samedi 22 avril 2023

Décadanse, une lecture décapante de la révolution sexuelle

Recension du dernier ouvrage de Patrick Buisson par Charlotte d’Ornellas.

Retraites. Délinquance juvénile. Refus de l’autorité. Crise du logement. Femmes seules, appauvries. Explosion des familles. Divorces conflictuels. Délation sexuelle. « Gilets jaunes ». Solitude. Consommation de psychotropes. Pornographie. Pédopornographie. Hypersexualisation. Suicides.

Litanie (non exhaustive) de mots choisis dans une actualité souvent tragique pour dire les maux d’une société qui se sait malade sans savoir se diagnostiquer. Patrick Buisson, lui, a choisi celui de « décadanse », néologisme emprunté à Gainsbourg, pour disséquer la grande bascule de l’époque : « Aller à la mort en dansant dans ce climat de nihilisme festif et exubérant. » Un tel résumé semble moralisateur ou caricatural ; il est pourtant la conclusion dramatiquement juste d’un ouvrage qui n’est ni l’un ni l’autre. Il fallait ce travail minutieux, patient, précis, ce voyage entre déclarations politiques, sondages, reportages télévisuels, émissions radiophoniques, débats parlementaires, déclarations d’idéologues ou de religieux, archives médiatiques ou littéraires, pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, quelles furent les étapes. Il fallait l’acuité de l’historien et l’intransigeance du sociologue pour saisir à quel point la promesse de bonheur portée par la révolution sexuelle a échoué. À quel point, surtout, une promesse d’émancipation individuelle entraîne la mutation d’une société entière. Les mots, les maux : subjectivisme, hédonisme, relativisme ; 500 pages pour comprendre.

L’alliance du libéral et du libertaire qui devaient s’entendre pour finir de liquider les « valeurs ascétiques et inhibitrices du vieux monde »

L’ouvrage précédent de Patrick Buisson explorait la transformation de l’homme religieux en homme économique. Décadanse aborde sa mutation vers l’homme érotique : l’alliance du libéral et du libertaire qui devaient s’entendre pour finir de liquider les « valeurs ascétiques et inhibitrices du vieux monde ». Peu importe la sincérité de tel ou tel à chaque étape de la révolution : le résultat est le même.

Il faut bien commencer, alors prenons le travail des femmes. Émancipation du foyer, de la domination masculine et du fameux patriarcat, nous dit-on. La revendication est pourtant toute bourgeoise : les femmes qui travaillent déjà aux champs ou à l’usine n’auraient pas l’idée d’en faire un modèle. Le travail de la femme, synonyme de liberté ? C’est que la maternité est aliénante : haro donc sur la mère de famille, tantôt esclave du capitalisme lorsqu’il s’agit d’enfanter des bras, tantôt de l’État lorsqu’il s’agit de mettre au monde de la chair à canon.

Être maman ? Pourquoi pas, mais si je veux et quand je veux : la mère de toutes les batailles devient donc la version chimique de la contraception. À l’époque de son adoption, celle-ci est le fruit d’une offensive idéologique organisée. Cette méthode est toujours nécessaire pour libérer une population qui n’a rien demandé… La loi Neuwirth sur la pilule contraceptive est votée en 1967 par une droite tellement mal à l’aise que le dernier décret d’application n’est publié qu’en 1972 : c’est le véritable basculement de « l’ancien régime des mœurs » au nouveau.

S’enclenche progressivement la dissociation entre la sexualité et la procréation qui finira par imposer le refus catégorique du lien entre les deux. La femme serait alors libérée de la contrainte de la maternité, parfaitement libre d’avoir la même sexualité que l’homme, seule maîtresse de la procréation. Pour convaincre les plus conservateurs, le mensonge est permis durant les débats : la contraception permettra d’éviter le « fléau de l’avortement », répètent ses partisans. Un an après la légalisation de la contraception hormonale, le MLF tient déjà son slogan : « La pilule, c’est la barbe, vivement l’avortement ».

Le droit individuel contre le bien commun
 

Et l’avortement deviendra finalement le prolongement d’une contraception inefficace, ou trop contraignante. Et puisque la maternité est désormais un choix et l’enfant l’objet d’un désir et non une conséquence possible de l’accouplement, la volonté de l’enfant parfait s’impose d’elle-même. Tout le débat initial de l’avortement se porte sur une volonté eugéniste sans que cela gêne grand monde. On promet aussi qu’il n’est dépénalisé que pour des raisons de santé publique : on gonfle les chiffres des avortements clandestins, des complications — là encore, le livre est d’une précision époustouflante — et l’on promet d’encadrer la dépénalisation. Une fois celle-ci passée, le cadre ne cessera de s’élargir et aucun encadrement ne sera assuré. Qu’importe.

Le procédé est toujours le même : seul le droit individuel est considéré, la propagande se charge de l’imposer par des histoires particulières objectivement émouvantes, les enjeux politiques sont niés et le mensonge est autorisé. La casuistique larmoyante triomphe de l’ancien monde. Il existe bien quelques députés pour s’émouvoir de la baisse de la natalité sur laquelle pourtant reposent l’avenir et le système social français — en 2023, on débattra des retraites sans être autorisé à faire le lien —, pour se demander qui remplacera les Français qui ne naîtront pas — le débat sur les métiers en tension assumés par l’immigration de masse mettra du temps à s’imposer. En revanche les promoteurs de tels changements nient en bloc : non seulement ces dispositions ne feront pas chuter la natalité, mais s’y opposer relève de la volonté réactionnaire de soumettre les femmes à un ordre patriarcal dépassé. On verra plus tard pour le reste… Il faut toute la patience et la persévérance d’un Patrick Buisson pour retrouver les entretiens qui révéleront quelques années plus tard que ceux qui mentaient savaient.

Libérée du lien entre sexualité et procréation, la femme peut s’affranchir de la maternité « subie » : vient l’heure du culte du corps féminin, qui succède à l’image sacralisée de la mère. Une propagande inouïe s’organise dans les magazines féminins. Arrive la marchandisation de ce corps par l’imposition du « droit des femmes à la beauté ». Entre publicités, produits de beauté et cliniques du bonheur, le culte du corps peut succéder tranquillement à celui de l’âme, qui avait l’avantage certain de la gratuité. Le don est congédié, place à la maîtrise… (Inutile de se demander d’où vient la volonté d’assister le suicide des corps fatigués.)

Place à la phallocratie
 
Le corps féminin devient alors un objet de consommation érotique… jusqu’à la revendication toute logique de la libération sexuelle totale. L’érotisme se transforme progressivement en pornographie dans la publicité, puis au cinéma. À chaque étape, il se trouve bien quelques féministes et la cohorte des catholiques et conservateurs pour s’inquiéter du triomphe d’une marchandisation doublé de celui de la conception essentiellement masculine d’une sexualité récréative. L’avènement de ce plaisir sans risque ni moralisme est aussi celui de la disparition totale de la protection qu’assurait comme un devoir le patriarcat. Place à la phallocratie, explique Patrick Buisson : la femme est tellement libre qu’elle est sans cesse disponible, désormais seule maîtresse de la régulation des naissances. Le sexe sans contrainte ni limite pour tous.

La pornographie explore et exploite tous les interdits de l’ancien monde. Certains ne cachent plus leurs ambitions, à l’instar du vieil initiateur libertin du film à l’immense succès Emmanuelle : « Il faut mettre le couple hors la loi, il faut faire éclater ses limites jusqu’à l’infini. » Les salles de cinéma sont pleines, les propositions toujours plus nombreuses, mais les sondages signent une schizophrénie bien française : nos compatriotes prônent la censure dans leur immense majorité, malgré leurs arrangements personnels avec la tentation. Le ministre de la Culture use alors d’un argument cher aux progressistes : « Personne n’oblige personne à aller voir des films pornographiques. » Fausse naïveté qui feint d’ignorer que « l’usage du produit entraîne l’idéologie de l’usage ». La société marchande s’y retrouve en prétendant s’acheter une conscience : on refuse la censure, mais on met en place une taxation particulière. On reconnaît le caractère subversif du cinéma pornographique, on décide d’en tirer profit.

Déshumanisation pornographique

Tant pis pour l’image de la femme que l’on prétend libérer et qui se retrouve découpée en morceaux de chair sans visage, destinée à la masturbation de tous. Rares sont les courageux à s’inquiéter du projet métaphysique de l’effacement de l’être humain et de la déshumanisation pornographique. Finkielkraut et Bruckner tordront à l’époque le cou à l’idée d’une jouissance individuelle qui ne gêne personne par une seule phrase : « Si, à la sortie d’un film porno, nous ne savons pas à quoi rêvent les jeunes filles, nous savons à quoi les hommes leur imposent de rêver. »

Simone Veil promettait qu’il s’agirait d’une exception, l’avortement est devenu un droit fondamental


Certaines féministes s’en indignent alors, trop tard. Leurs petites-filles tenteront confusément de balancer des « porcs » croyant s’attaquer à un patriarcat déjà mort… Comme si la révolution pouvait s’arrêter à mi-chemin, après avoir acquis la désacralisation du corps féminin, l’abolition de la responsabilité masculine dans l’acte sexuel et la banalisation d’une sexualité sans amour, voire sans affect. Le marché rattrape la révolution anticapitaliste : si le plaisir est une finalité, rien n’est trop cher. Désormais, le fléau dévore des âmes enfantines…

La libération sexuelle ne sait plus s’arrêter (elle ne recule même pas, à l’époque, devant la pédophilie), et a fait de son sujet — l’Homme — un objet de jouissance passager et interchangeable. Pas de sexualité libre et individuellement choisie sans mode d’emploi distribué de force à la radio, dans les magazines, à la télévision, au cinéma et… dans les écoles. Pierre Simon, fondateur du Planning familial et conseiller technique du ministre de la Santé, ne tergiverse pas : « Il faut comprendre que la sexualité appartient non seulement à la famille mais surtout à l’école. » La famille, déclarée « danger public permanent », devient un carcan insupportable : il reste à tuer le mariage et la monogamie. Si le plaisir prime, le mariage ne peut plus être indissoluble mais contractuel : jusqu’à ce que n’importe quelle frustration nous sépare. C’est le retour révolutionnaire de la libéralisation du divorce. Peu importe que l’IFOP décrive une société très rétive : on lui fait alors croire que la facilitation du divorce permettrait de faire reculer le concubinage ou l’union libre…

Ces libérations « individuelles » transforment immanquablement une société tout entière. Nous y sommes.

Nicolás Gómez Dávila avait prévenu : les révolutions sont décidément « des mécanismes destinés à adapter le monde moderne au programme de la bourgeoisie ». On légalise à partir d’« exigences de bonheur » redéfinies par un petit nombre, on se débattra plus tard avec les impératifs de survie des petites gens. Les conséquences arrivent immanquablement, on rattrape les inégalités criantes à coups d’allocations sans que personne n’interroge le coût — matériel et immatériel — pour la collectivité des nouveaux droits individuels. Les transferts sociaux remplacent la politique familiale, la baisse de la natalité engendre mille réformes jugées injustes et l’État, monstre froid, a remplacé le père de famille dont on voulait la mort. La liberté individuelle avait un prix que personne n’avait chiffré : celui de la solitude, de la dépendance au système redistributif et aux services sociaux.

Au seuil des années 1970, le dispositif de compensation repose sur « l’enracinement dans la succession des générations », et l’interdépendance est préférée à l’isolement de l’individualisme. L’aide est gratuite et inconditionnelle, au cœur de la société marchande, permettant aux classes défavorisées de faire face. Les catégories supérieures ignorent ces préoccupations dans une société combinant une forte croissance, une élévation continue du niveau de vie et un chômage peu élevé. Des décennies plus tard, ces derniers ne comprendront plus que les « gilets jaunes » soient heureux de se retrouver sur des ronds-points…

Ce livre est à tous points de vue une réponse magistrale à l’argument fallacieux mais préféré des libéraux qui se protègent de toute objection en répondant : « Qu’est-ce que ça vous retire, à vous ? » De l’harmonie à la survie, de la pérennité à l’assurance du système social, du consentement à l’impôt à la dépense publique, du tissu d’entraide à la désespérance, du vide transcendantal à la définition de l’homme… : les causes sont forcément multiples. Il faut assumer : ces libérations « individuelles » transforment immanquablement une société tout entière. Nous y sommes.

Voir aussi
 
Patrick Buisson : « Le patriarcat protégeait les femmes » [de la phallocratie, du patron exploiteur, de la solitude et de l’État tatillon]
 
 

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