dimanche 15 septembre 2019

De plus en plus de jeunes ne savent plus tenir un stylo

À force de manier tablettes tactiles et manettes de jeu, de plus en plus de jeunes ne savent plus tenir un stylo. Leur manque de force et de dextérité dans les doigts désespère les professeurs. Et nécessite une rééducation par des graphopédagogues. Un texte d’Ingrid Riocreux.


À l’heure où j’écris ces lignes, les vacances scolaires ne sont pas terminées et je prépare mes cours en essayant de concilier les exigences des nouveaux programmes (huit livres dans l’année) et la réalité des élèves que je vais trouver en face de moi : « Madame, il fait quinze lignes, le texte, ça fait beaucoup de écrit ! » Et si la lecture représente pour mes lycéens [15-18 ans] une activité fatigante dont la pratique demeure exclusivement associée à la contrainte scolaire, l’écriture ne leur est pas plus agréable. Dans l’établissement où j’enseigne, gros lycée de province qui draine un public représentatif de la « France périphérique » (ni la bourgeoisie urbaine ni la banlieue à problèmes), sur une classe de 35 élèves, dont deux ou trois sont diagnostiqués « dysgraphiques », en réalité, seuls cinq savent vraiment tenir un stylo.


On voit toutes les postures : le stylo tenu entre trois doigts aplatis, ou serré entre le majeur et l’annulaire, index et majeur au chômage ; souvent le pouce est trop avancé et recouvre l’index. Le reste suit : attitude scoliotique, crispation du coude, épaule qui remonte jusqu’à l’oreille. Fatigués par ces contorsions, beaucoup d’élèves finissent la journée la tête posée sur le bras qui tient la feuille et — massacre ophtalmique — les yeux à deux centimètres de leur texte. Nos jeunes qu’on rêverait resplendissants de santé ont des corps épuisés et abîmés.

L’écriture laborieusement produite est tout aussi pénible à lire : lettres minuscules et tassées, sautant ou passant sous la ligne chez l’élève qui manque de mobilité dans le poignet ; lettres énormes chez celui qui, dépourvu de minutie, sollicite jusqu’au coude pour former un « o » ; sans parler de celui qui n’écrit qu’en script [cursive déliée], geste graphique saccadé, éreintant et chronophage.

Cette situation a des causes multiples. D’abord, il faut bien le dire, les longs moments de silence et de concentration collective qui permettaient à l’instituteur de passer dans les rangs pour corriger dans le détail les postures individuelles sont un luxe que la plupart des élèves n’ont jamais connu durant leur scolarité.

Déficit éducatif dans le cadre familial, exigences disciplinaires insuffisantes à l’école maternelle : les professeurs du primaire sont déjà contents quand ils parviennent à tenir la classe, satisfaits si tout le monde reste assis et si le niveau sonore demeure tolérable. Beaucoup renoncent à réclamer le silence, avec une lâcheté pleine de bonne conscience : ateliers et travaux de groupe légitiment un bruit peu propice aux apprentissages.

Ajoutons que la formation des professeurs est manifestement déficitaire dans le domaine des compétences graphiques : beaucoup d’instituteurs déplorent n’avoir reçu aucun enseignement sur la tenue du stylo et, moins encore, sur les méthodes permettant de remédier aux postures incorrectes. « Je ne savais pas qu’il y avait une manière spéciale de tenir un stylo », me disent mes élèves. Leurs maîtres d’école l’ignoraient peut-être aussi. Mais la cause majeure de ce handicap est à chercher du côté des écrans : les tablettes tactiles mises dans les mains des très jeunes enfants proposent des jeux, parfois « éducatifs », dans lesquels le seul geste à effectuer est de cliquer sur un objet ou un animal, entraînant une atrophie de l’index, vite complétée par une hyperlaxité des pouces causée par le téléphone portable et les manettes de jeux vidéo. Les adolescents n’ont plus ni la force de tenir le stylo ni la dextérité pour le manier.

Duplo, Meccano, Lego, Playmobil, puzzles, sans parler des billes, des maquettes ou de l’enfilage de grosses perles en bois : toutes ces activités — que les parents désertent pour la tranquillité procurée par l’abrutissement des enfants devant les écrans — stimulaient la motricité ne et contribuaient à la qualité du geste graphique. Sans surprise, les jeunes éprouvent également de plus en plus de difficultés à tenir leurs couverts !

N’ayant pas le goût de l’écriture, nos élèves n’apportent aucun soin à leur travail, pas plus qu’au choix de leur matériel. Elle paraît bien révolue, l’époque où l’on essayait tous les stylos plume de la papeterie afin de choisir celui qu’on jugeait à la fois le plus beau et le plus confortable ; et que l’on glissait dans une trousse sélectionnée avec autant d’exigence. Cette trousse, des professeurs l’interdisent désormais : elle sert à caler — et à cacher — le portable pendant les cours... Quant à l’outil graphique, comme on dit : les élèves n’écrivent plus qu’au stylo à bille, qui glisse trop vite et dont la tenue est malaisée, car nécessairement très verticale ; pire, ledit stylo est bien souvent un quatre-couleurs, trop gros et tout lisse, dont la prise en main est calamiteuse.

Mais, après tout, l’écriture manuelle n’est-elle pas une pratique désuète appelée à disparaître ? La Finlande a officiellement cessé de l’enseigner depuis 2016 [ce n’est pas tout à fait le cas, une forme calligraphiée, liée, de l’écriture cursive n’est plus enseignée], suivant en cela la décision d’une quarantaine d’états des États-Unis. Pourtant, le mouvement inverse semble s’amorcer et 14 États américains sont récemment revenus à cette écriture à l’ancienne. En effet, écrire à la main améliore les performances cognitives, permet une mémorisation plus efficace des contenus et favorise l’expression développée d’idées subtiles et complexes, tandis que le geste répétitif du clavier, qui produit une écriture uniforme et impersonnelle, tend à stériliser la pensée. En outre, si le temps imposé par le tracé de la lettre stimule le mouvement de la réflexion, il offre aussi le délai nécessaire à la mobilisation des compétences grammaticales : on commet bien plus de fautes de langue sur un clavier que le stylo en main ; la relecture sur écran se révèle moins efficace que la correction sur papier ; et les correcteurs automatiques ignorent certaines erreurs, quand ils n’en suggèrent pas eux-mêmes !

En France, de plus en plus nombreux, les graphopédagogues — parmi lesquels d’anciens professeurs alarmés par la proportion croissante des copies illisibles — proposent des séances de rééducation en écriture. Rendus attentifs aux gestes de l’écriture, les enfants (et les adultes) qui recourent à leurs services améliorent souvent leur orthographe en même temps que leur graphie. Et surtout, ils découvrent le plaisir d’écrire.



Force et dextérité


Dans les colonnes du Guardian londonien, plusieurs psychiatres britanniques s’inquiètent de l’incapacité grandissante des enfants à tenir correctement un crayon. « Les enfants ont de plus en plus de mal à tenir des stylos et des crayons à cause d’une utilisation excessive de la technologie », mettent-ils en garde. Ils expliquent notamment comment une surutilisation des téléphones à écran tactile et des tablettes empêche les muscles de la main de se développer suffisamment pour leur permettre de tenir correctement un crayon, disent-ils.


« Les enfants n’entrent pas à l’école avec la force et la dextérité qu’ils avaient il y a dix ans », déclare Sally Payne, ergothérapeute en chef de la Fondation Heart of England NHS Trust. « Les écoliers reçoivent un crayon, mais ne sont plus en mesure de le tenir, car ils n’ont pas les compétences fondamentales en mouvement », poursuit-il. Car pour pouvoir saisir un crayon et le déplacer, il faut apprendre à maîtriser les tendons des doigts. Or, « les enfants ont besoin de beaucoup d’occasions pour développer ces compétences ».

C’est que les règles ont indubitablement changé, tant sur les bancs de l’école qu’à la maison. « Il est plus facile de donner un iPad à un enfant que de l’encourager à faire des exercices de musculation tels que des blocs de construction, du coupage/collage ou autres jeux de cordes », estime Sally Payne. Pour certains, le développement de l’écriture apparaît donc trop tardivement en raison de l’utilisation privilégiée des technologies actuelles. D’autant que « l’écriture est très individuelle dans la façon dont elle se développe chez chaque enfant », ajoute Mellissa Prunty, vice-président de la National Handwriting Association, qui dirige une clinique de recherche à l’Université Brunel de Londres.

En Belgique, le constat est le même : les enfants et adolescents écrivent moins facilement qu’avant. Selon une étude de 2007, 30 % des élèves belges auraient des problèmes d’écriture et 10 % aurait besoin d’une aide extérieure pour renouer avec l’apprentissage de celle-ci, rapportait en avril dernier La Libre Belgique. En cause, les nouvelles technologies certes. Mais également le manque de bricolage de la part des enfants et l’absence d’une réelle formation chez les enseignants. Mais l’écriture manuscrite n’est pas prête de devenir facultative ni même bannie de l’enseignement belge. Même si le scénario reste toujours envisageable…

Au Japon, l’AFP rapporte que non seulement la calligraphie est à la peine à cause des claviers et écrans tactiles, mais l’orthographe (particulièrement complexe) souffre également de la numérisation. À force de taper sur leur clavier de portable ou d’ordinateur, les jeunes ont perdu l’habitude d’écrire les milliers idéogrammes de leur langue à la main.

Quand il était écolier, Akihiro Matsumura passait des centaines d’heures à mémoriser le tracé de milliers de « kanji », ces idéogrammes d’origine chinoise utilisés dans la langue japonaise. Aujourd’hui étudiant, son téléphone, sa tablette et son ordinateur portable les écrivent pour lui. « Quelquefois, je ne prends même pas de notes dans des cours. Je fais juste une photo avec ma tablette de ce qu’écrit le prof au tableau », dit-il.

Comme des millions de personnes en Asie de l’Est, il ne sait pratiquement plus écrire à la main ces caractères utilisés depuis des siècles, faute de pratique. Certains y voient une perte de rapport à l’Histoire et à la culture. D’autres positivent en arguant que le progrès technique a libéré le cerveau pour l’apprentissage de choses plus utiles, comme les langues étrangères (euphémisme pour habituellement ne désigner qu’une seule langue étrangère, l’anglais).

Il faut dire que le japonais est sans doute l’un des plus gros « casse-tête linguistiques » qui soient. Le Japon a incorporé à son écriture les « kanji » chinois au cours du premier millénaire. Chaque kanji a un sens, mais peut se prononcer différemment (selon grosso modo qu’il est prononcé à la chinoise ou à la japonaise avec des sens différents).

À cela se juxtapose le système syllabaire des « hiragana » vers les VIIIe et IXe siècles. Cette fois-ci, chaque hiragana représente contrairement aux « kanji » un son, mais n’a pas de signification précise. Ils servent pour les mots de liaison, les particules grammaticales, les désinences des verbes. Pour couronner le tout, un deuxième système syllabaire s’est incrusté dans la partie : les « katakana », utilisés pour transcrire la prononciation de mots étrangers. De quoi stimuler le cerveau.

Et puis le saint « Téléphone Intelligent » est arrivé. Son utilisateur n’a qu’à taper la prononciation d’un mot pour faire apparaître le ou les kanji et autres signes possibles. Et quand la pile est vide, c’est l’apocalypse.

Retour aux cours de calligraphie

En prélude d’un pépin technologique, Matsumura a déjà goûté aux vertiges de l’ignorance. Employé de boutique en parallèle de ses études, il devait remplir une fiche à la main. Et là, le néant : il ne savait plus écrire sa langue. Une honte en représentation publique qu’il se remémore avec effroi. « Je ne me souviens plus d’un kanji, et le client est devant moi. Je me remémore sa forme en gros, mais pas tous les traits », confesse-t-il, légèrement penaud.

Il n’en faut pas plus aux « traditionalistes » pour crier à la mort d’une partie fondamentale de la culture. Certains prennent les choses en main, c’est le cas de le dire... À Hong Kong, Rebecca Ko a arraché sa fille de 11 ans à son ordinateur pour l’expédier dans un cours de calligraphie. « On ne peut pas se reposer complètement sur l’ordinateur, il faut que nous puissions encore savoir écrire à la main, et bien », plaide-t-elle.

S’ils rechignent à l’écrire eux-mêmes, les Japonais chérissent leur langue en idéogrammes, qui leur permet d’exprimer beaucoup de choses en peu de caractères. Sur Twitter, il n’y a rien de mieux pour défier la limite impitoyable des 140 signes.


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