samedi 2 avril 2016

L'ouverture des frontières, une erreur ?

Article de Die Zeit, hebdomadaire hambourgeois qui paraît tous les jeudis à 540 000 exemplaires. C’est un journal hebdomadaire libéral d’information et d’analyse politique.

Depuis son petit bureau de l’université de Cambridge [en face de Boston], David Autor prépare la révolution mondiale. Professeur d’économie au célèbre Massachusetts Institute of Technology, il vient de publier une étude dont les résultats semblent remettre en question plus de deux cents ans d’histoire de l’économie : ériger des murs et des barrières ne serait pas forcément une mauvaise idée.

L’étude a rendu son auteur célèbre du jour au lendemain : The Economist s’en est fait l’écho[1], le New York Times également — jusque dans les sphères du pouvoir berlinois, on reconnaît aujourd’hui le potentiel explosif du document. Angela Merkel veut empêcher à toute force que la crise des migrants n’entraîne une fermeture des frontières, ce qui menacerait « les fondements de notre prospérité ». Et si les fondements de notre prospérité étaient ailleurs ?

Voilà encore quelques années, rares étaient les grands économistes qui se posaient la question. Depuis qu’Adam Smith a jeté les bases des sciences économiques modernes, au XVIIIe siècle, les représentants de la profession se veulent partisans de l’ouverture. Leur argument est le suivant : si les marchandises, le travail et les capitaux circulent sans entraves, la prospérité générale s’en trouve améliorée, car chaque pays peut alors exploiter ses points forts. En son temps déjà, Adam Smith observait qu’il était peu judicieux pour les Écossais de faire pousser du raisin dans le brouillard et le crachin quand le vin pouvait être importé d’un pays ensoleillé, comme le Portugal.

Pauvreté absolue. De fait, la mondialisation a considérablement élevé le degré de prospérité de nombreux habitants d’Amérique latine et d’Asie. Entre 1990 et 2015, la proportion de personnes vivant dans la pauvreté absolue, selon la définition de la Banque mondiale, est passée de 37 % à moins de 10 % dans le monde. En 1980, le revenu moyen par habitant des pays émergents et en développement s’établissait à 14 % de celui des pays industrialisés. Aujourd’hui, il se monte à 23 % environ. À l’échelon mondial, le fossé entre riches et pauvres ne s’est pas creusé ces dernières années ; il s’est resserré.

Mais voilà, pour David Autor, ce sont les salariés des pays industrialisés qui en paient le prix. L’économiste s’est intéressé aux répercussions de la concurrence grandissante des fournisseurs chinois à bas coût sur le niveau de vie des salariés américains. Jusqu’à présent, les experts supposaient que les travailleurs de base qui perdaient leur emploi en retrouvaient un dans une autre branche, parfois même mieux payé : des ouvriers à la chaîne devenaient ingénieurs ou agents immobiliers. C’est ce que l’on peut lire aujourd’hui dans les manuels d’économie.

Or, visiblement, c’est plutôt rare dans la pratique, soit parce que les gens ont du mal à se reconvertir, soit parce qu’il n’y a tout bonnement pas assez d’emplois créés. D’après David Autor, la montée en puissance de la Chine aurait ainsi entraîné la destruction de 2,4 millions d’emplois aux États-Unis après l’an 2000. Dans les régions frappées de plein fouet par les mutations structurelles, comme le Midwest, certains salariés ont vu leurs revenus fondre comme neige au soleil et sont restés tributaires de l’aide de l’État pendant des années.

Une équipe réunie autour de Jens Südekum, professeur d’économie à Düsseldorf, a réalisé une étude du même type pour l’Allemagne. Il en ressort que les salariés touchés par la concurrence asiatique ont généralement moins de mal que leurs homologues américains à trouver un nouveau poste — notamment parce que les industries exportatrices ont créé beaucoup d’emplois. Pourtant, tous les Allemands ne retrouvent pas rapidement un emploi bien rémunéré après un licenciement. L’ouverture des frontières s’accompagne donc d’« effets redistributifs considérables ». La mondialisation ne rend pas tout le monde riche ; elle enrichit certains et en appauvrit d’autres — dans des proportions qui surprennent la plupart des économistes.

Des revenus stagnants, peu ou prou, depuis 15 ans

D’après une étude de Branko Milanovic, [ancien] économiste à la Banque mondiale, entre 1988 et 2008, les travailleurs situés dans la moyenne supérieure [le 80 pourcentile] de l’échelle mondiale des revenus n’ont connu pour ainsi dire aucune augmentation de leurs revenus réels. Or c’est à cette catégorie qu’appartiennent la plupart des salariés des vieux pays industrialisés. Pour Branko Milanovic, cette « érosion de la classe moyenne » est l’une des causes principales du déclin des partis démocratiques traditionnels. L’ouverture des frontières a conforté les populistes qui veulent aujourd’hui les refermer.

Ce nouveau scepticisme à l’égard de la mondialisation touche même le Fonds monétaire international (FMI) — qui passe pour être le cœur idéologique du capitalisme financier. Le FMI vient ainsi de publier une étude dans laquelle il invite ses quelque 200 États membres à réduire (sous certaines conditions) les mouvements de capitaux transfrontaliers. L’organisation de Washington affirmait depuis des années que l’économie de marché acheminait le capital là où son utilisation était optimale — et elle a dû assister, impuissante, à la déstabilisation de pays entiers par les mouvements de capitaux spéculatifs.

À l’évidence, les avantages économiques de l’ouverture des frontières ont souvent été surestimés par les instances officielles. En 1988, par exemple, une équipe de chercheurs mandatée par la Commission européenne pour évaluer les bienfaits du marché commun a estimé qu’il se traduirait par 5 millions d’emplois supplémentaires et une hausse du PIB de 7 %. Les dernières études en date chiffrent les gains de croissance à environ 2 % seulement.



Pertes de croissance. En revanche, le préjudice économique induit par le rétablissement des contrôles aux frontières serait modéré en Europe. Même la fondation Bertelsmann, pourtant favorable à des frontières ouvertes, chiffre les pertes de croissance pour l’Allemagne à 77 milliards d’euros sur dix ans, du fait, notamment, de l’allongement des délais dans le transport de marchandises. Rapporté à une année, cela ne représente que 0,2 % du PIB, soit grosso modo le budget du ministère du Développement et de la Coopération économique. Pas de quoi faire couler le pays.

L’ouverture des frontières a-t-elle donc été une erreur historique qu’il convient de réparer au plus vite, comme le réclament les détracteurs de la mondialisation de droite et de gauche ? Ce n’est pas aussi simple. Même les sceptiques comme David Autor ne remettent pas en question l’idée que la liberté des marchés a enrichi la planète. Mais ils nous mettent en garde : attention à ne pas occulter les revers de ces mutations.

Comme le formule Clemens Fuest, président du Centre pour la recherche économique européenne de Mannheim, il existe un « degré optimal d’ouverture des frontières ». Au bout du compte, les États doivent peser tous les intérêts dans la gestion de leurs frontières. Ce calcul est aussi fonction de la réalité économique et sociale : de l’ampleur des inégalités que la population est capable d’endurer. Ou de la tolérance au changement d’une société. On ne pourra pérenniser l’ouverture des frontières que si l’on veille à ce que les gains de la mondialisation ne bénéficient pas qu’à une minorité.


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[1] La mondialisation peut améliorer le sort de tous. Cela ne signifie pas que cela sera le cas. (“Globalisation can make everyone better off. That does not mean it will »), 6 février 2016

1 commentaire:

Raoul a dit…

Avec l'automatisation croissante de tous les emplois (y compris cols blancs) avec l'ordinateur qui pourra mieux accomplir que l'homme les tâches répétitives (recherche documentaire, conduire des taxis, des camions)... à quoi va-t-on occuper les gens ?

Faut-il croire avec une foi de charbonnier que le marché fera pour le mieux ? Plutôt que de nous appauvrir en Occident au profit des pays émergents ?