samedi 13 novembre 2021

Pénurie de la main d'œuvre et immigration — attention aux sophismes

Extrait d’un article de Pierre Fortin, un économiste bien en vue dans les milieux progressistes, qui a réagi aux propos de l’opposition libérale la semaine dernière qui préconisait de hausser les seuils de l’immigration internationale afin d’aider à résorber la pénurie de main-d’œuvre ambiante au Québec. Les milieux d’affaires appuient généralement une telle mesure.

Les milieux d’affaires : attention aux sophismes

Les affirmations qu’on rencontre le plus fréquemment dans les milieux d’affaires sont les trois suivantes :

  • L’immigration atténue le fardeau du vieillissement.
  • L’immigration aide à soulager la pénurie de main-d’œuvre.
  • L’immigration favorise la croissance du PIB par habitant.

Ces affirmations sont largement contredites par les faits et doivent au minimum être tempérées. La première croyance veut que l’immigration aide à combattre le vieillissement de la population. Comme l’âge moyen des nouveaux arrivants est inférieur à celui des habitants de la société d’accueil, on pense qu’accroître l’immigration rajeunira la population et allégera le fardeau du vieillissement : plus de jeunes au travail paieront des impôts qui financeront les dépenses de santé pour le nombre croissant de nos aînés.

Malheureusement, il s’agit d’un faux espoir. L’élan du vieillissement est beaucoup trop fort. L’immigration ne peut le modifier que de façon marginale. Après un examen attentif des chiffres pour le Canada, les chercheurs Parisa Mahboubi et Bill Robson, de l’Institut C.D. Howe, ont calculé que l’effet sur le vieillissement d’une hausse, même très forte, de l’immigration serait minime. Ces experts ont conclu que c’est duper les gens que de leur faire croire que l’immigration est un antidote réaliste à la pression sur la démographie et les budgets. Ils ont démontré que c’est plutôt en facilitant le maintien des travailleurs de 60 ans et plus sur le marché de l’emploi que les répercussions du vieillissement sur la population active peuvent être le mieux atténuées.

La deuxième croyance des milieux d’affaires est qu’une plus forte immigration peut aider à soulager la pénurie de main-d’œuvre. C’est un pur sophisme, car on oublie ici que l’immigration fait augmenter non seulement le nombre de travailleurs, mais aussi le nombre de consommateurs et de citoyens. Elle offre plus de main-d’œuvre, mais engendre également une demande accrue pour des biens de consommation et des services qui exige d’être satisfaite par encore plus de travailleurs. Ainsi, il est possible qu’un plus grand nombre d’immigrants conduise à une aggravation, plutôt qu’à un soulagement, de la pénurie de main-d’œuvre.

Les données provinciales canadiennes disponibles ne permettent pas de conclure qu’un rythme d’immigration accru fait baisser notablement le taux de postes vacants. Par exemple, le taux d’immigration est beaucoup plus élevé dans le Grand Montréal qu’ailleurs au Québec, mais le taux de postes vacants n’y est pas plus faible. On observe la même insensibilité de la pénurie de main-d’œuvre au taux d’immigration au Japon et aux États-Unis.

Évidemment, l’immigration a un rôle à jouer pour aider les entreprises à combler certains besoins en matière de talent. Recruter sélectivement des travailleurs temporaires ou permanents à l’étranger reste pour les employeurs un outil efficace pour parer à un manque de main-d’œuvre précise. Mais le gouvernement doit ici se pencher sur la composition de l’immigration plutôt que de s’appliquer à augmenter à l’aveuglette la cible générale d’immigration. Sans discernement quant aux compétences recherchées et aux secteurs industriels en déficit de main-d’œuvre, une hausse exagérée de cette cible accroît le risque de chômage parmi les nouveaux arrivants. Or, soutenir les chômeurs est toujours coûteux pour les gouvernements et la société, qu’ils soient immigrants ou natifs.

Troisième croyance des milieux d’affaires : l’immigration favorise la croissance du niveau de vie. La recherche contemporaine ne permet pas d’accorder foi à cette idée. Dans leur synthèse récente de la question, les professeurs Brahim Boudarbat, de l’Université de Montréal, et Gilles Grenier, de l’Université d’Ottawa, ont constaté que les effets de l’immigration sur le PIB par habitant d’âge actif étaient généralement faibles ou incertains, même en tenant compte des retombées possibles sur l’entrepreneuriat et l’innovation, la spécialisation des tâches, les économies d’échelle et le changement technologique. Il est incontestable que des immigrants plus nombreux font augmenter le PIB. Mais le revenu qui en découle enrichit surtout les immigrants qui travaillent pour l’obtenir plutôt que la population d’accueil. Cela est tout à fait acceptable et désirable, mais ne signifie pas que le revenu par habitant de l’ensemble de la société va nécessairement croître.

Le public en général : l’économie, oui, mais aussi le vivre-ensemble

Qu’est-ce que le public québécois en général pense de l’immigration ? Les sondages de l’institut Environics permettent de constater que son opinion comporte deux volets bien distincts : l’économie, d’une part, et les valeurs, d’autre part. Premier volet : à Montréal comme dans le reste du Québec, la population ne croit pas que les immigrants soient trop nombreux, elle juge que leurs répercussions économiques sont positives, et elle n’est pas préoccupée outre mesure par le coût des services publics offerts aux immigrants.

Notons que selon ces études, l’attitude envers les immigrants est plus favorable chez les Québécois que chez les autres Canadiens. C’est en Alberta que l’opinion est la plus réticente.

Second volet, par contre : lorsqu’on quitte le domaine de l’économie pour aborder celui des valeurs et du vivre-ensemble (langue, culture, respect de la loi, liberté religieuse, égalité hommes-femmes, etc.), une plus grande inquiétude apparaît, tout particulièrement dans les régions du Québec hors de Montréal, où les immigrants sont en moyenne six fois moins présents que dans la métropole. Il s’agit d’un phénomène qui s’observe partout : la littérature de recherche sur l’immigration a clairement établi — c’en est devenu un lieu commun — que la réticence des natifs envers les immigrants est fonction croissante de la distance physique ou sociale qui les sépare d’eux.

Il est donc complètement déplacé de traiter automatiquement d’intolérants, de xénophobes ou de racistes, parce qu’ils expriment une certaine réticence à augmenter la cible d’immigration, les habitants des régions où les immigrants sont peu présents. Les sociologues Robert Putnam, de l’Université Harvard, et Irene Bloemraad, de l’Université de Californie à Berkeley, ont démontré qu’à court terme, l’introduction rapide de l’immigration et de la diversité ethnoculturelle dans une communauté tend à réduire les relations de confiance, le degré d’altruisme, l’intérêt à coopérer et la cohésion sociale. À long terme, cependant, l’immigration et la diversité peuvent réussir, à condition d’être absorbées dans une culture commune renouvelée. Mais — cela est fondamental — il faut y mettre le temps et s’armer de patience. L’énorme disparité de présence immigrante entre Montréal et les autres régions du Québec va prendre des décennies à évoluer. Il faut laisser à nos communautés locales le temps de se construire peu à peu une nouvelle identité, de nouvelles valeurs et de nouvelles solidarités.

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