mardi 26 mai 2015

La réhabilitation philosophique des frontières


Dans son livre Indispensables frontières, le juriste néerlandais Thierry Baudet (ci-contre) remet en question les changements survenus en Europe au cours des dernières décennies. Recension de ce livre par le philosophe Robert Redeker.

Alors que les beaux esprits la tenaient pour enterrée, la question des frontières est de retour. Non seulement dans la politique, comme en témoignent les succès dans toute l’Europe des partis dits populistes, non seulement dans l’actualité, comme en fait foi le drame récurrent des migrants naufragés en Méditerranée, mais aussi et surtout dans la théorie. Au grand dam de ceux qui se sont attribué un droit permanent à la parole, dans l’univers intellectuel, politique, médiatique, ou dans le show-business, la question nationale aussi est de retour. L’essai du juriste hollandais Thierry Baudet, Indispensables frontières, impeccablement préfacé par Pascal Bruckner, fournit un remarquable échantillon de cette double réapparition.

L’idée que les frontières sont superfétatoires trouve sa source dans un croisement récent entre le rationalisme des Lumières et la foi romantique dans la bonté naturelle de l’homme. Cette approche philosophique et sentimentale a pris à la fin du siècle dernier un tour politique et institutionnel. La Communauté européenne, la Cour pénale internationale, la Cour européenne des droits de l’homme ou l’Organisation mondiale du commerce, en diluant la souveraineté des nations, traduisent cette tendance. L’existence de ces organismes s’appuie sur deux concepts : le supranationalisme et le multiculturalisme.

L’effacement des frontières répond à un projet. Certes, celui-ci est politique. Mais il est surtout anthropologique : la substitution d’un nouveau type d’homme, hors-sol, hors traditions, interchangeable, à l’homme ancien, enraciné. Pour y parvenir, détruire l’État-nation est exigé. Multiculturalisme et supranationalisme sont les deux armes — de véritables bombes — utilisées pour cette destruction. Ils diminuent chaque jour un peu plus la souveraineté nationale en écartant les peuples (en qui Gramsci voyait, dans son étude sur Machiavel, les princes modernes) des centres de décision et en réduisant à néant la représentativité politique. Le multiculturalisme génère un pluralisme juridique qui octroie des droits et devoirs différents en fonction des origines des personnes, quand le supranationalisme impose la soumission à des diktats politiques et à des normes juridiques sur lesquels les peuples n’ont aucune prise. Du coup, une mutation de première grandeur s’est opérée ces dernières décennies : « L’idéal de l’indépendance a été remplacé par un idéal d’interdépendance politique. » Devant ce spectacle, le général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe !

Aussi éloigné de la conception ethnique de la nation chère au romantisme allemand que de son approche trop abstraite présente chez quelques auteurs français, Baudet la pense comme une communauté à la fois imaginée et territoriale fondée sur la loyauté. Ce trait l’oppose à la loyauté religieuse qui est extraterritoriale, universelle. Rien de plus central, ici, que la notion d’imagination. Une nation est un être imaginaire, qui ne continue d’exister que par la participation des individus qui se reconnaissent en elle à l’imaginaire qu’elle développe. Loin de requérir une pesante uniformité, cette prégnance de l’imagination implique cependant une culture commune qui donne le ton, une Leitkultur qui autorise les différences (par exemple les langues régionales et la pratique de religions diverses) tout en protégeant du multiculturalisme.

Baudet voit dans les frontières, qui tracent les limites de l’État-nation, la condition de possibilité de l’État de droit, de la démocratie représentative et du citoyen. Dans sa préface, Pascal Bruckner tire de ce lien entre ces concepts une leçon historique : « Tout ou partie du malheur européen vient non de l’excès mais de l’absence de frontières. » De fait, c’est moins le nationalisme que l’impérialisme qui a plongé l’Europe dans les terribles guerres du XXe siècle.

L’ouvrage de Thierry Baudet donne à son lecteur les instruments intellectuels permettant, d’une part, de penser sur de nouveaux frais les idées de nation et de frontière, et d’autre part d’appréhender les changements historiques et politiques récents. La réhabilitation de ces deux réalités politiques ne fait pas seulement œuvre de justice philosophique, elle répond aussi à un besoin historique.

Extraits d’un entretien avec Thierry Baudet publié dans le Figaro Magazine :


Le débat n’est plus entre l’étatisme et le libéralisme, mais entre les mondialistes et les patriotes, diagnostique Thierry Baudet. Citoyen néerlandais, il rejoint nos philosophes nationaux dans son analyse de l’Union européenne.

Figaro Magazine — Vous avez de la chance d’être néerlandais, car être un spécialiste du droit public âgé de 32 ans et publier Indispensables frontières vous classe d’emblée, en France, parmi les réactionnaires précoces. Cela peut coûter cher sur le plan médiatique...

Thierry Baudet — Je n’avais pas prévu que l’émigration de mes ancêtres français sous le Premier Empire pour s’installer aux Pays-Bas puisse avoir semblable conséquence ! Une telle intolérance de la presse est quand même bizarre, non ? Pourquoi criminaliser ainsi le débat ? Je ne pense pas être réactionnaire, car je propose une vision de l’État nation non pas fondée sur la nostalgie, mais sur l’importance de la démocratie et de l’État de droit, qui ne peuvent véritablement fonctionner qu’au sein d’une cohésion sociale garantie par des frontières. Les libéraux, partisans du constitutionnalisme et ouverts à l’échange, s’y retrouvent, d’où l’excellent accueil de mon livre dans les pays anglo-saxons ainsi qu’en Allemagne. Pour ce qui est des tenants de la gauche, ils s’y retrouvent aussi, dès lors que les bénéfices sociaux sont préservés grâce à une série de préconditions — particulièrement la cohésion, le sens de communauté — permettant à la solidarité de fonctionner. Nous voici de fait arrivés à un moment de l’Histoire où, après avoir vécu une période mondialiste, atomisante, rompant toutes les structures et associations, celle-ci est désormais réévaluée, et même remise en cause dans tous les pays européens. Une culture, une tradition, un patrimoine partagés au niveau national sont autant de valeurs sans lesquelles les sociétés ne peuvent demeurer des démocraties, au point qu’après soixante ans de déracinement, elles resurgissent, telles une essentielle nécessité.


Vous avez rappelé mon âge, mais ma prise de conscience date d’avant mes 20 ans : le déclencheur a été pour moi l’assassinat de Pim Fortuyn, fondateur du mouvement populiste LPF, le 6 mai 2002 à Hilversum, qui eut pour conséquence l’exact inverse de ce que voulait l’agresseur : 26 députés de la LPF furent aussitôt élus à l’Assemblée. Pim Fortuyn était un homme « libéré », tant au plan politique que sexuel, qui défendait l’État-nation, critiquait Schengen et mettait en garde contre l’immigration à tout-va. Lorsqu’il a été abattu au prétexte qu’il aurait voulu « faire des musulmans des boucs émissaires », j’ai saisi en ces heures tragiques que l’ancienne contradiction gauche-droite avait volé en éclats, que le débat entre étatisme et libéralisme était devenu secondaire, et que le véritable enjeu de nos destins était désormais entre les mondialistes et les patriotes : les nouveaux nomades et les sédentaires. Trois ans plus tard, les peuples français et néerlandais ont sanctionné par un « non » formel le référendum sur le grand saut d’un gouvernement européen. Il fallait donc approfondir cette question de l’État-nation contre la mondialisation et le supranationalisme. C’est ce travail que j’ai pris sur mes épaules avec ce livre.

Comment analysez-vous le pouvoir au sein de l’Europe ?

Je le vois comme une tyrannie douce, bureaucratique, apportant le malheur à notre continent. Comme nombre de Français qui ont le goût de l’abstrait, vous avez dit « Europe » : encore faut-il s’entendre sur les mots. Alors que l’Union européenne (UE) est une institution œuvrant inlassablement à l’harmonisation des lois et au nivellement des cultures en les soumettant au centralisme bureaucratique, l’Europe proprement dite est un vieux continent aux multiples cultures qui, de la conquête romaine jusqu’au XXe siècle, a toujours résisté à l’unification. L’opposition conceptuelle est donc radicale entre l’Europe des nations et la lente fusion opérée par l’UE. Que l’Europe soit refondue sous des instances supranationales et antidémocratiques va à l’encontre de toute son histoire, de ses valeurs, de son identité.

En quoi l’Union européenne est-elle selon vous antidémocratique ?

Au-delà d’une certaine échelle, quand on en arrive à des centaines de millions d’habitants dont les langues, les traditions, les modes de pensée, les potentiels économiques sont radicalement différents, la démocratie est inapplicable. Si la France fusionnait demain avec la Bulgarie en se dotant d’un parlement commun, cette instance serait paralysée par la disparité des projets politiques et le gouffre culturel séparant les deux pays. Cela fait maintenant presque trois quarts de siècle que nous sommes déconnectés du concept de diversité européenne, fondement même de notre histoire ; or, c’est précisément de la rivalité entre les nations qu’est venu notre progrès. La Réforme et les Lumières se sont développées en raison des différences de juridictions et de la volonté d’échapper à la censure. C’est ainsi qu’entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des livres essentiels ont été publiés à Amsterdam et à Leyde. Le Portugal, la France, l’Espagne, l’Angleterre et les Pays-Bas ont accédé à la prospérité en grande partie grâce à la compétition sur les mers. Idem pour la révolution industrielle, où la rivalité entre nations fut essentielle. Et voici qu’on veut aujourd’hui faire table rase de notre histoire par le biais d’un logiciel qui ne prend en compte que les chiffres, et l’agrandissement d’échelle considéré comme une panacée. Il y a un fond de pensée postmarxiste dans le projet européen, qui veut que la fusion des forces de production conduise inéluctablement à la convergence des cultures, alors que l’expérience prouve le strict contraire. La Grèce montre actuellement sa vive aversion pour l’Allemagne et, plus globalement avec la crise de l’euro, on peut craindre un déchirement entre les pays du nord et ceux du sud.

Quelles définitions donneriez-vous d’une frontière et de sa fonction ?

Une frontière distingue entre un « moi » et un « toi », un « nous » et un « vous », permettant de vivre ensemble en bons voisins. C’est, comme le dit Pascal Bruckner, un combat qu’on enterre, un ancien ennemi qui deviendra un égal respecté. D’un point de vue géographique, les frontières délimitent une juridiction et un mode de vie et marquent l’amorce d’une autre réglementation et d’une autre culture. On ne le répétera jamais assez : la frontière est la condition de l’exercice démocratique. Or, depuis des décennies, nos États-nations sont progressivement démantelés par le supranationalisme, qui exige de céder des pans entiers de leurs prérogatives à des organisations et des tribunaux internationaux, et par le multiculturalisme qui tient pour nécessaire l’accueil massif de populations de cultures diverses.

Tout est vu désormais au prisme des Lumières universalistes, particulièrement au sein de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont le tort intellectuel majeur est le souverain mépris pour les cultures nationales. N’en déplaise aux grands principes, de même qu’il n’y a pas de peuple supranational, il n’existe guère de justice supranationale. L’équité, les raisons graves, les dommages subis sont autant d’éléments à apprécier à l’aune des cultures locales, et ne sauraient être traités par des jurisprudences venues d’ici et d’ailleurs. Que la CEDH s’englue dans des gloses slovènes plutôt que de faire référence à la grande tradition de Spinoza en matière de liberté de la presse ou de critique de la religion au Pays-Bas est un non-sens. Avec ses juges provenant de 47 pays, ladite Cour est devenue le bazar des opinions. À tout le moins pourrait-on limiter les dégâts avec une meilleure pondération des votes pour ses jugements : 50 % plus une voix étant en soi une quasi-violation des droits de l’homme, pourquoi ne pas exiger les deux tiers ou même les trois quarts des voix ? On pourrait aussi déterminer que les jugements porteront sur des dommages réels et non sur des questions inhérentes aux cultures. Enfin, pourquoi ne pas donner à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe la responsabilité d’une vérification supplémentaire sur le corps de jurisprudence, par le biais d’un vote annuel ? On limiterait ainsi sérieusement les débordements de la Cour, tout en gardant les bons principes dont elle était l’expression.

Quel est à votre sens l’avenir de l’Union européenne ?

D’abord, je suis frappé que, dans le débat sur l’UE, on persiste à dire et à vouloir faire croire qu’il s’agirait d’une institution « nouvelle », que nous n’aurions « jamais vue », alors que tel n’est pas le cas. C’est un point que je montre dans mon livre : l’Union européenne est un exemplum generis d’organisation supranationale sciemment organisée, un artefact technocratique à l’instar de la CEDH, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de la Cour pénale internationale (CPI), etc., dont le tropisme final sera de fusionner entre elles et avec les États membres. Or, toutes les organisations supranationales sont fondamentalement — et délibérément — instables, dès lors qu’elles ne cessent d’accroître leurs pouvoirs. Suivant les traces de Jean Monnet, qui avait mis au point un lent mais inéluctable processus fédéraliste, nos politiciens avancent masqués. On a l’habitude de considérer que l’UE a assuré la paix en Europe et que « le nationalisme, c’est la guerre », selon le mot fameux de François Mitterrand, mais cette vision confond tout. Les grandes guerres européennes, de Napoléon jusqu’à celles des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, de Hitler et de Mussolini, eurent pour fondement l’ambition de dominer le continent — autrement dit l’instauration d’un empire rassemblant des nations diverses au sein d’une structure politique centralisée. L’État soviétique eut, lui aussi, une telle ambition — étant l’expression d’une idéologie postnationaliste où l’ouvrier n’avait pas de patrie. C’est précisément pour cela qu’il était aussi dangereux, ne reconnaissant aucune frontière nationale, aucune tradition, aucune histoire. Lorsque les États-nations sont privés de leur souveraineté et que leur identité nationale est sous contrainte, cela mène toujours au conflit. L’UE représente un nouvel effort pour centraliser le continent, pour fonder un « empire », dans une perspective idéologique postnationaliste aux effets tragiquement contre-productifs.

Quelle peut être l’organisation de l’Union européenne par rapport à son immigration ?

Ce n’est précisément pas à l’Union européenne d’être partie prenante ! À chaque pays de développer sa politique d’immigration en insistant sur les programmes d’assimilation, urgence d’autant plus prégnante que les nouveaux immigrés sont sans liens culturels avec l’Europe. Dans cette optique, il faudra clairement s’interroger sur les différences entre christianisme et islam. En faisant des croyances un concept abstrait, sous le terme générique de « religion », les Lumières nous ont déshabitués à faire le distinguo. Alors que la figure centrale du christianisme est l’homme de paix qui tend l’autre joue, dans l’islam, l’homme est un combattant, un prosélyte qui fait la guerre. Alors que le christianisme distingue la cité de Dieu et la cité de l’homme, qu’il rend à César ce qui est à César et reconnaît la séparation entre l’Église et l’État, l’islam, quant à lui, ne connaît qu’un livre de loi, la charia. Pour la majorité des musulmans, elle est sacrée, suprême, et pour les radicaux elle doit être la loi du monde, à établir avec le califat. Pour ce qui est des textes, le Nouveau Testament consiste en quatre Évangiles écrits par des apôtres témoignant du fils de Dieu. Un tel livre est par définition sujet à interprétation, puisqu’il est lui-même une interprétation. À l’inverse, pour les musulmans, le Coran a été dicté au Prophète par Dieu lui-même. Autant de distinctions qui ont été gommées par le concept global de religion. En Europe, nous n’en parlons pas suffisamment, alors qu’il est plus que temps d’y réfléchir, et cela, sur le plan national. Nous sommes encore sous l’emprise des tabous. On a peur de s’interroger car, en vérité, on craint les réponses. En tout état de cause, il faudra mettre toutes ces questions — les vraies questions — à l'ordre du jour.



Indispensables frontières. 
Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie
de Thierry Baudet,
préface de Pascal Bruckner
aux Éditions du Toucan,
à Paris,
587 pages,
39,95 $.







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