samedi 13 février 2021

Malaise autour du prétendu « art contemporain »

L’Art dit « contemporain », enfant involontaire de Marcel Duchamp, est né au détour des années 60, détrônant l’Art moderne à coups de surenchère progressiste, provocatrice, libertaire. Il n’a pas tardé à se révéler liberticide, vide et officiel. Car, depuis ses débuts, il n’aura consisté qu’en stratégies, manipulations et mirages. C’est le secret de ce nihilisme que dévoile ici, avec érudition et ironie, Christine Sourgins.
À tous ceux qui sont perdus dans les dédales de ce labyrinthe, elle offre enfin un fil d’Ariane, en montrant de manière implacable comment une telle entreprise, trop vite qualifiée de farce, menace ceux qui s’en moquent tout autant que ceux qui s’en enchantent. Car l’Art contemporain, qu’il se veuille critique, ludique ou didactique, relève toujours de l’instrumentalisation, de la subversion, et du radicalisme. Quels que soient les prétextes esthétiques, politiques ou moraux qu’il se donne, il attaque en fait l’humanité même de l’homme.
 
 Les mirages de l’Art contemporain
Brève histoire de l’Art financier
par Christine Sourgins
paru le 21 mai 2018
à La Table Ronde
à Paris,
320 pages, ISBN-10 2 710 388 294
ISBN-13 978-2710388296
 

Un autre livre est paru récemment sur le sujet, celui de Benjamin Olivennes: L'autre art contemporain : Vrais artistes et fausses valeurs.

Selon l’éditeur, cet opuscule, « écrit par un non-spécialiste passionné, s’adresse à tous, et entend fournir un manuel de résistance au discours sur l’art contemporain. » Ce dernier fonde son emprise sur une vision mythifiée de l’histoire de l’art : le XXe siècle aurait été avant tout le siècle des avant-gardes, chacune ayant été plus loin que la précédente dans la remise en cause de notions comme la figuration, la beauté, et même l’œuvre. Or non seulement ces notions anciennes ont continué d’exister dans les arts dits mineurs, mais surtout, il y a eu un autre XXe siècle artistique, une tradition de peinture qui s’est obstinée à représenter la réalité et qui réémerge aujourd’hui, de Bonnard à Balthus, de Morandi à Hopper, de Giacometti à Lucian Freud.

Peinture de Chiara Gaggiotti, artiste figurative dont parlent Benjamin Olivennes et Natacha Polony

Cet essai présente cette autre histoire de l’art, dont l’existence infirme le discours, le mythe… et le marché de l’art contemporain. Cette histoire s’est prolongée secrètement jusqu’à nous : il y a eu en France, au cours du dernier demi-siècle, de très grands artistes, dont certains sont encore vivants, qui ont continué de représenter le monde et de chercher la beauté. Connus d’un petit milieu de collectionneurs, de critiques, de poètes, mais ignorés des institutions culturelles et du grand public, ces artistes sont les sacrifiés de l’art contemporain, les véritables artistes maudits de notre époque. Comme les artistes maudits de jadis, ce sont eux pourtant qui rendent notre modernité digne d’être aimée et sauvée. Ils sont la gloire de l’art français.

 

Peinture de Chiara Gaggiotti, artiste figurative dont parlent Benjamin Olivennes et Natacha Polony

Extrait de L’autre art contemporain : Vrais artistes et fausses valeurs.

Le sens commun se révolte contre ce qu’on rassemble aujourd’hui sous le nom d’art contemporain, et il a bien raison.

Autour de ce tout qu’on désigne sous cette appellation, il y a un discours, une idéologie, entretenus par le marché, les critiques, et, en France à tout le moins, les institutions. Les tenants de ce discours sont en position de force : ce sont les collectionneurs les plus riches, les musées d’État, les Écoles des beaux-arts. S’opposer à cet art contemporain, ce n’est pas s’opposer à l’art, c’est opposer un contre-pouvoir à ce qui aujourd’hui domine.

Quand je parle d’art contemporain, je sais bien que je me livre à une généralisation, et donc que je m’expose au risque d’être injuste. Mais cet art contemporain existe comme système, comme idéologie, comme horizon d’attente. Il y a un monde de l’art contemporain, qui a ses lieux, son discours, et ses valeurs, ses critères de jugement. C’est ce monde que dans ce livre j’appelle l’« art contemporain ». Le fait qu’il y ait des artistes véritables, de grands artistes, — Anselm Kiefer, Baselitz, Peter Doig, Ron Mueck — qui fassent partie de ce circuit et tirent leur épingle du jeu ne saurait empêcher une critique globale de ce système. Comme le montrent leurs voisins d’exposition, ils sont là malgré l’idéologie de l’art contemporain, et non grâce à elle. Je sais que l’on m’accusera, selon la célèbre expression, de jeter le bébé avec l’eau du bain, mais ce n’est pas ce que je veux faire : je voudrais libérer le bébé.

Ce que j’appelle l’art contemporain, on peut s’en faire une idée en regardant les salles consacrées aux années 1960 et suivantes dans la plupart des musées d’art moderne, ou dans les musées spécifiquement dévolus à l’art contemporain ; en regardant les dernières expositions des galeries d’art dont la presse dit qu’elles comptent le plus (en gardant à l’esprit qu’elles exposent toujours un artiste véritable au milieu de dix escroqueries pour se légitimer) et le gros de ce qu’on peut voir dans les principales foires d’art contemporain (Cassel, Bâle, Venise, FIAC) ; en voyant ce qu’achètent les Fonds régionaux et nationaux, les artistes à qui l’État ou les régions ou les mairies passent commande ; en voyant ce qui est valorisé chez les jeunes étudiants en art, ce qu’on les encourage à faire ou ce qu’on les décourage de faire.

Je ne citerai pas de noms, car je veux privilégier l’éloge — des artistes véritables — à la critique — des fausses gloires d’aujourd’hui.

Si j’en citais, néanmoins, il faudrait distinguer entre les grandes stars du marché mondial (Jeff Koons, Maurizio Cattelan, Paul McCarthy, Damien Hirst, Anish Kapoor), mauvais mais nageant comme des poissons dans l’eau dans ce système, et les Français qu’on invente pour essayer de leur ressembler et de les concurrencer (Buren, Morellet, Claude Lévèque), tout aussi nuls mais, qui plus est, fades — peut-être, on y reviendra, parce que le goût français est particulièrement éloigné de cet art contemporain.

Qu’a-t-il pour déplaire, cet art contemporain pris comme un tout, comme nous pouvons en faire l’expérience dans une foire ou un musée ? Il est, la plupart du temps, insignifiant ; moche ; fonctionnant à la provocation, souvent sexuelle, mais une provocation banale et triste ; n’impliquant aucun métier, aucun savoir-faire, aucun travail ; quand il y a création d’un objet neuf, celui-ci est produit en usine par un « artiste » qui ne pose pas les mains sur l’œuvre. Il se reconnaît aussi aux critères d’évaluation qu’il se donne à lui-même et aux commentaires qu’il suscite : « c’est marrant », ou le sempiternel « c’est intéressant ». Qui ne voit que dire d’une œuvre d’art qu’elle est « intéressante », c’est avouer qu’elle est insignifiante, car l’œuvre d’art devrait nous bouleverser, nous émouvoir, nous saisir, nous éclairer ? Souvent il me prend l’envie de demander à ceux qui disent de telle ou telle exposition d’art contemporain que « ouais non là, j’ai trouvé ça vachement intéressant, tu vois » s’ils aimeraient avoir ce qu’ils viennent de voir dans leur chambre : cette mise à l’épreuve aiderait à distinguer le bon grain de l’ivraie.

Ce qui disparaît dans cet art contemporain, c’est l’admiration, et l’admiration pour un objet singulier : l’œuvre. Les artistes du passé dont le nom est parvenu jusqu’à nous suscitaient l’admiration, et cette admiration se portait sur les œuvres qu’ils étaient capables, et eux seuls, de produire. J’admire Michel-Ange car j’admire l’auteur de la Pietà. C’est la rencontre avec la Pietà qui m’émerveille et me fait me demander qui est l’homme qui a bien pu produire cela. Dans l’art contemporain l’ordre s’inverse : on ne nous parle jamais d’œuvres, mais bien d’« artistes » (ou prétendus tels), les œuvres sont secondes, elles sont là comme signes de l’existence d’un artiste et non pour elles-mêmes. De tel bidule auquel on ne prêtait pas attention et qui n’avait aucun intérêt, on nous dit soudainement avec componction que « c’est un Ryman » ou que « c’est un Buren », et soudain tout change, il faut les aborder avec un respect sacré, l’objet insignifiant se nimbe d’une aura magique. On quitte alors le critère de l’admiration, et de l’admiration pour un objet, critère qui était celui de tous les arts. Ainsi, on sait que l’immense majorité des trésors qui sont dans les musées, statues grecques, africaines, ou gothiques, sont des chef-d’œuvre anonymes. Ils n’ont pas besoin d’avoir un auteur pour qu’on les admire, l’œuvre seule compte. Or un chef-d’œuvre-anonyme-d’art-contemporain représente une double impossibilité théorique. Car pour paraphraser la blague juive « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple », on pourrait dire que dans l’art contemporain, il n’y a pas de chef-d’œuvre, mais il est signé. Un musée d’art contemporain, s’il liste son catalogue, peut produire une liste de noms prestigieux. Mais comme accumulation d’œuvres qu’on regarde et qu’on chérit, il est condamné à décevoir. Circulez, il n’y a rien à voir.

Pourquoi un Jeff Koons a-t-il soudainement surgi dans le champ de l’art, au point de devenir l’artiste le plus cher de notre début de siècle, et pourquoi m’autorisé-je à en penser du mal ? Dans le New York des années 1980, Koons a représenté une rupture avec l’austérité du minimalisme et du conceptuel. Il passait non seulement pour le retour de la figuration, mais aussi pour l’irruption rafraîchissante du fun et du sexuel dans le monde compassé de l’art new-yorkais de l’époque. Qu’il ait représenté une nouveauté et un bol d’air frais à un moment donné dans un monde déjà bien mal en point ne signifie pas qu’il ait une valeur artistique quelconque. Il y a une trouvaille maligne chez Jeff Koons, qui consiste à créer des objets en acier qui donnent l’illusion d’être de la baudruche (Balloon Dog) ou de la pâte à modeler (Play-Doh). Mais une fois sa trouvaille matérielle, réalisée par des ouvriers en usine, connue et constatée, quel intérêt a son œuvre ? Que nous dit-elle du monde, des hommes, quel plaisir, esthétique ou de connaissance, peut-on y trouver ? Peut-on imaginer un enfant, trouvant le Balloon Dog dans un musée ou dans un livre, se dire, ébloui, que lui aussi veut être artiste ?

Rien de plus triste que la visite d’un musée d’art contemporain (Dia : Beacon à New York par exemple), ou des salles contemporaines d’un musée d’art : l’impression d’un immense foutage de gueule, d’une absence complète de sens, de la disparition de la beauté, du travail, de l’œuvre. Il faudrait également analyser les motifs récurrents de cet ensemble d’objets, son répertoire systématique : la merde, la pisse, le sperme, tout ce qui a trait au sexe, toutes les sécrétions corporelles, le doigt d’honneur, le mot « fuck », la cruauté envers les animaux. Il y a là un bréviaire de figures imposées par lesquelles passent nécessairement tous les artistes contemporains officiels, tout en ayant l’impression d’être follement originaux et subversifs. La vérité est qu’ils ne choquent plus personne. Ce qui nous choque est que des institutions d’État prennent ces clowneries au sérieux.

La tristesse, la détresse que nous ressentons en visitant un musée d’art contemporain ont également un sens politique : une civilisation qui met au sommet de ses valeurs l’art (c’est notre cas, disons depuis le romantisme) et appelle désormais « art » ce qui est évidemment, et de manière revendiquée, du non-art ne peut que nous sembler perdue.

Fallait-il, d’ailleurs, donner à l’art une telle importance ? Le monde pré-moderne adorait des dieux ou un Dieu. Le monde moderne, né de la Renaissance puis des Lumières, mettait au pinacle la raison, la beauté et la culture — d’où la création de ces lieux étranges que sont les musées, églises de notre nouveau culte. De plus radicaux que moi voudraient croire que, dès le passage du monde de la foi au monde des Lumières, le ver était dans le fruit ; qu’un monde sans Dieu, où l’art était libéré de toute contrainte et devenait une valeur en soi, allait nécessairement déboucher sur le narcissisme et le nihilisme d’aujourd’hui. C’est sans doute en partie vrai. Il n’en demeure pas moins que, toute critiquable que soit l’ère moderne, elle représente trois ou quatre siècles où l’Europe a ébloui le monde — ce qui n’est tout de même pas négligeable, et qu’il y a peu de risque qu’elle fasse désormais si elle continue de prendre les rayures de Buren pour de l’art.


L’autre art contemporain : Vrais artistes et fausses valeurs
par Benjamin Olivennes

paru le 20 janvier 2021,
chez Grasset,
à Paris,
168 pages
ISBN-10 : 2 246 823 978
ISBN-13 : 978-2246823971

Voir aussi

« Ce n’est pas beau, c’est symétrique » 

L’art contemporain, son « discours » et sa mission « provocatrice »  (Radio-Canada) 

L’« art contemporain » et les masses laborieuses

 

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