mercredi 17 janvier 2018

Sciences de l'éducation : « La finalité de l'éducation ne doit pas être laissée de côté »

Entretien de Dominique Ottavi, professeur des universités, avec Anne Coffinier.

Question — Dans un colloque organisé à l’automne à Monaco, aux côtés de la Fondation pour l’école, vous avez exposé l’idée qu’un certain scientisme était à l’œuvre dans les « sciences de l’éducation » et qu’il avait conduit à un appauvrissement des idéaux éducatifs, les finalités ayant cessé d’être un sujet de réflexion. Pourriez-vous préciser ce point ?

Dominique Ottavi — La psychologie de l’enfant et la psychologie expérimentale ont pris leur essor à la fin du XIXe siècle. Elles avaient l’ambition de faire relier la psychologie aux sciences de la nature, et d’étudier l’humain avec les mêmes méthodes ; un auteur représentatif de cette ambition est Théodule Ribot, en France.

Mais ce souci de rigueur a engendré des espérances trop grandes, par exemple, l’espoir d’une éducation entièrement déterminée par la connaissance scientifique du développement de l’enfant. Or, pourquoi Rousseau disait-il (entre autres) que l’éducation est un art ? Il la considérait comme une technique qui utilise le hasard et l’occasion, comme l’explique déjà Aristote dans sa définition de la τέχνη (« technê ») : un menuisier qui travaille le bois adapte son geste et son intention aux irrégularités de son matériau.

De même, dans la relation éducative, saisir une occasion est souvent plus important que de connaître les expériences et théories des psychologues (sans nier l’intérêt de cette connaissance). Il y a aussi un aspect affectif et éthique dans cette relation qui se prête mal à une approche scientifique.

Enfin, l’idée d’une éducation régie par la connaissance psychologique, même en admettant que des progrès actuels améliorent grandement notre connaissance de l’intelligence, de l’apprentissage, et même de l’affectivité, se heurte à une autre difficulté : l’aspect nécessairement politique du projet éducatif. Les finalités de l’éducation, sujet abandonné par les sciences de l’éducation d’aujourd’hui, sont les buts à long terme, les fins au sens d’un choix qui oriente l’action, et cela, même si un idéal choisi n’est pas entièrement réalisable. Par exemple, poursuivre l’autonomie morale des individus est un choix, qui va rejaillir sur les méthodes, mais qui ne se justifie pas uniquement parce que celles-ci « marchent » (ou pas). Des méthodes peuvent varier parce qu’on les a jugées plus ou moins efficaces, alors que l’idéal reste le même : ainsi pour rendre les élèves autonomes dans leur jugement, on peut estimer qu’il faut favoriser leur expression, on peut aussi penser que l’imitation de modèles va les y aider. C’est pourquoi il est important de discuter méthodes et procédés, mais qu’il ne faut pas s’y perdre.

La finalité, les principes sur lesquels on s’appuie, se situent au-delà ne doivent pas être laissés de côté ; ce niveau doit être interrogé quand, comme aujourd’hui, le problème n’est pas seulement l’inefficacité, mais la perte de sens.

Les pratiques qui nous semblent évidentes ne sont-elles pas mal fondées, voire illégitimes ? Il est très désagréable de le dire, mais des connaissances peuvent être utilisées en vue de fins perverses : les systèmes totalitaires y ont bien réussi.

Question — Vous avez souligné la nécessité de lutter pour la préservation voire la réinstallation dans le territoire français de petites écoles rurales à taille humaine, attentives à la qualité du cadre de vie (silence, beauté, faible temps de trajet…). Ce faisant, vous dénoncez la politique puissamment à l’œuvre dans l’école publique comme privée de constitution de gros groupes scolaires par regroupement dans une seule ville de petites unités scolaires jusqu’alors enracinées dans leur territoire. Pouvez-vous préciser votre analyse ?

Dominique Ottavi — J’ai parfois le sentiment que nous ne savons plus pourquoi les enfants sont rassemblées dans l’institution scolaire ! C’est tellement évident dans le quotidien que plus personne ne se pose la question, et pourtant ce quotidien est plein de souffrances : difficultés d’organisation, poids du collectif, phénomènes de violence et de « brimades » (maltraitance entre enfants), la liste est longue. Il me semble que la disparition des écoles rurales est un élément important de cette dégradation du quotidien en France, et je m’appuie pour le dire, non seulement sur des lectures d’ouvrages sur cette question, mais sur les dires de nombreux enseignants, et sur des constats que tout un chacun peut faire en parcourant le territoire.

La rationalisation qui consiste à regrouper les élèves, pour supprimer les classes trop petites, les classes uniques ou les classes à plusieurs niveaux, conduit à organiser de nombreux transports et à couper le lien des jeunes élèves avec leur environnement.

Ce gain de « rationalité » gestionnaire, apparemment logique, a désertifié certaines zones, accéléré la disparition des services publics, puis des médecins… tandis que les nouvelles pratiques tournent le dos à l’expérience pédagogique très intéressante des classes à plusieurs niveaux. Il est tout à fait possible d’entraîner les élèves maîtres à cette situation, qui permet à certains élèves de progresser à leur façon, de s’entraider, et qui permet de faire de l’école un lieu habité, et pas seulement un lieu fonctionnel.

Cette question n’a jamais disparu de l’actualité (voir par exemple Jouan, S., La classe multiâge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ?, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2015). En revanche elle n’est jamais présente dans le débat public, qui préfère s’enliser bien souvent dans l’agitation de faux problèmes.

Question — Vous avez indiqué que, contrairement à ce qui est généralement soutenu, le Plan Langevin-Wallon a été progressivement appliqué, de réforme en réforme, de sorte qu’il a finalement constitué une sorte de fil conducteur des différentes réformes opérées ces dernières décennies. Pouvez-vous donner les principales étapes de cette application ? La vision qui sous-tend ce Plan a-t-elle encore de l’avenir ? Ce plan n’a pas été le fait de pédagogues (Freinet par exemple n’y a pas été associé). Dans quelle perspective travaillaient ceux qui ont pensé ce plan Langevin-Wallon ? Que pensez-vous du travail critique conduit à ce sujet par Liliane Lurçat, qui avait étroitement travaillé avec Henri Wallon de 1951 à 1962, donc postérieurement à la rédaction de ce plan ?

Dominique Ottavi — Le plan Langevin-Wallon a été rédigé dans des circonstances très difficiles, il ne faut pas l’oublier, après la guerre et la période du régime de Vichy qui avait complètement déstructuré le système en vigueur sous la Troisième République ; on peut reprocher des choses à ce système, mais il avait sa cohérence et avait vu s’affirmer une identité professionnelle forte des enseignants de l’école élémentaire. Une autre source de confusion vient de l’apparente « modernité » de certaines réformes de ce régime, comme l’a montré Michel Chauvière. Un fil était à renouer avec les projets du Front Populaire, dont le ministre Jean Zay avait été assassiné. On doit ajouter la disparition précoce de Paul Langevin, usé par les épreuves. Difficile de trouver pires circonstances pour une refondation dont pourtant tout le monde souhaitait la venue.

Il prévoyait l’accès généralisé à des études plus longues et organisées par l’orientation, la disparition des coupures entre les ordres d’enseignement considérées comme responsables d’inégalités injustes. Mais ce « plan » a souffert d’une dimension utopique alors même que des personnalités fortes, susceptibles d’avoir une vision d’ampleur comme Freinet n’y étaient pas impliquées ; la refonte complète de la structure du système scolaire est apparue bien vite irréalisable alors que les gouvernements successifs affrontaient d’autres urgences.

Il est pourtant inexact de dire qu’il n’a pas été appliqué, et d’y voir une occasion manquée, car en réalité il a toujours exercé une influence sur les politiques de l’éducation. Une idée générale présente dans le texte, a marqué aussi bien les politiques que les mentalités : l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire obéiraient à des modèles antinomiques et irréconciliables, non seulement par leur recrutement pais encore par leur pédagogie. Privilégier le premier par rapport au second serait alors un choix susceptible d’assurer la démocratisation de l’enseignement. Schématiquement, cela revient à placer l’éducation et la pédagogie à la première place au détriment des savoirs à transmettre. C’est, lointainement, la cause de cette polémique entre « républicains » et « pédagogues » en France, qui a occupé les esprits sans aboutir à une véritable clarification des enjeux.

On peut citer, parmi les réformes qui se sont situées dans le prolongement de ce programme en 1959, la réforme Berthoin qui a porté à 16 ans la scolarité obligatoire ; par la suite, en 1963, les collèges d’enseignement secondaire ont remplacé les premiers cycles des lycées. Comme conséquence de cette réforme, il faut considérer en 1969 la création du corps des professeurs d’enseignement général de collège (PEGC) qui enseignaient deux matières au collège ; elle a consacré le recul de la valeur accordée aux disciplines scolaires enseignées par des spécialistes. Le collège unique, instauré par la réforme Haby en 1975, et qui est source de tant d’interrogations aujourd’hui, est une étape importante de ce mouvement qui a instauré la confusion entre la démocratisation et l’indifférenciation, la massification.

Les humanités, considérées comme le reliquat d’une éducation basée sur la sélection sociale, ont été victimes de ce mouvement, et le sort réservé aux langues anciennes en est le symbole. Au-delà, la finalité du système n’est-elle pas devenue subrepticement la croissance du système lui-même ? Y entrer, y rester, y accumuler des passages considérés comme des étapes de la formation qui maintenant s’annonce comme « tout au long de la vie », n’est-ce pas pour beaucoup de jeunes une perspective aussi inévitable qu’incompréhensible ?

Évoquer ce problème est très délicat, car cela expose à la caricature, le risque est grand de paraître dénigrer en même temps l’intention de démocratiser enseignement et culture, ou encore de garantir la justice sociale dans l’accès aux études ; il faut pourtant envisager que les meilleures intentions se fourvoient parfois dans leur réalisation, entraînent des effets pervers. Demeurer dans le déni retarde la reconnaissance de problèmes qui viennent de loin, mais sont très concrets et de plus en plus perceptibles. C’est le mérite de Liliane Lurçat, qui, en même temps qu’elle défendait la justice sociale et la démocratie, alors même qu’elle a été la collaboratrice d’Henri Wallon, d’avoir eu le courage de défendre la priorité de la transmission des savoirs, à commencer par la lecture et l’écriture. Elle a dénoncé l’expansionnisme du système scolaire et son verbiage pseudo scientifique, dissimulant le recul des ambitions et une démocratisation réduite à une fiction.

Dominique Ottavi est Professeur des universités, 70e section, à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Ses thématiques de recherche sont l’Histoire de l’enfance et l’histoire des doctrines pédagogiques, l’histoire des sciences et l’éducation, de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, la philosophie politique de l’éducation, et en histoire des sciences, la notion de développement.




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