dimanche 16 mai 2010

Par-delà la bien-pensance pédagogique

Un grand débat sur l'éducation fait rage au Québec depuis l'annonce en 1997 d’une réforme pédagogique d'une ampleur insoupçonnée. Bien loin de s'épuiser, ce débat a révélé le fossé grandissant qui sépare les tenants d'une vision de l'apprentissage fondée sur l'activité de l'apprenant-élève et les défenseurs d’un enseignement axé sur les savoirs et la pédagogie explicite de maîtres versés dans leur discipline. Or, c'est justement en vue de montrer au public les impasses où conduit cette réforme et la fragilité de ses fondements que des intellectuels ont fondé en janvier 2006 le Collectif pour une éducation de qualité (CEQ).

Plusieurs d'entre eux, avec d'autres auteurs partageant les visées du CEQ, ont ainsi décidé d'écrire un livre collectif pour donner, comme ils disent, « une voix à la perspective humaniste et moderne en éducation, souvent ignorée ou méprisée dans les milieux pédagogiques férus d'inventions parfois abracadabrantes. »

Dans son introduction, Marc Chevrier s'en prenait au quotidien Le Devoir (M. Chevrier ne peut donc foncièrement être mauvais) qui défend la réforme pédagogique avec une belle ténacité :
« Il est toutefois amusant d'observer que les défenseurs de la réforme pédagogique, peu prompts à s'expliquer publiquement sur leur projet éducatif, ont pu compter sur l'appui éditorial du journal Le Devoir qui ne s'est pas privé d'admonester les détracteurs de la réforme ou de minimiser la portée de leurs arguments. Il arrive même à ce sérieux journal, comme l'a montré Régine Pierre[1], de publier de fausses informations sur les enquêtes internationales comparant les performances des élèves québécois à celles d'élèves d'autres pays. Voilà qui est étrange de la part d'un quotidien se targuant de dissiper les idées reçues sur l'éducation des Québécois ».
Critique à l'encontre des progressistes

Il faut dire que l'ouvrage ne craint pas d'attaquer de front la réforme pédagogique et ses dérives progressistes. Les auteurs de l'ouvrage se voient plutôt comme des « modernes » dans le sens historique du mot : des héritiers de l'âge des Lumières et de la Raison dont les adversaires sont des progressistes trop souvent animés d'un certain subjectivisme et qui se laissent entraîner dans des expériences pédagogiques sans la moindre prudence ou preuve que leurs réformes sont efficaces.

« Les progressistes dissolvent les savoirs en habiletés intellectuelles qui répondent aux exigences de la socialisation. » (p. 12) Aux exigences de socialisation telles que les conçoivent ces mêmes progressistes...

« Enfin, l'école où l'élève-apprenant construit lui-même ses connaissances conduit, non à la liberté, mais à un contrôle social plus perfectionné, obsédé par l'intégration des enfants bien formatés au milieu. » (p. 16)

Le Devoir se devait donc de répondre

Samedi passé, Louis Cornellier du Devoir qui se veut l'arbitre des essais québécois commençait sa réplique de la sorte :
«  Quand je lis les textes des réformistes scolaires, je suis contre le renouveau pédagogique. Quand je lis les textes des opposants à la réforme, je suis pour. Comment s’explique cette irritation ressentie à l’égard d’un camp comme de l’autre ? Par le dogmatisme de la pensée qui caractérise les deux camps.
Cornellier reprend ensuite
« [t]rois (Normand Baillargeon, François Charbonneau et Jacques Dufresne) des sept collaborateurs de cet ouvrage avancent que les parents choisissent de plus en plus d’envoyer leurs enfants dans le réseau privé pour leur épargner les affres de la réforme. Or aucun des trois ne croit utile de mentionner que cette réforme s’applique aussi pleinement aux écoles privées subventionnées ».
On ne sait pas pourquoi M. Cornellier limite cette remarque aux écoles subventionnées, elle s'applique aussi aux écoles non subventionnées... Nous sommes au Québec, pays de monopoles.

Pour le reste, M. Cornellier défendait dans son article l'approche par compétences en reprenant les arguments habituels tout en voulant paraître nuancé et distribuer les bons et les mauvais points :
« Ce que l’esprit de la réforme a de bon, le souci de donner du sens aux savoirs, de la pertinence à la vérité, pour reprendre une formule de Fernand Dumont, et de permettre aux élèves de développer des compétences, c’est-à-dire la capacité de mobiliser des connaissances acquises non seulement en contexte scolaire, mais aussi ailleurs et plus tard.

Pour cela, elle prône l’usage d’une pédagogie active, dont les fameux « projets  » sont une des modalités. »

Cliquer sur l’image pour accéder au premier chapitre du livre, l’introduction rédigée par Marc Chevrier, qui rend compte du débat engagé sur la réforme au Québec et offre une synthèse des sept contributions du livre.



Le Collectif pour une éducation de qualité réplique

La réplique du Collectif n'est pas amène, voyant dans l'article de M. Cornellier une énième tentative de mettre le couvercle sur un débat des plus nécessaires :
N’en déplaise au quotidien montréalais Le Devoir, et en particulier au petit pape des essais québécois, Louis Cornellier, qui aimerait en finir avec tout débat sur la réforme pédagogique imposée aux écoles du Québec, le Collectif pour une éducation de qualité (CEQ) estime que les Québécois méritent un vrai débat sur les fondements, les visées et les effets de cette réforme bricolée dans des conditions peu conformes aux règles élémentaires de la prudence. Bien loin qu’il faille se ranger massivement derrière l’avis de technocrates et de pédagogues apprentis sorciers qui intiment aux enseignants, parents, élèves et citoyens de croire aux bienfaits de la réforme parce que ses concepteurs en ont décidé ainsi, ce débat encore naissant, encore mal abouti, que Le Devoir et autres censeurs du parti pédagogique aimeraient taire à tout prix pour ramener le Québec dans la droite obéissance scolaire, doit être continué.

Comme l’écrivait récemment la philosophe Angélique del Rey dans un livre percutant sur l’approche par compétences qui s’insinue dans le cursus scolaire comme dans la prose des organismes internationaux :
« La notion de compétences s’est introduite et progresse dans l’école sans beaucoup de résistance active. […] [A]u Québec, beaucoup d’intellectuels critiquent la réforme, un syndicat est né pour se positionner contre. Ce ne sont cependant que des mouvements minoritaires : si résistance il y a, c’est plus sous la forme d’une certaine inertie. » (À l’école des compétences, Paris, La découverte, 2010, p. 107).
Pour sortir de cette inertie ambiante, qu’ont encouragée Louis Cornellier et Josée Boileau en éditorial du Devoir, nous proposons donc la résistance active, par la voie de la réflexion critique qu’ont empruntée les sept auteurs de Par-delà l’école-machine.

[...]

Or, cette école-machine qui a battu en brèche tout principe de « précaution pédagogique » ne se donne pas les moyens d’enseigner proprement les sciences aux plus jeunes et lie le succès scolaire à une vision de l’estime de soi bien peu convaincante. Ses assises idéologiques révèlent qu’au nom d’une certaine idée de la démocratie appliquée à l’école et d’une conception radicale de l’autonomie individuelle, ses promoteurs rêvent un monde sans hauteur ni médiation. En fait, cette pédagogie en apparence progressiste puise au catholicisme québécois imprégné de personnalisme dont l’un des clercs les plus éminents, Pierre Angers, a été aussi le chantre des méthodes actives en pédagogie, transposant à l’école sa critique de l’Église traditionnelle.

Enfin, le relativisme radical dont cette pédagogie se réclame et dont le controversé cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) est la troublante illustration promeut un Homme sans intériorité, augmenté de l’extérieur par la technique.




[1] Voir Régine Pierre, « Entre ignorance et incompétence : une réforme virtuelle » dans Robert Comeau et Josiane Lavallée (dir.), Contre la réforme pédagogique, Montréal, VLB éditeur, 2008, p. 244.

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