samedi 9 décembre 2023

France & Québec — 9 décembre 1905, promulgation de la Loi de la séparation de l'État et des Églises

En 1900, la congrégation des assomptionnistes, propriétaire de La Croix, journal qui fut en pointe dans le camp antidreyfusard, est dissoute. Waldeck-Rousseau vient de déposer un projet de loi qui constitue une guillotine pour l’ensemble des communautés religieuses. Cette loi, qui va devenir la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, est libérale pour les citoyens ordinaires : une déclaration en préfecture suffit à donner une existence légale à une association. Pour les associations religieuses, la loi est liberticide, puisqu’elle les contraint à obtenir leur autorisation d’un vote au Parlement. 30 000 religieux et 130 000 religieuses sont menacés. Ceux qui refusent de se soumettre choisissent l’exil. D’autres préfèrent la sécularisation (vivre dans le siècle en habits civils, en restant fidèle à ses vœux et en maintenant des liens de communauté), expérience souvent désastreuse. D’autres congrégations — les dominicains, les capucins, les cisterciens, certains bénédictins, la quasi-totalité des congrégations féminines — déposent une demande d’autorisation.

En 1903, la Chambre repousse la totalité des demandes d’autorisation des congrégations, à l’exception des missionnaires dont le régime a besoin pour son entreprise coloniale. Expulsées de leurs couvents, leurs biens saisis, la plupart des communautés s’exilent en Europe ou en Amérique du Nord. En 1904, une dernière loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Entre 1901 et 1904, 17 000 œuvres congréganistes (écoles, dispensaires, maisons de charité) auront été fermées, et de 30 000 à 60 000 religieux et religieuses ont dû quitter la France.

Les congrégations françaises expulsées au Québec

Selon Guy Laperrière, peut penser que près de 2 000 religieux français ont immigré au Québec entre 1900 et 1914. Selon B. Denault, il y aurait eu au Québec en 1901 quelque 2 000 religieux et 6 600 religieuses, ces chiffres passant respectivement en 1911 à 3 000 et 10 000. C’est donc au moins un religieux sur sept qui aurait été d’origine française au Québec entre 1902 et 1914. Autre trait frappant : ces religieux sont répartis à peu près également entre les hommes et les femmes, tant pour le nombre d’immigrants que pour le nombre de congrégations : ils proviennent en effet de quelque 26 congrégations d’hommes et de 29 congrégations de femmes. Cet équilibre entre hommes et femmes est particulièrement remarquable quand on sait que tant en France qu’au Québec, les effectifs des congrégations féminines étaient alors beaucoup plus considérables que ceux des congrégations masculines.

Au-delà de ces conséquences d’ordre démographique ou institutionnel, l’arrivée d’un si grand nombre de religieux français au Québec et surtout les circonstances et le climat qui ont entouré leur venue ont eu un impact idéologique qui, s’il n’est pas facile à mesurer, n’en est pas moins réel. Cette influence s’est certainement fait sentir dans le domaine de l’enseignement. Des 55 congrégations immigrées au Québec, 36 (18 masculines et 18 féminines), soit les deux tiers, se consacrent entièrement ou de manière significative à l’éducation. Si on prenait le nombre absolu de religieux immigrants plutôt que le nombre de congrégations, la proportion serait beaucoup plus forte. L’arrivée d’un nombre important de religieuses et de religieux français dans le système scolaire québécois a sans doute considérablement renforcé la cléricalisation du corps enseignant relevée par André Labarrère-Paulé pour la fin du 19e siècle33. Chaque congrégation arrivait au Québec avec une solide tradition pédagogique, mise au point dans le climat de grande rivalité existant en France entre l’école publique et l’école libre. Naturellement les évêques canadiens insistaient pour que les religieux s’adaptent aux méthodes du pays, et on voit des religieux français des nouvelles congrégations aller faire des stages d’étude de quelques semaines dans les maisons de congrégations canadiennes ou de congrégations françaises implantées depuis longtemps au Canada. Le manuel scolaire est aussi un puissant canal idéologique. Chaque congrégation, particulièrement chez les frères enseignants, avait les siens.

L’impact le plus grand des congrégations françaises au Québec au début du XXe siècle se situe au niveau des mentalités. Il faut voir des descriptions de l’arrivée de « ces pauvres exilés », les récits de leurs malheurs, l’accueil empressé qu’on leur réserve, notamment en leur apportant une foule d’objets de première nécessité. Ainsi, le 4 mai 1903, quatre Filles de Jésus arrivent à Notre-Damedu-Lac, au Témiscouata. Le dimanche suivant, le curé fait appel à la générosité des paroissiens. Son appel, rapporte la Supérieure, fut entendu. Depuis midi jusqu’au soir, le temps des Vêpres excepté, nous arrivent avec abondance : literie, vaisselle, lingerie, ustensiles de cuisine, tables, chaises, provisions de toutes sortes et même « deux vaches et demie », c’est-à-dire deux vaches et une petite génisse. Les jeunes gens du patronage sacrifient le fruit d’une partie de cartes et de thé qui avait rapporté 30 $. Dans les discours et les écrits, l’insistance est mise sur la réalité de la persécution et de l’exil. Un parallèle est souvent établi entre « la France catholique qui a implanté la foi au Canada » et la Nouvelle-France qui paie sa dette de reconnaissance en accueillant les exilés.

Les événements qui se dérouleront ensuite en France, et notamment la séparation des Églises et de l’État (1905), seront interprétés de la même manière. On voit immédiatement les conséquences idéologiques que cette lecture des événements aura au Québec : méfiance envers la France républicaine, crainte des idées laïques, rejet de toute initiative du gouvernement québécois qui pourrait ressembler à une immixtion dans les secteurs réservés à l’Église, particulièrement dans le domaine de l’éducation, chasse aux francs-maçons et aux libres penseurs…

Loi de 1905

Le 9 décembre 1905, le député socialiste Aristide Briand (43 ans) fait voter la loi concernant la séparation des Églises et de l’État. La nouvelle loi met fin au Concordat napoléonien de 1801 qui régissait les rapports entre le gouvernement français et l’Église catholique.

Solennellement condamnée par le pape Pie X, la loi de Séparation parachevait vingt-cinq années de mesures laïcistes imposées à la France par des gouvernements anticléricaux.

Stricto sensu, cette loi ne crée rien. C’est une loi en creux, dont la philosophie tient dans les deux premiers articles. Il est d’abord mis fin à la notion de culte reconnu : le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme perdent ce statut qui était le leur depuis le Premier Empire. La loi supprime ensuite le budget des cultes : le clergé catholique, les pasteurs luthériens ou calvinistes et les rabbins cessent de recevoir un traitement de l’État. Si la République reconnaît la liberté de culte, l’État (en théorie au moins) ne veut donc plus avoir affaire avec la religion, qui est reléguée dans la sphère privée. Les autres articles de la loi de 1905 règlent des questions de police des cultes ou d’attribution des biens ecclésiastiques : ces derniers, propriété de l’État ou des communes depuis la Révolution, affectés au clergé par le Concordat napoléonien, doivent être remis à des associations cultuelles qui en assureront la gestion, la puissance publique en conservant toutefois la propriété.

Alors que l’épiscopat français est prêt à se soumettre à la loi, Pie X, en février 1906, par l’encyclique Vehementer Nos, condamne la séparation de l’Église et de l’État comme contraire à l’ordre surnaturel. Le pape proteste contre cette rupture unilatérale du Concordat, et critique une loi qui prétend confier l’administration du culte public à des associations de laïcs, détruisant le principe hiérarchique de l’Église.

À l’instar du Souverain Pontife, une bonne partie des fidèles a choisi la résistance. En février et mars 1906, les inventaires des biens ecclésiastiques, prévus par la loi de Séparation, provoquent de violents incidents à Paris et en province : la crise se solde par 300 condamnations à des peines de prison, par la démission de dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires, et ne prend fin que parce que la mort d’un manifestant, dans le Nord, force le gouvernement à interrompre la procédure.

En août 1906, une seconde encyclique de Pie X interdit de constituer les associations cultuelles prévues par la loi. En décembre 1906, un an après sa promulgation, la Séparation entre en vigueur. Les protestants et les juifs ont formé leurs associations. Mais le refus des catholiques met l’État dans l’embarras. À qui remettre les biens de l’Église ? Dans quel cadre légal le culte catholique pourra-t-il s’exercer ? La messe deviendra-t-elle un délit ? L’État ou les communes, propriétaires des évêchés et des séminaires, s’en attribuent l’usage : leurs occupants sont expulsés. Mais vider les églises, ce serait la guerre civile. Dès 1907, la République est contrainte d’adopter de nouvelles lois qui, corrigeant le texte de 1905, laissent les édifices du culte (dont la puissance publique reste propriétaire) à la disposition du clergé et des fidèles, le culte étant assimilé aux réunions publiques. En 1908, la loi autorise les pouvoirs publics à entretenir les cathédrales et les églises. Libéralisme du législateur ? Non, c’est l’intransigeance de Pie X et la résistance des catholiques qui ont contraint l’État a trouvé une solution de compromis.

Bilan de la Séparation ?

Contrasté. D’un côté, l’Église a perdu son rang officiel dans l’espace public. Sur le plan matériel, le préjudice est énorme : outre le patrimoine spolié (évêchés et séminaires), la disparition du budget des cultes livre le clergé à la générosité aléatoire des fidèles. Mais d’un autre côté, l’Église a retrouvé la liberté de nommer ses évêques, et bénéficie d’une liberté de plume, de parole et de réunion que ne menacent plus des articles organiques datant de Napoléon. Et avec le temps, la prise en charge des frais d’entretien des églises par l’État ou les communes s’avérera une aubaine…

La Grande Guerre mettra fin à trente années d’anticléricalisme d’État. En 1920, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont rétablies. En 1923, un accord intervient entre Paris et le Vatican, accord ratifié, en 1924, par une encyclique de Pie XI (Maximam gravissimamque) : la gestion des biens ecclésiastiques est confiée aux associations diocésaines, présidées par les évêques et reconnues par le droit français. En 1940 et 1942, les lois anticongréganistes sont levées par le gouvernement du maréchal Pétain, mais en reprenant un projet étudié par Daladier en 1938 : en 1945, personne ne reviendra sur le sujet.

Sources : « Persécution et exil » : la venue au Québec des congrégations françaises, 1900-1914 et Face cachée de la loi de 1905 

Voir aussi

Histoire — Léon XIII crut apaiser l’anticléricalisme républicain par le ralliement, au nom d’un « réalisme » chimérique

L’encyclique Affari Vos de Léon XIII (écoles du Manitoba : il faut fuir à tout prix, comme très funestes, les écoles où toutes les croyances sont accueillies indifféremment et traitées de pair)

France – La guerre des manuels sous la IIIe République

Que se passera-t-il lorsque la laïcité ne suffira plus pour nous définir ?

France — « L’école laïque, gratuite et obligatoire » constitue un mythe fondateur

Mythe — C’est grâce à la République que l’enseignement est devenu obligatoire, public et gratuit (mais le laïc obligatoire, c’est vrai)

Jules Ferry : « nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique »

France — L’instruction gratuite et universelle ne date pas de Jules Ferry ni de la République

France — la « gratuité » de l’école laïque visait à assécher les écoles privées

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