vendredi 8 septembre 2023

Comment l'école prive nos enfants d'instruction

Dans « La Grande Garderie »*, Lisa Kamen-Hirsig (ci-dessous) raconte ses batailles quotidiennes pour accomplir sa mission : transmettre des connaissances à ses élèves. Malgré les consignes de l’Éducation nationale, déterminée à leur épargner les contraintes du par cœur et de la discipline pour rendre l’enseignement « ludique ». Extraits.

ÉDUCATION SEXUELLE

Puisque l’école est considérée comme un domaine régalien en France et qu’elle doit dispenser 36 séances d’éducation sexuelle à chaque élève du CP (6 ans) à la terminale (17/18 ans), l’éducation sexuelle des petits Français devient, de fait, un domaine régalien. Le prétexte tout trouvé est la « lutte contre les inégalités de genre ». Sous couvert de promouvoir l’égalité entre les filles et les garçons et de lutter contre les violences faites aux femmes, armés de chiffres massues (il y a 75 millions de grossesses non désirées dans le monde, 81 % des femmes ont déjà été harcelées dans un lieu public en France…), on impose à tous les gamins dès le CP de parler de sexe à l’école. Le domaine le plus intime de la vie privée est aujourd’hui entre les mains de l’État.

L’une de mes jeunes collègues m’a raconté, il y a peu, le sujet de l’un de ses oraux au concours de professeur des écoles : « En classe de moyenne section [à 4 ans], vous remarquez que les garçons jouent aux voitures et les filles à la dînette : comment résolvez-vous ce problème ? » Elle m’a avoué avoir immédiatement pensé : « Mais quel problème ? », avant de se résoudre à jouer le jeu et de proposer des pistes pour remédier à cette affreuse situation ! C’est ce que font tous les enseignants de peur de ne pas plaire à l’institution et jusqu’au moment où, à force de participer à contrecœur, ils finissent par ne plus mettre en question ces pratiques. Mais qui peut voir un « problème » dans le fait que des fillettes jouent à la poupée ? Dans quel esprit malade l’idée qu’elles ne pourront pas devenir pilotes de chasse parce qu’elles aiment jouer à la dînette peut-elle germer ? Qui peut croire qu’un garçon de 4 ans deviendra un horrible macho parce qu’on ne lui a pas retiré sa bétonnière miniature ? Dans quel pays cette question peut-elle être posée à un candidat à l’enseignement plutôt que des questions portant sur sa maîtrise des disciplines enseignées ?

 

Le ministère en est même à inventer de faux énoncés de problèmes pour prouver que les discriminations existent en mathématiques aussi ! Il a ainsi publié une fiche destinée aux enseignants, intitulée « Séquence 4 : résolution de problème et éducation à la sexualité ». On y propose de distribuer l’énoncé suivant aux élèves : « Aujourd’hui, c’est soirée foot. Bastien et son père s’installent devant la télé, pendant que Nina et sa mère préparent des crêpes pour toute la famille. Voici la recette […] » L’objectif annoncé est de « conclure avec les élèves qu’il s’agit bien là de ce qu’on appelle des stéréotypes de sexe : clichés sur les filles et les garçons, caractérisation schématique d’un groupe qui s’appuie sur des attentes et des jugements et que chaque personnage des énoncés joue un rôle sexué : acte ou comportement attribué socialement au sexe féminin ou masculin. On gardera une trace écrite de ces deux définitions. Indiquer aux élèves que dans la prochaine séance, il s’agira de réécrire ces problèmes en évitant ces stéréotypes ».

 

Le problème est que cet énoncé, que l’on peut trouver sur le site Éduscol dans la rubrique « Éducation à la sexualité », n’existe nulle part ailleurs… Il a été créé de toutes pièces par des fonctionnaires du ministère pour prouver que les stéréotypes subsistent malgré les efforts entrepris depuis tant d’années. Aucun éditeur n’oserait aujourd’hui publier ce type de texte. Les comités de rédaction ne laisseraient jamais passer ça, à juste titre. L’aîné de mes fils a passé son année de CE2 (8 ans) à l’école publique. Habituellement, il ne raconte pas grand-chose de ce qui se passe en classe. Un soir, pourtant, il est venu spontanément se confier sur son dernier sujet d’expression écrite, comme on dit depuis que la bonne vieille rédaction jugée trop contraignante a été reléguée au rayon antiquités. Il se tortillait un peu, visiblement mal à l’aise.

 

— Maman, la maîtresse nous a demandé : « Que ferais-tu si tu changeais de sexe ? »

 

Interdite, je lui ai demandé comment il s’en était sorti.

 

— J’ai juste écrit : « Je hurlerais très fort et je me couperais les cheveux tout le temps. » J’ai trouvé ça dégoûtant, maman, et je me suis senti ridicule. 

 

Consciente de sa propension à trafiquer les faits, j’ai vérifié ses dires auprès de ladite maîtresse, qui était aussi la directrice de l’école, lui demandant par la même occasion de m’expliquer quels étaient les objectifs de ce travail. 

 

Il s’agissait — j’aurais dû m’en douter — de « développer l’empathie » et de « favoriser le respect entre garçons et filles ainsi que des relations égalitaires ». Objectif manifestement non atteint par mon rejeton qui persistait à trouver l’émasculation, même imaginaire, dégradante. L’opération de rééducation avait lamentablement échoué ! 

 

Et puis quoi : l’idée est-elle de dire aux petites filles : « Compte sur l’empathie des hommes pour réussir, plus que sur tes propres talents » ? L’école est-elle là pour développer l’empathie ? Bientôt, tel Saint-Just, elle décidera de nos amitiés et nous obligera à les déclarer à un Comité au temple pour le bien public. La gêne qu’a ressentie mon fils ne lui est pas propre. Il y a beaucoup d’enfants pour qui parler de sexualité ou même d’identité est très gênant, voire violent. Par ailleurs, comme l’a très justement souligné Jean-Paul Brighelli à la suite de la polémique provoquée par les ABCD de l’égalité de Najat Vallaud-Belkacem : « L’égalité ne se décrète pas et ne s’enseigne pas. » 

 

Est-il nécessaire de demander à un enfant de 8 ans de s’imaginer changer de sexe pour lui faire comprendre l’égalité de droits qui existe entre une petite fille et lui ? L’éducation de la très grande majorité des enfants se fait actuellement dans le respect total de chacun des sexes. Parler de sexualité à un enfant sans qu’il ait posé de questions peut être d’une grande violence. Si la maîtresse avait proposé à sa classe de chercher les raisons pour lesquelles il est bon de respecter autrui dans ses différences, le travail de réflexion aurait pu s’opérer. Dans le cas présent, elle a provoqué chez certains enfants un rejet même de l’exercice. Mon fils ne peut pas à son âge s’imaginer dépossédé de ses attributs masculins. Faut-il lui en vouloir, ou plutôt aux adultes incapables de comprendre qu’ils violent son imaginaire ?

 

L’ÉCOLOGIE

 

L’écologie est devenue une matière transversale, une vertu cardinale. 


Pap Ndiaye fait profiter ses auditoires de sa langue de bois lénifiante sur ces sujets : « Mobilisés avec@HerveBerville pour apporter des réponses concrètes aux élèves et aux jeunes, inquiets du réchauffement climatique et de l’état des océans. Dès le plus jeune âge, nous devons apprendre à nos enfants l’importance de la préservation des mers et des océans ! » écrit-il par exemple le 2 novembre 2022, associant le secrétaire d’État chargé de la mer. Ce qui est enseigné « dès le plus jeune âge » de cette façon, c’est l’engagement imposé. L’élection des écodélégués est obligatoire dans toutes les classes de collège et de lycée depuis la rentrée 2020, et encouragée en CM1 (9 ans) et en CM2 (10 ans) depuis la rentrée 2021. RIP la liberté pédagogique… 

 

L’écodélégué doit sensibiliser les autres élèves au développement durable. Il est muni d’une mallette d’« ambassadeur de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique ». J’ai pris le temps de feuilleter les différents « outils » proposés aux jeunes représentants en éducation durable et ce qui ressort de cet examen est la très forte propension de leurs concepteurs à faire les questions et les réponses, comme on dit. Le site de l’Éducation nationale encourage les élèves à « réinventer » et à « changer » le monde, mais d’une seule façon. Si je prends l’exemple du « kit de simulation de négociation en faveur de la biodiversité », dans lequel les élèves sont invités à tenir les rôles de négociateurs internationaux lors d’une « COP », il n’y a qu’une position possible : celle d’écologiste. On dicte aux élèves jusqu’à leurs attitudes : « En tant qu’ONG, vos revendications en faveur de la nature peuvent paraître irréalisables aux yeux des autres participants. Les États pourront vous reprocher d’oublier leurs enjeux économiques (compétitivité et emplois). Pour légitimer vos propos, vous devrez donc vous appuyer sur votre expertise scientifique et votre expérience des négociations internationales. Vous aurez également un regard critique sur les conclusions de la négociation en produisant un compte rendu sur les mesures prises. »

 

L’un de mes amis m’a transmis la liste de défis intitulée « Ma petite planète scolaire », que son fils a reçue en cours de français, en classe de première (à 16/17 ans). Quelques exemples : « Biodiversité : réaliser la posture du lion en yoga et en profiter pour méditer cinq minutes » ; « Biodiversité : faire un câlin à un gros arbre (un dont tu ne peux pas faire le tour avec les bras) » ; « Alimentation : cuisiner avec des fruits et légumes de saison commençant par la lettre C », sans doute s’agit-il de vérifier que l’élève n’écrit pas carotte ou courgette avec un k ; ou encore « Acheter un produit périmé ou moche ». Il y a 17 consignes du même tonneau (de vin bio…). Chaque réalisation de l’élève doit être prouvée, le plus souvent par une photo. Nul doute qu’après un tel travail le niveau de français et la culture littéraire des élèves auront considérablement progressé. Rappelons à toutes fins utiles que l’année de première est aussi celle de l’épreuve de français au baccalauréat… […] Au-delà de cette dramatique perte de temps, cette frénésie provoque chez nos enfants l’émergence d’un phénomène très inquiétant : un ensemble d’émotions négatives, d’inquiétude, voire de dépression, liées à l’obsession pour le changement climatique. Les statistiques sont très variables d’une étude à l’autre, mais une forte proportion d’adolescents seraient en colère ou tristes à cause de l’incertitude écologique. On appelle ça l’éco-anxiété. […] Le site du CIDJ (Centre d’information et de documentation pour la jeunesse) n’hésite pas à titrer : « Écoanxiété chez la jeunesse. Et si c’était une bonne nouvelle ? ». Une bonne nouvelle, car « ressentir de l’éco-anxiété, c’est faire preuve d’humanité ». En résumé : si tu n’es pas éco-anxieux, tu es un égoïste ; si tu n’es pas écoanxieux, tu seras incapable de te « mobiliser pour le climat ».

 

L’HYSTÉRIE NUMÉRIQUE


Septembre 2014 : je reprends le travail après un congé « pour convenance personnelle », comme on dit. Je retrouve « ma » classe sans difficulté, car, pour mon bonheur, personne ne veut des CM2 ! Pourtant, ce n’est pas vraiment ma classe que je retrouve : tableau noir, craies et seaux ont disparu. Sans m’en informer, le chef d’établissement a cru bon de m’équiper d’un TNI, tableau numérique interactif. En gros, un tableau blanc. Pour ce qui est d’être numérique et interactif, nous verrons plus tard. […] On m’explique que je dois « configurer » ce tableau tous les jours ou presque. En d’autres mots, il faut que je fixe des points à l’aide d’un stylo numérique, sinon tout bouge tout le temps. Soit. Je configurerai. On me présente aussi de nombreux jeux et activités supposément ludiques qui me permettront de « faire passer » beaucoup plus facilement des notions compliquées tels la circonférence du cercle ou les multiples. Il me semble pourtant que ces notions « passaient » déjà bien avant et que de toute façon le rôle de l’enseignant est de les analyser pour les rendre accessibles. C’est ce qu’on appelle la didactique.

 

J’en suis de plus en plus convaincue : cet habillage numérique n’est qu’un leurre. Les notions sont relookées pour séduire les enfants, afin qu’ils les voient comme des jeux et non comme du travail. On ludifie la géométrie, la grammaire ou l’histoire. Comme si les élèves n’allaient pas s’apercevoir de l’entourloupe ! Et comme si toutes les notions, toutes les connaissances pouvaient être transformées en jeux. Mais les enfants, eux, ne sont pas dupes et se lassent rapidement de tous ces gadgets. Ils sentent bien que leur appétit d’apprendre est un problème pour tous ces gens qui ne rêvent que de transformer l’école en gigantesque garderie.

 

[…] En théorie, tout semble si simple ! Au lieu de tracer un cercle à l’aide d’un compas en bois retors emmanché d’une vulgaire craie sous le regard amusé d’élèves qui voient bien que c’est compliqué, au lieu de riper et d’obtenir un résultat patatoïde, il n’y a plus qu’à désigner un vague arc de cercle du bout du doigt pour obtenir un cercle parfait au tableau. Magie de l’informatique ! Certes, mais que voient les enfants ? Peuvent-ils réellement vérifier ainsi la définition « Un cercle est l’ensemble des points situés à équidistance de son centre » alors que je fais ce geste auguste en forme de parenthèse ? Ne vaut-il pas mieux que mon cercle soit imparfait, mais que chaque « point à équidistance » soit tracé par ma main ? Je m’interroge. On me rappelle qu’un enseignant a été menacé de blâme par le rectorat de Lille pour avoir critiqué publiquement l’équipement numérique de l’académie et partagé ses incertitudes en la matière. Depuis, les enseignants se cachent sous des pseudos ou derrière des associations lorsqu’ils ne sont pas convaincus par la frénésie numérique encouragée par le président-geek Macron. […] L’acquisition de ces matériels, leur maintenance et la formation des enseignants sont chronophages et très coûteuses alors même que de nombreuses études prouvent l’inefficacité du numérique à l’école et qu’il est maintenant de notoriété publique que les cadres de la Silicon Valley scolarisent leurs enfants dans des écoles « à l’ancienne », avec tableaux noirs, craies et pédagogies transmissives. […] Mehdi Khaneboubi, maître de conférences en sciences de l’éducation et membre du laboratoire STEF (Sciences, techniques, éducation, formation) de l’ENS-Cachan et de l’ENS-Lyon, a étudié les effets de cet équipement sur les résultats au brevet des collèges. Il conclut que la possession d’un ordinateur portable a un impact nul sur les performances scolaires.

 

[…] Au dernier Educatech Expo, le salon professionnel de l’innovation éducative, qui s’est tenu du 15 au 17 novembre 2022 Porte de Versailles, j’ai pu voir le volume d’affaires que représentaient les nouvelles technologies à l’école : des centaines d’entreprises prospèrent sur ce terrain, avides d’échanger des services, dans l’ensemble assez minables, tels des jeux pour apprendre à écrire des notices Wikipédia ou des solutions d’orientation numérique, contre de l’argent — beaucoup d’argent — généralement public. […] Je lis partout, l’Éducation nationale le répète en boucle, les formateurs le serinent : « Il faut réduire la fracture numérique, adapter l’école au monde moderne et former les élèves aux outils de demain. » Il est pourtant évident que ces outils seront dépassés lorsqu’ils seront adultes.

 

LES PROGRAMMES

 

Les instructions officielles, familièrement dénommées IO par les enseignants, qui font la pluie et le beau temps dans le système éducatif français, placent très clairement les compétences avant les connaissances. 

 

Prenons l’exemple des IO concernant le cycle 2, dit « cycle des apprentissages fondamentaux », qui regroupe les années de CP à CE2. Dans le domaine « Questionner le monde », supposé correspondre, après inflation des titres, à peu près aux domaines auparavant intitulés « histoire et géographie » et « sciences naturelles », on peut lire : « Dès l’école maternelle, les élèves explorent et observent le monde qui les entoure ; au cycle 2, ils vont apprendre à le questionner de manière plus précise, par une première démarche scientifique et réfléchie. » Les élèves vont apprendre à questionner le monde ? Mais quelles réponses vont-ils recevoir ? Quel contenu ? Les élèves viennent à l’école avec l’espoir d’apprendre, pas de « questionner ». Si un enfant de 7 ans pose des questions, ce sera après avoir lu, vu, entendu quelque chose. Et il les posera à un adulte, pas au monde. 

 

Poursuivons. La rubrique « Compétences travaillées » regorge de phrases vides et lénifiantes. Florilège : « Pratiquer, avec l’aide des professeurs, quelques moments d’une démarche d’investigation », « Découvrir des outils numériques pour dessiner, communiquer, rechercher et restituer des informations simples », « Utiliser et produire des représentations de l’espace », « Mettre en pratique les premières notions de gestion responsable de l’environnement par des actions simples individuelles ou collectives (“écogestes”) : gestion de déchets, du papier, économies d’eau et d’énergie (éclairage, chauffage, etc.) ». Les activités proposées sont presque toutes basées sur l’étude de documents afin que les élèves se comportent en véritables petits historiens qui « mènent l’enquête ». Ils sont censés déduire leur cours d’histoire de ces documents. Il y a bien un moment où l’on fait référence à la frise chronologique, mais il s’agit d’y situer des événements vécus ou non dans la classe, l’école, le quartier, la ville, le pays, le monde. On ne cite aucun roi, aucun personnage, aucun événement. La démarche historique proposée reste essentiellement thématique. Il s’agit de comparer des modes de vie, des coutumes, des vêtements. Dans son livre 7 contre-vérités sur l’éducation, Daisy Christodoulou décrit la situation de ces pauvres élèves à qui l’on n’a jamais rien enseigné de peur de les rendre passifs. Ils se trouvent « bloqués dans un scénario digne de la poule et de l’œuf : incapables de travailler de façon indépendante, car ils n’ont pas les connaissances préalables nécessaires, mais incapables d’acquérir ces connaissances préalables, car ils passent leur temps à travailler de façon indépendante ». 

 

[…]

 

De quel droit les ministres successifs et leurs valets ont-ils appauvri les programmes au point d’en extirper toutes les beautés ? Quel maoïsme les possède au point de refuser à leurs propres enfants la grande culture et la connaissance ? Ah non, j’oubliais : au fait de leurs propres méfaits, ils scolarisent leurs enfants, comme notre précédent ministre, dans des écoles privées où l’exigence est encore de mise.

 

Si l’appel à la révolte est prohibé, l’indifférence ne l’est pas encore. Les bons enseignants ignorent les péroraisons des programmes, car ils ne servent d’autre dieu que le savoir. Ils travaillent, prennent soin de leurs élèves et ont ainsi le bonheur indicible de croiser leurs regards étincelants de curiosité et d’intelligence. Ils savent que leur faim de comprendre est insatiable, leur désir d’apprendre sans limites. Ils ignorent les grimaces et les contorsions ridicules de l’hydre institutionnelle. Ils sont fiers, heureux et libres, car ils savent la chance qu’ils ont d’exercer le plus beau métier du monde !

 

LA DISCIPLINE

 

— Madame, dans le préau il y a deux élèves, des grands, qui tapent sur un petit ! Je leur ai dit d’arrêter, mais ils continuent !

 

Voilà comment me harponne une jeune surveillante, un après-midi de juin, alors que je m’apprête à quitter l’école. Elle me conduit jusqu’à la scène. Je sépare trois élèves en pleine rixe : l’un des deux grands a calé la tête du plus petit sous son genou tandis que l’autre lui fait les poches en lui parlant dans l’oreille. Une vraie scène de lutte gréco-romaine !

 

Il se trouve que parmi eux, deux sont « à moi » comme disent les maîtresses : l’agressé et l’un des agresseurs. Le troisième est également bien connu de mon service de police (qui n’est composé que de moi-même, je tiens à rassurer les légalistes parmi mes lecteurs). Plutôt défavorablement connu, pour employer un adverbe dans l’air du temps. Du genre qui fait ses coups en douce depuis le début de l’année. Je questionne Pierre, la victime, qui m’explique que ce n’est pas la première fois qu’ils l’agressent entre la fin des cours et le début de l’étude pour lui voler ses Choco BN, sa compote et son Yop. À chaque fois, il attend la fin de ce mauvais quart d’heure, sachant qu’aucun adulte ne viendra à son secours… Je suis abasourdie.

 

Pris en flagrant délit, les deux agresseurs sont obligés de reconnaître leurs torts ; ils admettent qu’il ne s’agit pas d’une première. Pierre est un enfant doux, intelligent, un peu introverti : la proie idéale pour nos deux caïds. Les faits ne se sont pas déroulés sous ma responsabilité, mais je sais que si je les « relâche », ils écoperont au mieux de quelques conjugaisons. Je décide donc de les sanctionner moi-même. Ils copieront les articles 312-1 et 312-2 du Code pénal traitant de l’extorsion avec violence : « L’extorsion est le fait d’obtenir par violence, menace de violences ou contrainte soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d’un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d’un bien quelconque… » 

 

J’exige aussi que cette copie soit signée par leurs parents et le directeur de l’école avant de m’être remise, le lendemain, à 8 h 30 précises. J’espère ainsi que ceux-ci les interrogeront sur cette peine exceptionnelle, ce qui les contraindrait à raconter leurs méfaits. Je leur demande enfin de restituer à Pierre l’équivalent de ce qu’ils lui ont volé après lui avoir présenté des excuses écrites et je requiers auprès de mon directeur leur exclusion temporaire. Ils repartent penauds, ce qui — je le confesse — me réjouit beaucoup ! Le lendemain, lorsque j’ouvre la porte de ma classe, le premier malfaiteur est là, droit comme un I, et me présente sa lettre et sa copie assorties d’un message de ses parents. Ils se disent atterrés par l’attitude de leur fils. Le second se balance d’un pied sur l’autre, me fixant d’un air de défi. Il n’a en main qu’un mot tout chiffonné, griffonné par sa mère : elle sollicite un rendez-vous. Tiens, tiens… À 16 h 30, ses parents sont là. Ils me saluent à peine. La mère prend la parole, vindicative :

 

— Je suis d’accord pour que Gaspard soit sanctionné, mais lui demander de copier cet article du code pénal l’assimile à un racketteur. C’est injuste et violent. 

 

— Alors que casser régulièrement la figure d’un élève plus faible pour lui voler son goûter n’est ni injuste ni violent, bien sûr… Et, pardon, madame, mais si ce n’est pas du racket, comment qualifiez-vous son attitude, alors ?

 

— Mon fils ne peut pas être racketteur, c’est un enfant de 11 ans à peine, voyons ! Vous allez le stigmatiser. S’il devient violent, ce sera à cause de ce genre de punitions. 

 

[J’assure avoir entendu cette dame articuler cette phrase, dont, plusieurs années après, je ne peux toujours pas comprendre la logique.]

 

[…] Cette petite histoire se serait terminée là si je n’avais pas été convoquée par le directeur le lendemain matin :

 

— Madame, je n’exclurai pas Gaspard X et Thomas Y comme vous me le demandez. Si l’Inspection apprenait que nous sanctionnons aussi sévèrement des élèves qui ont simplement chahuté un de leurs camarades, je me ferais épingler. Il faut relativiser.

 

Depuis plusieurs jours, le petit Pierre se fait frapper, deux enfants lui volent ses goûters après l’avoir mis à terre et le directeur qualifie cela de « chahut » ? Il me demande de lever toutes mes punitions. Un bon câlin et c’est fini ! Tremblez, petits racketteurs, vous serez privés de récré ! Et sans rancune hein, surtout ! Je sais qu’il ne changera pas d’avis : il craint trop l’inspecteur. Risquer le blâme ou commettre une injustice ? Le choix est vite fait. Je tourne les talons et regagne ma classe, excédée et résignée.

 

Source : Le Figaro magazine



La Grande Garderie,
par Lisa Kamen-Hirsig,
paru le 6 septembre,
chez Albin Michel,
220 pp.,
ISBN-13 : 978-2226481887

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