lundi 9 septembre 2019

La Fabuleuse Histoire de l'école (avec quelques erreurs relevées)

Des bonnets d’âne au jeu de la marelle en passant par les tout premiers manuels scolaires, l’école a une longue histoire qui s’écrit sur des siècles. Stéphane Bern propose ainsi une immersion en costume à ses invités afin de découvrir à quoi ressemblait l’école de nos ancêtres. Jarry découvre ainsi l’école de la vie aux côtés des jeunes tailleurs de pierres. La finaliste de l’Eurovision, Angelina, participe quant à elle à la formation des élites sous le règne de Louis XIV, tandis que Jamy Gourmaud apprend à écrire avec une vraie plume en métal dans une petite école de campagne de la fin du XIXe siècle. Enfin, Charlotte de Turckheim reçoit une leçon d’art ménager dans un lycée de jeunes filles des années 50.



L’émission divertissante a une valeur pédagogique : introduire l’histoire de l’école en France au plus grand public. Elle n’échappe pas à des travers assez modernes avec des rappels fréquents que le monde a changé et que l’école est bien mieux aujourd’hui, car la femme est « émancipée » (comprendre travaille le plus souvent comme salariée dans un bureau et non plus à la ferme ou au commerce familial). La jeune Angelina dit mieux aimer le choix que les femmes ont aujourd’hui, sans comprendre que les jeunes filles sont aussi conditionnées aujourd’hui qu’hier, qu’il est mal vu de ne pas vouloir faire carrière ou de faire des études générales (qui préparent à l’université) que l’État, les médias, l’école font sans cesse la promotion des femmes « libérées ». Charlotte de Turckheim semble la seule à faire montre d’un peu de bon sens : l’école ménagère dans les années 50 proposait une formation pratique et utile alors que les jeunes parents sont aujourd’hui bien démunis pour s’occuper d’un ménage et accueillir des enfants. (Voir Lien avéré entre les femmes qui travaillent hors du foyer et l’obésité de leurs enfants, Les enfants de mères au foyer sont en meilleure santé, Deux fois plus de dépressions chez les femmes qu’il y a 40 ans. Rançon de la « libération » de la femme ? Et « Femmes célibataires sans enfant sont plus heureuses » ? Les données montrent plutôt l’inverse...).

L’émission comprend malheureusement des approximations et manque souvent de profondeur : parlant de l’université au Moyen-Âge, la voix hors champ explique combien les étudiants de l’époque aiment faire la fête — ce qui est exact —, mais elle ne donne pas de détails sur les matières enseignées, les types de diplômes, les examens ou de la pédagogie.

Stéphane Bern choisit de se situer sur un chantier médiéval reconstitué, au XIIIe siècle, époque marquée en effet par un dynamisme économique et intellectuel majeur. En soi, ce choix est intéressant : il rappelle l’importance des savoirs non lettrés durant l’époque médiévale — on voit comment les tailleurs de pierre comptent, mesurent, calculent, etc. — et attire l’attention sur des lieux non scolaires de formation.

Toutefois, Stéphane Bern exagère la situation quand il affirme qu’à l’époque « la plupart des enfants » sont sur ces chantiers, ce qui est évidemment une absurdité démographique vu le petit nombre de tailleurs de pierre... Rappelons qu’à l’époque la paysannerie représente près de 90 % de la population. On peut donc affirmer sans se tromper que « la plupart » des enfants vivent auprès de leurs parents, à la campagne, et que c’est là, entre les champs, le village, l’église et la maison familiale, que se fait l’essentiel de leurs apprentissages.

Sombre Moyen Âge

Plus tard, Stéphane Bern explique qu’au Moyen Âge, « les gens ne savaient ni lire ni compter », ce qui est totalement caricatural. Si la maîtrise de l’écrit reste en effet souvent le privilège d’une élite sociale et intellectuelle, il n’empêche qu’elle se diffuse dans la société, notamment à partir du XIIIe siècle. Cette époque est marquée par la multiplication des écrits qui pénètrent toutes les couches de la société : l’administration se développe et avec elle, la « paperasse » en tout genre ; les individus passent des contrats pour tout type de transaction et même des vagabonds font rédiger des testaments devant un notaire. Une part non négligeable de la population sait lire et écrire — peut-être un quart, même si c’est difficile à chiffrer —, tandis qu’une part encore plus grande sait lire et signer de son nom. Rappelons par ailleurs qu’il existait au Moyen Âge de « petites écoles », laïques ou religieuses, qui se développent à partir du XIIIe siècle et accueillent les enfants à partir de 5 ans ; même si elles ne concernent qu’une part minoritaire de la population — un quart des garçons florentins en 1480 par exemple —, elles contribuent largement au progrès de l’alphabétisation.

On est donc très loin de l’image d’un Moyen Âge analphabète... Le fait de reprendre ainsi ce cliché très daté, qu’on retrouve dans de nombreuses œuvres de fiction, est révélateur d’un point de vue très éloigné de l’histoire comme discipline scientifique.

Quelques minutes plus tard, la jeune chanteuse Angélina note quant à elle que « la vie des filles au Moyen Âge n’était pas trop trop cool [sic] ». Rebondissant sur cette affirmation, que l’on aurait pu déconstruire pour faire œuvre de vulgarisation historique, la voix hors champ renchérit : les femmes nobles sont certes lettrées, mais doivent « renoncer à leurs études » lorsqu’elles se marient. Non seulement ce vocabulaire contemporain n’a pas de sens appliqué à la période, mais le propos global est surtout erroné : le mariage n’est en effet pas forcément synonyme de mort intellectuelle pour les femmes de l’époque. On pourrait ainsi convoquer d’illustres exemples, de la comtesse Marie de Champagne (1174-1204), qui tient une cour prestigieuse dans laquelle artistes et poètes se pressent, à Christine de Pisan (1364-1431), veuve à 25 ans et qui devient la première écrivaine à vivre de sa plume. (Voir Quand la femme était vénérée... et La femme au temps des cathédrales, m-à-j vidéo Apostrophes avec Regine Pernoud)

La voix hors champ poursuit en précisant, avec une délectation mise en valeur par la bande sonore, que les filles peuvent alors être mariées à treize ans — ce qu’Angélina, elle-même âgée de douze ans, commente d’une moue légèrement dégoûtée. Encore une fois, le Moyen Âge est présenté comme une période barbare, teintée de pédophilie, sans que cette pratique, en effet attestée mais en rien systématique, ne soit jamais remise en contexte. Il aurait fallu, au minimum, rappeler qu’on est alors, à cet âge-là, considéré comme adulte, et qu’on peut donc se marier certes, mais aussi diriger un royaume ou exercer un métier. On aurait également pu aller plus loin en soulignant que c’est au Moyen Âge que s’impose, du fait des efforts de l’Église, le modèle d’un mariage consensuel, c’est à dire qui repose, au moins en théorie, sur la libre volonté des deux époux. Bref, on aurait pu partir de la surprise d’Angélina — tout à fait compréhensible et légitime — pour enseigner la complexité de la situation, au lieu de rester sur un constat qui a tout du jugement.

L’émission continue en expliquant qu’à l’époque, les femmes ne peuvent pas accéder aux mêmes métiers que les hommes (ou plutôt que « les filles » ne font pas les mêmes métiers que « les garçons », un vocabulaire enfantin qui est en lui-même assez révélateur). Il s’agit d’une erreur majeure — ou a minima d’un raccourci problématique —, reposant sur une vision très orientée de la période médiévale. Certes, des voies sont réservées aux hommes, ne serait-ce que la cléricature : impossible pour une femme de devenir prêtre, a fortiori abbé ou pape. Mais les femmes peuvent être abbesses y compris de grandes abbayes mixtes... Néanmoins, on trouve pendant toute la période des femmes qui travaillent dans de très nombreux domaines, comme l’atteste du reste l’existence d’un vocabulaire professionnel féminin considérablement plus développé que le nôtre : doctoresse et forgeronne, marchande d’or ou maréchale-ferrande, banquière ou seigneuresse, etc. Il existe des métiers majoritairement masculins, d’autres majoritairement féminins, mais on trouve pourtant, malgré la représentation que propose Stéphane Bern, des femmes sur des chantiers de construction, où elles sont porteuses ou tailleuses de pierres. C’est au contraire au XVIe siècle, dans un contexte professionnel et intellectuel très particulier, que les métiers se ferment progressivement aux femmes.  La Révolution française sera une réaction contre la féminisation de la noblesse de l’Ancien régime finissant. Féminisation excessive de l’élite qui aurait, notamment, mené aux défaites françaises (dont celles de la guerre de Sept Ans et la perte de l’Amérique et des Indes orientales. Seul un retour à la franche virilité de l’Antiquité romaine régénérait la France. Voir Histoire — l’ex­clusion des femmes du suffrage fut davantage le fait de l’idéologie progressiste que de la pensée réactionnaire.

Au XIXe siècle triomphe un message bourgeois qui exclut les femmes du monde du travail, message qui imprègne en profondeur le récit historique : ainsi continue-t-on souvent à dire que c’est la Première Guerre mondiale qui permet aux femmes de « prendre la place des hommes », en niant le fait que la grande majorité n’a jamais cessé de travailler sur la ferme ou dans le commerce de la famille. Ce discours contemporain « féministe » rend invisible l’importance de leur travail par pure idéologie afin de faire croire que le travail féminin serait une conquête récente alors que l’oisiveté des bourgeoises était surtout un signe de richesse : elles pouvaient se permettre de ne pas travailler.

Cette vision permet à nouveau de noircir l’image du Moyen Âge : Angélina explique ainsi qu’elle n’aurait pas aimé vivre à cette époque, car maintenant, au moins, elle peut devenir « ce qu’elle veut » [notons qu’on ne lui a visiblement jamais dit qu’il ne suffisait pas de vouloir pour devenir et qu’elle se prépare de méchantes déconvenues]. La conclusion de tout ce passage est laissée à la chanteuse : « ils étaient très méchants ». La naïveté du propos peut évidemment faire sourire. Reste que cette affirmation n’est ni discutée ni nuancée, et mise littéralement sur le même plan que la parole de l’historienne invitée pour cette séquence. Le jugement moral [« méchants »] se conjugue à un jugement historique globalisant [« ils étaient ainsi »] pour mieux donner à voir un Moyen Âge uniformément sombre et arriéré.

Ce Moyen Âge « pas très très cool » s’achève, évidemment, par l’invention de l’imprimerie, explicitement présentée comme une « révolution » par Stéphane Bern. Là encore, il s’agit de réactiver un célèbre cliché, pourtant battu en brèche par les recherches récentes, qui insistent au contraire sur la progressivité des changements induits par l’invention. Selon l’émission, l’imprimerie provoque en effet un bouleversement immédiat du paysage éducatif, permettant « heureusement » aux moines de ne plus avoir à copier les textes à la main, ou entraînant l’apparition d’écoles diffusant « une instruction sommaire » aux pauvres. À nouveau, le jugement moral [« heureusement »] s’articule à l’erreur historique [il y avait déjà des écoles urbaines bien avant l’imprimerie, et celle-ci n’a en aucun cas amené une alphabétisation massive et soudaine], pour mieux dépeindre un Moyen Âge obscur.

La partie sur le régime finissant de Louis XIV comprend aussi des erreurs. Il est ainsi faux d’affirmer que seuls les aristocrates accédaient aux collèges. Aux collèges de Châlons-sur-Marne et de Troyes, étudiés par François de Dainville, la haute noblesse ne représente que 5 % des effectifs ! Certains collèges accueillaient même 80 % de fils d’artisans, de laboureurs ou de marchands, en dépit même de la rareté des pensionnats : les ambitions d’élévation sociale du Tiers-État ne font aucun doute, et expliquent même largement la crise de l’Ancien Régime.

Sources : Acrimed, Écho des Lumières et France 2

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