jeudi 9 juillet 2020

Lettres classiques — beaucoup d'élèves ne connaissent plus la patience


L’enseignement des lettres classiques n’est plus de saison. Mais il reste quelques passeurs, comme la maison d’édition centenaire Les Belles Lettres, et la jeune helléniste Andrea Marcolongo.


Il n’aura pas fallu très longtemps pour que nous changions de civilisation. En cinquante ans, nous avons presque cessé de faire la guerre, standardisé la possibilité de faire l’amour sans engendrer, mis en quarantaine la moitié de l’humanité, remplacé chez nos enfants les jeux de mains par des jeux vidéo, et les livres par les réseaux sociaux. Le digital, le globish et l’écologie sont devenus notre sainte-trinité, et ces mêmes enfants ne retiennent qu’à peine les textes que leurs professeurs de lettres désenchantés n’ont plus envie de leur transmettre. George Steiner, décédé en février, prophétisait depuis longtemps ce basculement : celui de l’âge des livres vers celui des images. L’incandescent érudit polyglotte ne se faisait pas d’illusions. Pas plus d’ailleurs que Marc Fumaroli, autre virtuose, chantre d’un éternel ressourcement des Modernes dans les Anciens, qui nous a quittés il y a peu. Le sablier ne sera pas inversé. L’Adieu aux Anciens est sans retour possible.

Les lettrés d’aujourd’hui, car il en reste, se penchent donc autrement sur l’Antiquité abolie. Ils sont souvent italiens. C’est le livre de l’archéologue Massimo Osanna sur Les Nouvelles Heures de Pompéi (Flammarion), ou l’attachant atlas étymologique d’Andrea Marcolongo. Cette Italienne gracile à l’œil bleu piquant vit à Paris depuis quelques années. Elle a connu il y a trois ans un succès inattendu avec La Langue géniale, cantilène enflammée pour le grec ancien – 200 000 exemplaires, traduit dans une quinzaine de pays, des conférences jusqu’en Amérique latine. Le public, un certain public en tout cas, continue de répondre présent à ce genre d’appels au secours. Certains se laisseraient sûrement tenter par le défi d’apprendre une langue aussi lointaine. « Beaucoup d’élèves ne connaissent pas la patience, or il faut savoir que cela prend du temps, c’est comme un marathon (grec…), cela doit se préparer », prévient notre interlocutrice diaphane (dont témoigne la photo ci-contre prise par son ami Nikos Aliagas). Il ne faut plus rêver à une génération spontanée de petits hellénistes et latinistes, même si quelques professeurs de combat, comme Augustin d’Humières, fondateur de l’association Mêtis, continuent de remonter le courant. On ne pourra pas contrecarrer la puissance stupéfiante de la civilisation des images. Il nous reste néanmoins la liberté de nous ressourcer grâce à quelques passeurs de mémoire. Modestement, Marcolongo s’y emploie. Non pas en universitaire surabondante de savoir — comme son modèle, Jacqueline de Romilly —, mais en helléniste de terrain, ancienne prof de latin-grec en Italie. Elle a été bien d’autres choses, et notamment l’éphémère plume de l’éphémère président du Conseil italien Matteo Renzi. Cette expérience lui a montré la pauvreté de la langue politique contemporaine, et son rythme haletant, répétitif et amnésique. « Il faut tout le temps surprendre, étonner, faire des coups, et très peu donner sa place à la réflexion et au temps long. » En effet, la politique, jadis si infusée de mémoire et d’histoire, n’est aujourd’hui devenue qu’une comédie amnésique, où les mots n’ont plus de sens qu’euphémisés et tenus par le carcan du « politiquement correct », que Marcolongo déteste.

Car il y a dans toute étymologiste un généalogiste acharné qui se méfie du présent. Les mots sont devenus insipides, car on ne connaît plus rien de leur histoire. « Le présent n’existe pas, si ce n’est dans la distension de l’âme qui récupère les souvenirs et les projette vers ce qui adviendra — le présent est donc ineffable, une simple limite établie entre un passé que nous nous rappelons et un avenir que nous présageons grâce aux souvenirs », écrit-elle. L’étymologiste relie les mots à leur sens archaïque comme le corps mort retient la bouée où s’attache le bateau. « Nommer la réalité, c’est la soustraire à la confusion », ajoute-t-elle, en vestale de l’ordre contre le chaos, ce chaos de la « mer vineuse », chère à Homère, sans bord et sans forme, dont elle parle très bien.

L’histoire des mots ne cesse de corriger les contresens du temps présent. Ainsi, on aurait tort de ne voir qu’une différence de degré entre haïr et détester. Haïr est un vœu éternel d’anéantissement total de l’ennemi. « C’est Polyphème maudissant Ulysse. » En revanche, détester vient de la racine « terstis », qui signifie qu’un « tiers » peut départager les adversaires. On déteste celui dont des témoins confirment qu’il nous a lésés. La querelle peut se purger devant un tribunal. Mieux vaut la détestation, transitive et judiciaire, que la haine, intransitive et meurtrière. À rebours, « je t’aime » se dit en latin : « diligo te », je te choisis. « S’ils ne craignaient rien plus que le chaos aveugle et l’irrationnel, comment pouvaient-ils accepter que le sentiment le plus noble soit le fruit d’une simple coïncidence ? L’amour était pour eux un choix », souligne Marcolongo. Cupidon, l’angelot qui décoche ses flèches au hasard, n’a donc « rien à voir avec la religion romaine », décoche-t-elle à son tour.

Ce livre tord aussi le cou à l’idée moderne d’un « bonheur », qui serait soit le fruit d’un hasard favorable, soit d’un art de se mettre en retrait. Or « felix », radical de « félicité », vient de la racine indo-européenne Fe, qui est à l’origine de fecundus. Le bonheur vient à celui qui est fécond et productif, même quand il connaît des coups durs. « Être heureux ce n’est pas connaître une vie de quiétude, c’est l’énergie d’agir, la joie de faire. L’infélicité est l’incapacité à se mouvoir, c’est rester immobile sans pouvoir chasser les pensées pénibles », résume-t-elle. Le mot « poésie » est lui aussi prisonnier d’un cliché semblable. Comme le savent bien les hellénistes, le radical du mot signifie « faire », « fabriquer ». « Le contraire de la poésie n’est pas la prose, mais l’ataraxie. » On en conclura que les poètes ne sont pas ceux qui jouent à l’être en revendiquant leur désœuvrement, mais tous ceux qui font et en faisant connaissent la félicité d’une vie féconde. « Fabriquer notre présent, c’est donc le poétiser », conclut l’auteur.

Et le mot destin ? Il vient du latin destinare, à savoir fixer, établir, assigner un but. « Les “destinae” étaient des points d’appui, les fondations de la vie. » Là encore, aucune trace de hasard. Nous connaissons la destination que nous voulons atteindre. « Nous préparons notre voyage bien avant d’arriver à “destino”, au destin, comme le dit l’espagnol. » Le fatum est donc l’anti-destin. Sa racine vient du verbe « fari », dire. Ce sont les oukases qu’auraient prononcés des dieux sadiques à notre endroit et auxquels croient les esprits superstitieux. Marcolongo nous rappelle par petites touches que le langage, et seulement lui, nous permet de dominer, à force de patience, le fatum, le hasard, et le chaos. C’est la leçon gréco-latine numéro un !

Source : Le Figaro

Étymologies
par Andréa Marcolongo
publié aux Belles Lettres
à Paris
le 5 juin 2020
332 pages,
ISBN-10 : 2 251 450 866
ISBN-13 : 978-2251450865

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