment cet acte de créer leur propre école s’inscrit dans leur itinéraire de vie, et dans une recherche de sens qui peut faire des émules. En 15 minutes d’interview, vous verrez comment des personnes très variées en viennent à fonder une école indépendante en dehors de tout soutien public, alors qu’en France l’école publique est gratuite. Créer son école, c’est un sport complet, un parcours entrepreneurial et une aventure intégrale qui engage tout l’humain.  

Un premier épisode qui annonce la couleur

Pour le premier épisode, c’est Françoise Candelier qui présente l’itinéraire qui l’a conduite de l’école publique Jacques Brel de Roncq dans le Nord à la fondation de sa propre école indépendante, l’école du Blanc-Mesnil. Un fort tempérament qui appelle un chat un chat et qui n’a pas hésité, pour rester fidèle à son idée du service public, à passer du public au privé. Un itinéraire qu’elle n’aurait jamais cru devoir emprunter, tant elle a la passion de l’école publique chevillée au corps.

Les épisodes suivants nous feront découvrir une école professionnelle qui ne renonce pas à une solide formation généraliste, une création d’école supérieure atypique et ambitieuse, une école rurale dans un tiers-lieu, une école de la pédagogie Steiner-Waldorf qui soulève en France de nombreuses questions, un réseau de maternelles, cette spécialité française, une école Montessori, une école internationale, un lycée fonctionnant sur une autonomisation précoce des élèves, suivant le modèle des entreprises libérées etc…

Créer son école, l'association au service du développement des écoles indépendantes de qualité


Créer son école, qui a lancé ce podcast, est l’association engagée au service des écoles indépendantes et de la liberté scolaire depuis près de 20 ans. Elle est présidée par sa fondatrice, Anne Coffinier. Elle a accompagné la naissance ou le développement de plus de 700 écoles indépendantes à ce jour. Elle publie un annuaire, tient un observatoire scientifique, forme, défend, met en réseau, et s’engage pour améliorer l’accessibilité des écoles indépendantes au profit des enfants de toutes les origines. On peut retrouver ses actions sur son site www.creer-son-ecole.com et sur les réseaux sociaux.

Marion Maréchal : « La démographie fait l'histoire et le nombre fait la loi »

Invitée de Darius Rochebin sur LCI dans l’émission Le 20 heures de Darius Rochebin, Marion Maréchal a échangé sur les sujets d’actualité du moment : démographie, conflit Ukraine-Russie, démission du maire de Saint-Brevin, projet liberticide d’interdiction de manifester par Gérald Darmanin ou encore l’explosion des « atteintes à la laïcité ».

Quelques extraits :

« Le rôle de la France est d’être un médiateur, un acteur du dialogue vers la paix et une solution de sortie. En livrant des armes, on devient de fait partie prenante de la guerre et donc nous ne sommes plus une puissance d’équilibre. »
« La France devrait faire des alliances avec des pays qui ont les mêmes intérêts que nous pour engager un rapport de force avec la Commission européenne. Au lieu de ça, nous nous perdons dans un couple franco-allemand qui ne sert que les intérêts allemands. »
« Tous les gouvernements de droite qui arrivent au pouvoir en Europe sont le fruit de coalitions. Manifestement, la droite française est incapable de se parler, ce qui nous empêche de battre enfin la gauche. »
« La démographie fait l’Histoire et le nombre fait la loi. Aujourd’hui, la présence massive de populations extraeuropéennes fait que des pratiques islamiques, contraires à nos coutumes, s’installent. Cela aboutit à une dislocation de la concorde nationale. »


Québec — Le taux de natalité serait de 9,3 ‰ en 2022, une baisse de 6 % par rapport à 2021

Le taux de natalité est une mesure facile à calculer : il s’agit du rapport du nombre de naissances vivantes de l’année à la population totale moyenne de l’année. Il est habituellement exprimé en pour mille (‰) habitants. Il faut le distinguer de l’indice synthétique de fécondité qui se réfère au nombre d’enfants qu’aurait hypothétiquement une femme au cours de sa vie reproductive. En général, l’indice synthétique de fécondité (ISF) est calculé pour les femmes de 15 à 49 ans. On l’exprime en nombre d’enfants par femme. Enfin, il faudrait écrire « nombre d’enfant » (au singulier) par femme depuis près de 50 ans au Québec. L’ISF est un meilleur indicateur de la fécondité d’un pays, car il n’est pas influencé par le vieillissement de la population (qui en soi est plutôt une bonne chose).

Le taux de natalité est simple à calculer, or nous ne l’avons trouvé nulle part dans les médias du Québec. Suppléons à ce manque : il est né 80 700 enfants au Québec en 2022 (chiffre provisoire, le chiffre final pourrait varier un peu) alors que la population du Québec était en 2022 de 8 695 659. Ce qui donne un taux de natalité de 9,28 ‰. Soyons prudents  : 9,3 ‰.

C’est le plus bas taux jamais enregistré. Il s’agit d’une baisse de 6 % par rapport à 2021.

L’indice synthétique de fécondité baissera probablement aussi, l’Institut de la statistique du Québec n’a toujours pas publié d’estimation de celui-ci alors que la plupart des pays industrialisés l’ont fait. C’est ainsi que la Corée du Sud a publié en février 2023 qu’elle avait enregistré le taux de fécondité le plus bas au monde pour 2022 : 0,78 enfant/femme.
 
Si la baisse de l’ISF était similaire à la baisse du taux de natalité, la fécondité des femmes au Québec en 2022 tomberait à ~1,5 enfant/femme par rapport à 1,58 en 2021.
 
(Cliquer pour agrandir)

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Les naissances continuent de diminuer en France. En mars 2023,  1 816 bébés y sont nés en moyenne par jour, soit 7 % de moins qu’au même mois l’année dernière, et 7 % de moins qu’en mars 2020, avant le début de la pandémie de Covid-19, selon les derniers chiffres de l’INSEE. C’est le niveau le plus faible enregistré depuis 1994. L’ensemble des régions de la France métropolitaine sont concernées par cette baisse de la natalité en particulier en Occitanie (-10,6 %) et en Île-de-France (-10,2 %). En Auvergne-Rhône-Alpes, la baisse atteint 8,1  %.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Seul 1,8 % des Canadiens hors Québec parlent français à la maison, deux fois moins qu'en 1969


Revue trimestrielle sur l’état du français dans le magnifique Canada censément bilingue…
 
En avril, nous apprenions qu’en Ontario, le taux de bilinguisme français-anglais était au plus bas depuis 40 ans (partout au pays, le bilinguisme devient une affaire de francophones seulement).

Toujours en avril, après qu’un homme de Saint-Jean-Port-Joli [au Québec] n’a pu recevoir d’aide en français de la part du 911, on découvrait que le CRTC savait depuis au moins 10 ans qu’il y avait des problèmes d’accès au 911 en français. Dix ans ! Le 911 ! Et le CRTC, un organisme fédéral, ne faisait rien.

Durant le même mois, Air Canada menaçait d’expulser un homme d’affaires qui voulait se faire servir en français. Ceci expliquant cela, un peu plus tôt, en mars, on apprenait que le syndicat des employés d’Air Canada se plaignait que l’entreprise exigeait trop de français de la part des agents de bord (!). À peu près dans la même semaine, dénoncés de toutes parts, Air Canada et le CN acceptaient enfin de se soumettre aux règles de l’Office québécois de la langue française, ce qui nous rappelait qu’ils s’y étaient opposés pendant des décennies.

L’offre rachitique de contenu télévisuel québécois sur les vols d’Air Canada faisait, elle aussi, la manchette. Sur les 200 séries de fiction, téléréalités, documentaires et autres émissions de variétés, cinq seulement (2,5 %) étaient québécoises. Dans le même mois d’avril, on apprenait qu’Air Canada avait triplé, oui, triplé, le salaire de son PDG, Michael Rousseau, celui-là même qui se vantait de pouvoir vivre à Montréal sans parler français. Ça ne s’invente pas. Beau symbole, cet Air Canada.

Quelques jours plus tard, une étude révélait le déclin « lent et irrémédiable » du français en sciences au Canada⁠. À la grandeur du pays, de 2019 à 2022, 95 % des subventions fédérales pour la recherche ont été versées à des projets rédigés en anglais. L’explication ? Pour avoir plus de chances d’être financés par le fédéral, les chercheurs soumettent leurs demandes en anglais. Et ils semblent avoir de bonnes raisons de le faire. Entre 2001 et 2016, l’Institut de recherche en santé du Canada a accepté 39 % des demandes rédigées en anglais contre seulement 29 % des demandes rédigées en français. [Ayant travaillé dans le domaine, nous nous rappellerons un patron francophone très libéral (PLC/PLQ), nous dire alors qu’il nous demandait de rédiger nos demandes de financement en anglais : « il faut écrire dans la langue des décideurs ».]  Y aurait-il là quelque chose de systémique ? À moins que les francophones soient moins bons ? Résultat : pas fous, les chercheurs francophones passent à l’anglais.

Finalement, à plusieurs reprises durant la même période, des élus fédéraux se sont félicités de l’atteinte, pour la première fois depuis 20 ans, de leur objectif de recrutement de 4,4 % d’immigrants francophones hors Québec. Ils ont tous oublié de dire qu’à ce rythme-là il faudra presque un siècle, oui, un siècle, pour rattraper le retard causé par leurs échecs des 20 dernières années, et cela, sans tenir compte du phénomène de l’assimilation. Non, il n’y a pas de quoi être fier.

Au Canada hors Québec, le français continue de s’effacer. Il y a aujourd’hui plus de gens qui parlent chinois (mandarin ou cantonais) qu’il y a de gens qui parlent français.

Le panjabi et le tagalog le dépasseront bientôt eux aussi. Le français est la 17e langue parlée à Toronto. Seul 1,8 % des Canadiens hors Québec parlent français à la maison. C’est la moitié de ce que c’était en 1969, au moment de l’adoption de la Loi sur les langues officielles. 

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« Le français hors Québec ? C’est terminé. » Sauvons les meubles…

La libération sexuelle croyait émanciper les femmes par la contraception, le salariat, l'avortement, mais échoua à éradiquer les tabous

Patrick Buisson remet en question la révolution sexuelle des années 60 et ses conséquences. Ancien directeur de Minute et de Valeurs actuelles, l'ancien conseiller politique dénonce les promesses non tenues d'une libération sexuelle qui croyait émanciper les femmes par la contraception, le salariat, l'avortement, mais qui aura échoué à éradiquer les tabous. Avec une analyse historique et culturelle approfondie, Patrick Buisson explique comment cette révolution aurait plutôt mené à l'effondrement de la famille et à la désagrégation sociale. Un ouvrage qui invite à réfléchir sur les conséquences de cette libération sexuelle aujourd'hui encore.


dimanche 14 mai 2023

Le danger d'une morale hypertrophiée (selon Arnold Gehlen)

Faisons-nous face à une « décadence morale » ou bien plutôt à une « hypermorale », une morale universelle hypertrophiée, fondée sur les bons sentiments ? 
 
Au lieu d’un retour à la morale, ce dont notre époque a besoin n’est-il pas plutôt de mettre des bornes aux exigences morales disproportionnées de l’humanitarisme et de refonder un « pluralisme éthique » ? De concilier des morales d’ordre différent ? À rebours d’une pensée « humanitariste » et universaliste, fondée sur l’hypertrophie des bons sentiments, Gehlen postule que la morale est engendrée par les institutions.
 
Telle était l’ambition d’Arnold Gehlen quand il écrivit son remarquable essai « Morale et Hypermorale », récemment traduit en français. 
 
Écrit en 1969, peu après les divers mouvements de 68, il s’agit sans nul doute d’un des meilleurs ouvrages de cette période, dont les thèses principales n’ont rien perdu de leur force aujourd’hui.

samedi 13 mai 2023

Rome ou Babel : pour un christianisme universel et enraciné

M. Dandrieu est l’un des rares intellectuels catholiques en France à porter un regard critique sans équivoque sur le pontificat du pape François. La plupart des catholiques conservateurs français ont essayé d’éviter d’aborder les éléments du message du pape qui leur semblent problématiques. Ils mettent l’accent sur l’aspect écologique de l’enseignement de François, tel qu’il est exprimé dans l’encyclique Laudato si', et l’associent aux idées de décroissance ou de conservation. Cette facette de la vision du monde du pape a été accentuée par les jeunes catholiques réunis autour de la Revue Limite (qui n’existe plus), mais aussi par le professeur de droit Frédéric Rouvillois qui, dans son livre La clameur de la terre, tente de marier l’écologie intégrale du pape à une critique de la modernité et à un appel à la restauration de la monarchie. Les questions de l’immigration, de l’héritage européen et des cultures nationales, souvent présentes dans les discours du pape François, sont quant à elles laissées de côté.

Selon M. Dandrieu, la crise des migrants de 2015 a révélé une profonde fracture parmi les catholiques. Face à une « crise humanitaire mondiale », de nombreux catholiques européens n’arrivaient pas à croire qu’au début du XXIe siècle, il était encore acceptable d’invoquer l’intérêt national ou de parler de la civilisation européenne. Le pontificat de François a mis en lumière cette division qui traverse l’Église romaine : entre ceux qui la considèrent comme le vecteur d’une certaine forme de mondialisme et ceux qui restent attachés à un universalisme enraciné.

Le pape a fait de la question de l’immigration un noyau moral du catholicisme. Si ses encycliques contiennent une certaine ambiguïté, ses déclarations et ses gestes dans les médias ne laissent planer aucun doute sur sa position. Dandrieu rappelle comment François a comparé les camps de réfugiés à des « camps de concentration » lors de son homélie du 22 avril 2017, ou comment il a soutenu à l’occasion de ses rencontres du 17 février 2017 avec des étudiants à Rome que « l’Europe s’est faite à partir d’invasions, de migrants. »
Rome ou Babel démontre non seulement la centralité du thème de l’immigration dans les enseignements de François, mais attire également l’attention sur une nouveauté fondamentale du pontificat : la théologie de la migration. Dans ses conversations avec le sociologue français Dominique Wolton, qui constituent le livre Politique et société, François a déclaré que « notre théologie est une théologie des migrants ». La figure rédemptrice étant le migrant, cette nouvelle théologie cesse d’être christocentrique pour devenir « migrantocentrique ».

Le pape François, note M. Dandrieu, semble vouloir rompre le lien entre le catholicisme et la civilisation européenne. Dans un discours au Parlement européen en 2014, il a qualifié l’Europe de « grand-mère » qui, n’étant plus capable de se renouveler, devrait accepter d’être régénérée par des populations venues d’autres continents. Dans le même temps, le chef de l’Église catholique se garde bien d’évoquer les « racines chrétiennes » de l’Europe. Dans une interview accordée au quotidien catholique La Croix, il avoue éviter cette expression dont le ton peut être « vengeur » ou « triomphaliste » et donc « colonialiste ».

L’auteur de Rome ou Babel souligne à juste titre l’absurdité des accusations de colonialisme portées contre les Européens lorsqu’ils évoquent les sources chrétiennes de leur propre civilisation. L’Argentin fait ici preuve de ce que le démographe Eric Kauffmann a appelé le « multiculturalisme asymétrique ». Selon François, il y a des cultures qui ont le droit de se soucier de leur identité — les cultures des migrants qui viennent en Europe — et d’autres, comme les Européens, dont le souci de leur propre identité est un péché.

Dandrieu montre que ce tournant immigrationniste n’a pas commencé avec François. L’examen de la question exclusivement du point de vue des migrants, sans tenir compte des sociétés qui les accueillent, est déjà visible dans la constitution apostolique de Pie XII, Exsul Familia. La question de savoir comment l’ampleur de la migration ou l’origine culturelle des nouveaux arrivants affecte les sociétés d’accueil n’y est pas abordée.

Le virage mondialiste du catholicisme s’amorce véritablement dans les années 1960. Jean XXIII voit dans l’immigration de masse le signe d’une ère nouvelle et, dans son encyclique Pacem in terris, affirme que l’évolution actuelle du monde nécessite des institutions mondiales pour gouverner le monde. Bien qu’il ait développé sa propre théologie des nations, Jean-Paul II a également considéré les migrations de masse comme un processus qui, comme il l’a proclamé à l’occasion de la Journée mondiale des migrants en 1987, créerait « un monde nouveau… fondé sur la vérité et la justice ».

Feu Benoît XVI a défendu les racines européennes du catholicisme, mais l’a également associé à un certain messianisme, comme lors de la Journée mondiale des migrants en 2011, lorsqu’il a affirmé que la migration était « la préfiguration d’une Cité de Dieu indivise ». Dans son encyclique Caritas in veritate, comme nous le rappelle M. Dandrieu, il a exprimé l’un des principes fondamentaux du mondialisme : la croyance en la nécessité d’institutions mondiales qui s’occuperaient du bien commun de toute l’humanité et mettraient en œuvre son unité.

Dandrieu soutient que le catholicisme succombe à la tentation de Babel contre laquelle Benoît XVI — dont le message était plus multiforme que le messianisme mondialiste de François — avait mis en garde. L’auteur illustre ce « babélisme » par les propos de William T. Cavanaugh, théologien catholique américain. Dans une interview au magazine La Vie, à la question de savoir si le nationalisme et le catholicisme pouvaient être réconciliés, l’Américain a répondu que « catholique » signifie universel, et l’Église catholique est la première organisation véritablement mondiale, de sorte que toute segmentation est une violation infligée à la nature catholique de l’Église ».

Cette « segmentation » était pourtant incontestée par Léon XIII, qui affirmait dans Sapientiae Christianae que nous devions une fidélité et un amour particuliers à la patrie dans laquelle nous sommes nés. Pie X n’a pas hésité à le dire plus crûment : « Si le catholicisme était ennemi de la patrie, il ne serait pas une religion divine. » À l’unité mondialiste de la Tour de Babel, affirme Dandrieu, il faut opposer l’universalisme enraciné du catholicisme : l’unité spirituelle des nations ancrées dans leurs cultures.

Cherchant les sources de cette « contamination » du véritable universalisme catholique par le mondialisme, Dandrieu pointe du doigt le personnalisme. Ce courant intellectuel a détaché le catholicisme de la notion de bien commun pour le recentrer sur l’individu. Si les idées de Jacques Maritain et de ses disciples visaient à critiquer le libéralisme, elles ont involontairement conduit à son triomphe au sein de l’Église. Dans une veine personnaliste, Jean XXIII a défini le bien commun comme « la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine », négligeant ainsi sa dimension intrinsèquement communautaire, centrale dans la pensée de saint Thomas et dans toute la tradition catholique classique. Sans ancrage dans le bien commun, le personnalisme a dégénéré en subjectivisme, fournissant les conditions intellectuelles et morales de l’utopie d’une humanité unie.

Je reste d’avis qu’après 1945, l’Église catholique a commencé à dériver vers le romantisme politique. Selon Carl Schmitt, ce dernier se résume à l’abolition du monde concret au nom d’une réalité imaginée : « Leur fonction romantique est la négation de l’ici et du maintenant ». Pierre Lasserre, autre critique du romantisme, soutient que ce que les romantiques recherchent en politique, c’est avant tout une « ivresse » morale. Dandrieu, pour sa part, écrit que le mondialisme catholique « tourne le dos à la réalité… rompt avec le monde concret et les communautés naturelles, remplaçant le rapport concret au monde par un rapport purement idéologique et abstrait ».

L’attitude de l’Église catholique à l’égard de l’immigration, en particulier sous le pontificat de François, semble purement romantique. Elle ne tient compte ni des limites réelles des États ni des communautés nationales appelées à absorber tous les « malheureux de la terre ». Elle procure une « ivresse » morale aux fidèles et à la hiérarchie, nie les contraintes du « ici et maintenant » et représente, par essence, une rupture dans la tradition de la doctrine catholique, sapant l’un des droits les plus cruciaux auxquels les nations peuvent prétendre, le droit à la continuité.

L’essayiste français préconise un retour au réalisme de Saint Thomas. Si le grand philosophe ne peut pas nous dire quelles institutions politiques nous devrions construire, explique-t-il, il nous permet de voir à travers les aberrations des idéaux politiques contemporains. Il faut convenir qu’un virage radical vers le réalisme est une tâche urgente pour l’Église catholique. Il servirait d’antidote à ce qui est le plus pernicieux dans sa situation romantique actuelle : le mépris des problèmes concrets et le recours aux émotions lorsqu’il s’agit de questions de la plus haute importance.

Il est grand temps de redonner au catholicisme sa forme authentique : romain et non romantique. Rome ou Babel ouvre la voie à cette restauration.

Texte de Krzysztof Tyszka-Drozdowski, écrivain et analyste dans l’une des agences gouvernementales polonaises chargées de la politique industrielle.

Rome ou Babel
Pour un christianisme universaliste et enraciné
par Laurent Dandrieu
préface de Mathieu Bock-Côté (Préface)
aux éditions Artège
à Perpignan
Date de parution : 14/IX/2022
400 pp.
EAN : 9 791 033 612 971 

 

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 Le danger d'une morale hypertrophiée (selon Arnold Gehlen)

 

« C'était un délire d'une génération de féministes » : ces femmes qui regrettent de ne pas être mère


Les années passant, des femmes vivent amèrement leur choix de ne pas avoir eu d’enfant. Écartelées entre une volonté d’indépendance et un désir de maternité, elles posent un regard critique sur leur décision.

Quand elle était petite, Julie [prénom modifié] adorait les bébés. Née d’une mère féministe et d’un père qui a pris la poudre d’escampette, la fillette passe des heures à coudre des vêtements pour enfants. « J’ai toujours su que je voulais être mère », confie-t-elle. Mais à 20 ans, elle rêvait d’émancipation, et entra dans un mouvement féministe « égalitariste ». Cheveux courts peints en bleu, Julie se forma à « déconstruire le couple, et à tout faire comme les hommes. On était assez misogynes. »

Que pensait-on des nourrissons dans le milieu ? « Avoir un enfant était associé à la soumission de la femme à son mari, explique cette graphiste de 31 ans, qui a hésité à se faire ligaturer les trompes. Tout était fait pour désacraliser la maternité. » La jeune fille enfouit son désir d’enfant. Quand elle a vingt-trois ans, Julie tombe enceinte. Elle subit un avortement : « J’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre. Personne ne m’avait dit que ça allait être si dur. Surtout qu’au fond de moi, je pense que je le voulais ce bébé. Mais on me disait que ce n’était qu’un amas de cellules. »

Aujourd’hui, Julie a quitté ce groupe féministe et ne partage plus grand-chose avec ses adeptes. Sa longue chevelure encadrant son visage poupon et ses jupes fleuries en témoignent. La jeune femme, célibataire après une relation de six ans avec un homme, voit passer les années avec une pointe d’angoisse. « Quand je me suis retrouvée seule à 29 ans, j’ai paniqué en me disant qu’il fallait tout recommencer. On m’a fait croire que j’avais le temps, que ma jeunesse était infinie », regrette-t-elle.

Les enfants, pour Louise, qui a fêté ses 63 printemps en avril dernier, ça n’a jamais été son truc. Non qu’elle ne les aime pas, au contraire. Elle n’était simplement pas faite pour ça. Mais après la mort de sa mère, le regret se fait ressentir. « J’ai pensé à la relation merveilleuse que j’avais eue avec elle, j’étais sa fille unique, confie-t-elle depuis Berthier-sur-Mer, petite bourgade du Québec. Je l’ai aimée tendrement. Depuis qu’elle n’est plus là, je me dis que je suis sans doute passée à côté de quelque chose de très beau en n’ayant pas d’enfant. »

Grande amoureuse des animaux, cette végétarienne qui a travaillé au service de personnes handicapées pendant 35 ans, aurait aimé apprendre à sa descendance « des valeurs de respect et de compassion envers le vivant ». « Quand je vois des jeunes qui ont des enfants, je les trouve chanceux de pouvoir leur transmettre des choses dès leur enfance. »

Le regret de ne pas laisser quelque chose après elles est ce qui est le plus prégnant chez ces femmes qui n’ont pas donné la vie. « C’est même la cause principale », abonde Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages sur le couple et la famille. L’analyste reçoit dans son cabinet un grand nombre de femmes autour de la quarantaine, confrontées au regret de ne pas avoir d’enfant. « Ces femmes arrivent au bout d’un entonnoir, et vivent cela avec beaucoup de souffrances, relève-t-il. Très profondément, il y a dans la maternité cette idée que la vie prend un sens différent à partir du moment où l’on se décentre de soi-même. »

Jeunes filles de 40 ans

La majorité des femmes nullipares qui viennent le consulter ont vaguement pensé à la maternité, mais n’en ont jamais fait une priorité. Elles ont attendu le bon moment, le bon père, le bon partenaire, ce qui ne s’est pas fait. Et il y a celles, moins nombreuses, qui ont refusé la maternité parce qu’elles se trouvaient très heureuses sans enfant. Jusqu’à 38 ans, elles se sont senties jeunes filles, dans une quête de plaisirs et de découvertes. Mais parallèlement, leur cycle s’est essoufflé. Quand elles comprennent que la ménopause approche, c’est paradoxalement à ce moment qu’elles veulent créer une famille. « Elles ont oublié leur horloge biologique », explique Serge Hefez. Car la fertilité féminine est optimale entre 18 et 31 ans, d’après l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). À partir de cet âge-là, le taux de fertilité commence à diminuer, et encore plus à 35 ans. Au-delà, l’insuffisance ovarienne est la première cause d’infertilité pour les femmes.

Si elles repoussent de plus en plus le moment d’avoir des enfants (en 2022, les femmes françaises avaient en moyenne leur premier enfant à l’âge de 31 ans, contre 26,5 ans en 1977 selon l’Insee), c’est parce que la place de l’individu contemporain dans la société a radicalement changé.  [Au Québec, l'âge moyen de la mère au premier enfant était de 30,98 ans en 2021. Voir ci-contre] « Jusque dans les années 50, le destin d’un homme ou d’une femme était d’appartenir à un groupe ou à une caste, estime Serge Hefez. L’adhésion à une famille signait l’appartenance dans une société. » Avec l’égalité progressive des sexes, les femmes ont acquis leur individualité, mais le paient parfois cher : « Toutes les patientes quadragénaires que je rencontre essaient de négocier leur indépendance et leur désir de maternité. Elles comprennent que leur émancipation peut se retourner contre elles-mêmes. »

Sacrifices et responsabilités

Pour Marie-Estelle Dupont, psychologue, psychothérapeute, auteur de Réussir son divorce (Larousse, 2023) et L’Anti-mère (Albin Michel, 2022), le regard que pose la société sur la maternité est révélateur : « Qu’est-ce qu’on véhicule auprès de nos jeunes comme image du couple, de la famille et de la liberté ? On ne cesse de leur dire qu’ils vont connaître des crises à répétition, on ne leur transmet que des messages de désespoir. Ils entendent à longueur de journée “si tu fais un bébé, tu tues un arbre”. Je peux comprendre qu’ils ne veulent plus donner la vie. »

Il suffit de voir la médiatisation récente autour de très jeunes femmes qui se font ligaturer les trompes. Ou d’éplucher les innombrables témoignages sur les réseaux sociaux de femmes qui affirment leur refus d’avoir des enfants… ou qui regrettent d’en avoir. Car donner la vie fait redevenir la mère dépendante et vulnérable, cela réveille son propre rapport à sa dépendance. Pour autant, « on n’explique pas assez qu’un enfant est une coopération entre deux adultes qui s’aiment, que c’est le fruit d’une complémentarité, poursuit la psychologue. Donc quand on leur transmet des messages très négatifs sur les sexes et l’avenir de la planète, c’est normal que des femmes aient du mal à se projeter là-dedans. »

La plupart d’entre elles posent un regard ambivalent sur la possibilité qu’elles ont de s’accomplir autrement que par la famille. Aline*, une de ses patientes sans enfant, lui a un jour affirmé : « Je me suis fait avoir par la société, qui m’a dit que pour être libre, je devais avoir une carrière ». Sandra*, une autre femme qui s’est consacrée à son travail toute sa vie, lui a confié : « Je comprends que j’ai une vie qui n’a aucun sens. On m’a vendu que la réussite, c’était d’avoir un job, mais c’était un délire d’une génération de féministes wonder woman des années 90. »

L’ex-féministe Julie abonde : « La société a essayé d’édulcorer la maternité, comme on édulcore la mort. On la cache car devenir mère implique des sacrifices et de grandes responsabilités, de la souffrance aussi. Les femmes l’ont oublié. »

Ne pas avoir exploré ce lien de filiation et ce qu’il implique de tendresse, de souvenirs et de mémoire peut être très douloureux : « C’est une partie d’elles qu’elles ont l’impression de ne pas connaître, décrypte Marie-Estelle Dupont. Le fait de devenir parent est un changement identitaire, c’est très particulier et mystérieux. Souvent, la non-maternité réveille chez les femmes une angoisse de mort, le vieillissement est doublement vertigineux, car il n’y a pas la consolation de continuation après soi. »

Le féminisme a jeté la mère à la trappe

Selon Marie-Estelle Dupont, « on a jeté la mère à la trappe dans cette histoire de féminisme. On a fait la femme mais la mère a disparu. Une société juste pourrait permettre à la femme de choisir de travailler dans le monde extérieur ou travailler à éduquer ses jeunes enfants. » De moins en moins de femmes choisissent de rester chez elles pour élever leurs enfants. En 2014, elles n’étaient plus que 22 % à souscrire au modèle de la mère au foyer, contre 43 % en 2002 (l’Insee).

Pourtant, « c’est un travail d’élever sa progéniture, martèle la psychologue. On pourrait rémunérer les femmes qui éduquent leurs enfants. » La présence du père après l’accouchement, permettant à la mère d’être épaulée et de reprendre le travail plus sereinement, joue également un rôle dans le choix d’avoir un enfant. En 2021, le congé paternité est passé à 28 jours, contre 14 auparavant. Mais pour 54 % des 25-34 ans, c’est encore insuffisant, selon le 2e baromètre OpinionWay pour Familles Durables (2023).

Pour contourner les limites de la nature, certaines femmes se tournent vers la PMA, avec ou sans père. Elles s’emparent alors d’une avancée de la science, « qui les rend heureuses, mais qui en même temps les fatigue, car elles élèvent leur enfant seules. La multiplication des choix de la femme est exaltante, mais peut être épuisante », estime Serge Hefez.

vendredi 12 mai 2023

« Et si les femmes ne devaient rien au féminisme ? »

Véra Nikolski montre que la fin du patriarcat n’est pas due aux luttes féministes, mais à la révolution industrielle et au progrès médical. La fin de l’abondance remettra-t-elle en cause l’émancipation féminine ? Recension parue dans le Figaro par Eugénie Bastié.

« Je préfère les femmes qui jettent des sorts aux hommes qui construisent des EPR » : on se souvient de cette phrase de l’inénarrable Sandrine Rousseau. Loin d’être une simple boutade, cette sortie résume à merveille la vulgate d’une certaine gauche féministe et écologiste qui voudrait réunir, sous le visage unique de l’ennemi, le capitalisme, le productivisme et le patriarcat. Ce que la députée de la Nupes appelle l’« androcène », qu’elle invite à « congédier » pour atteindre enfin l’égalité totale entre hommes et femmes. 

Dans un livre puissant et passionnant, Féminicène (Fayard), Véra Nikolski, normalienne et docteur en science politique, balaie magistralement cette thèse. 

Qu’est-ce que le « féminicène » ? C’est l’ère dans laquelle nous vivons, celle où l’égalité entre hommes et femmes a atteint un comble historique. Et ce n’est pas un hasard si ce summum d’égalité est atteint au moment même où la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles atteignent leur apogée : il y a un lien entre le productivisme technicien — ce qu’on appelle désormais « anthropocène » — et l’émancipation des femmes, qui n’est pas un lien d’antagonisme, mais de corrélation. Pour le comprendre, il faut se plonger dans l’origine du patriarcat et les causes réelles de l’émancipation féminine.

La propagande néoféministe ne cesse de le marteler : ce serait grâce aux « luttes » des féministes que les femmes auraient conquis leurs droits. Mais qu’est-ce qu’une victoire obtenue sans barricades, sans grève, sans violence, qui parvient à renverser en soixante-dix ans un système vieux de 100 000 ans ? La libération n’a pas été arrachée, mais accordée, tombée comme un fruit mûr de l’arbre pourrissant d’un patriarcat privé de ses fondements. Les néoféministes sont embarrassées par l’origine biologique du patriarcat. Elles évacuent en général le problème en postulant une construction sociale de la domination masculine depuis l’aube de l’humanité. C’est bien sûr faux : l’invariant anthropologique de la domination masculine n’a pas pour fondements des facteurs sociaux ou idéologiques, mais des contraintes matérielles et physiques. Dans un environnement hostile, où la priorité est l’impératif de survie, le dimorphisme sexuel (le fait que la femme engendre dans son propre corps et l’homme engendre dans le corps d’autrui) produit des avantages comparatifs (la femme enceinte et allaitante pouvant moins se déplacer, la chasse devient une prérogative masculine) et donc une division sexuelle du travail qui se sédimente culturellement. C’est pourquoi le vrai point de bascule pour l’émancipation féminine n’est pas la bataille des suffragettes du début du XXe siècle, mais l’invention de la machine à vapeur en 1784. « L’émancipation des femmes est l’enfant de la révolution industrielle. »

Nikolski est un peu la Jancovici du féminisme. Tout comme l’ingénieur devenu iconique nous rappelle combien le progrès technique nous est devenu familier au point que nous oublions ses conditions d’existence (une énergie abondante et bon marché), Nikolski nous rappelle les soubassements technologiques de l’émancipation féminine. La mécanisation, qui dévalue la force physique et l’avantage comparatif masculin, l’allégement du travail domestique par la machine (lessive, confection des vêtements, vaisselle), le progrès médical qui fait chuter drastiquement la mortalité infantile et celle des femmes en couches : voilà ce qui a rendu l’émancipation des femmes possible. Ce ne sont pas les sorcières et les féministes qui ont libéré les femmes, mais le pétrole, les antibiotiques et l’aspirateur. Les femmes devraient élever des statues à Pasteur plutôt qu’à Olympe de Gouges.

La démonstration est convaincante. Le livre de Véra Nikolski, avec sa perspective matérialiste, dit l’inverse de celui de Patrick Buisson, Décadanse, que nous avions chroniqué ici même : non, ce ne sont pas les idées qui gouvernement le monde, c’est la superstructure économique et technique qui fait basculer les comportements. Ainsi, rappelle Nikolski, la pilule et l’avortement, réclamations féministes, ne viennent que couronner un processus : la maîtrise des naissances n’avait aucun sens dans un monde où la mortalité infantile atteignait 45 % (1820). Est-ce la science ou l’idéologie qui mène le monde ? La vérité doit être à mi-chemin entre les deux, car, sinon, comment expliquer que l’Occident chrétien ait été le terreau le plus fertile de l’émancipation féminine ? Le Japon qui cumule patriarcat et développement industriel est un contre-exemple, ainsi que les pays du Golfe où la religion est venue freiner le développement des femmes.

Le livre de Véra Nikolski devient crucial lorsqu’il se projette dans l’avenir. Si l’émancipation féminine est due à la civilisation thermo-industrielle, reposant sur des sources d’énergie abondantes et peu chères, que va-t-il se passer lorsque celle-ci va disparaître ? On peut discuter à l’infini des scénarios effondristes adoptés par l’auteur, reste qu’on ne peut contester que le XXIe siècle sera pour l’Occident plus pauvre, plus chaotique et plus violent que les 70 dernières années. Or, « en ignorant la fragilité des conditions sur lesquelles repose leur émancipation, les féministes ne se donnent pas les moyens de les préserver ».

 

La « philosophe féministe et prof de science politique » Camille Froidevaux-Metterie n'a pas aimé la thèse de Véra Nikolski. Eugénie Bastié lui rappelle ce qu'en pensait Simone de Beauvoir.


Dans Ravage, la dystopie de Barjavel où la civilisation s’effondre faute d’électricité, la polygamie est de retour et les femmes sont vouées à la procréation. C’est le sort qui nous guette dans un scénario de décroissance, avertit Nikolski. Ce ne sont pas les arrêts de la Cour suprême américaine qui occasionneront le « ressac » historique, mais la pénurie de médicaments et le retour de la mortalité infantile. Vouloir la décroissance et l’émancipation féminine, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre. Parce que nous n’échapperons sans doute pas à la première (la fin de l’abondance est déjà en route), il faut nous préparer à la seconde. C’est pourquoi Nikolksi plaide pour un « féminisme de faire », à rebours du féminisme de la plainte d’aujourd’hui. « Ne vaut-il pas mieux armer les femmes plutôt que de les protéger ? », se demande l’auteur, elle-même pratiquante des arts martiaux.

Ce livre brillant, subtil et salutaire est à mettre entre les mains de toutes les jeunes filles, plutôt que des manuels d’écriture inclusive. Il dit aux femmes : arrêtez de vous plaindre, battez-vous, investissez les filières scientifiques, ne réclamez pas, prenez et créez vos places. Suivez les pas de Marie Curie, George Sand ou Madeleine Brès (première femme médecin) plutôt que ceux de Caroline De Haas, Sandrine Rousseau et Adèle Haenel. Moins de sorcières, plus de femmes ingénieurs nucléaires !


Féminicène
par Véra Nikolski,
paru chez Fayard,
à Paris,
le 3 mai 2023,
380 pp,
ISBN-10 : 2 213 726 051
ISBN-13 : 978-2213726052


Voir aussi

Recension de Economic Facts and Fallacies de Thomas Sowell