dimanche 28 février 2021

Analyse du désarroi des classes moyennes blanches aux États-Unis

La traduction du succès de librairie d’Anne Case et Angus Deaton, Morts de désespoir, arrive tardivement en France. Leur analyse du désarroi des classes moyennes blanches aux États-Unis reste cependant d’actualité. Recension par Charles Jaigu.

C’est peut-être parce qu’Angus Deaton est un enfant de la méritocratie, le fils d’une famille écossaise modeste, qu’il est si attentif aux pannes spectaculaires de l’ascenseur social dans son pays d’adoption. Il a reçu le Nobel d’économie en 2015, au moment où il publiait avec Anne Case, son épouse, elle aussi économiste à l’université de Princeton, une étude troublante sur la baisse de l’espérance de vie aux États-Unis, pour la première fois depuis plus d’un siècle. [Cette baisse de l’espérance de vie aux États-Unis s’est prolongée pendant les six premiers mois de 2020, sans que cela soit soit le seul fait de la Covid qui n’a eu un effet notable qu’à partir de mars 2020. Dans la première moitié de 2020, l’espérance de vie à la naissance pour la population américaine était de 77,8 ans par rapport à 78,8 ans en 2019 et à 78,9 ans en 2014. L’espérance de vie à la naissance pour les hommes était de 75,1 ans au premier semestre 2020, représentant une baisse de 1,2 an, par rapport à 76,3 ans en 2019. L’espérance de vie s’établit désormais à 78,0 ans pour les blancs (non hispaniques), 79,9 ans pour les Hispaniques (oui, supérieur aux blancs) et 72,0 ans pour les noirs.] 

À ce premier constat s’ajoutait un autre, encore plus déroutant. La hausse des morts concernait les Blancs n’ayant pas fait d’études supérieures.

Les primeurs de ce livre sont aujourd’hui éventées. Les deux indicateurs de la crise du modèle américain sont devenus un cliché connu de tous. Mais l’enquête conserve un intérêt, au moment où « les minorités visibles » s’affirment aux États-Unis avec de plus en plus de radicalité. La majorité invisible, blanche, puisqu’il faut lui donner une couleur par défaut, continue de glisser dans la dépression. Deaton souligne que la perte de la position dominante des Blancs vis-à-vis des minorités explique en partie leur sentiment de dépossession. Mais cette raison s’ajoute à tant d’autres, qui sont mises bout à bout et dressent le tableau d’un phénomène strictement américain de multiplication des « morts par désespoir » chez les Blancs peu éduqués.

Car c’est en Amérique que les classes moyennes et ouvrières se sont laissé engloutir dans un cycle de suicides, d’alcoolisme, de toxicomanie aux drogues et aux opioïdes. On le sait, ce malaise a débouché sur l’élection de Donald Trump. Ce dernier n’avait pas hésité à brandir l’étude de Deaton et Case pendant la présidentielle de 2016. Le couple avait fait savoir qu’ils n’approuvaient pas le protectionnisme bravache du futur président américain. Deaton nous le redit lors d’un échange de courrier électronique : « Le protectionnisme ne permet pas de recréer le vieux monde des emplois de qualité, c’est une solution populiste classique qui détruit l’objectif qu’elle s’est fixé. »

Dans un livre précédent, La Grande Évasion, Deaton louait l’instinct de survie qui a permis à l’humanité d’inventer le capitalisme pour s’évader d’une « prison » faite de misère et de vies trop brèves. Ce livre en est l’antithèse. Après la lumière, il décrit les ombres au tableau. Il est vrai que, depuis 1989, le capitalisme est seul face à lui-même. Il est plus difficile de bien se tenir quand on n’a pas face à soi un adversaire qui vous défie. L’Amérique des trente dernières années a concentré tous les excès d’une progressive déréglementation, notamment de l’éducation, de la santé, de l’énergie, mais aussi des impôts.

Deaton et Case montrent qu’il y a désormais une muraille de Chine entre les détenteurs d’un diplôme universitaires (soit 33 % des plus de 25 ans), qui raflent les augmentations de salaire et le prestige social, et ceux qui n’ont pas eu accès aux études supérieures : « Les gagnants sont encouragés à considérer leur réussite comme leur propre fait, comme la mesure de leurs mérites, et à mépriser ceux qui ont eu moins de chance », nous écrit-il. Finalement, « plus personne ne parle pour les humbles. » Cela rappelle bien des débats depuis les « gilets jaunes », mais l’état des lieux de la classe moyenne américaine blanche est sans commune mesure avec celui des autres pays développés. C’est une véritable marche funèbre : « Il n’y a qu’aux États-Unis que l’on constate l’augmentation du nombre de ces morts par désespoir ; les systèmes européens, même s’ils sont très chers, évitent cela. »

L’urgence n’est pas l’impôt, mais le droit, les règles, et le retour des régulateurs

Résumons : perte du statut de l’homme blanc, écrasement des salaires, évanouissement des églises et des syndicats. Trop de ressorts se sont cassés au pays des opportunités pour tous. C’est pourquoi les auteurs refusent d’accuser la mondialisation. Pour eux, la cause du mal est l’effondrement des institutions régulatrices qui ont laissé régner les lobbys prédateurs. Ce livre est un réquisitoire en règle contre les passe-droits d’une méritocratie devenue cynique et arrogante. « Wall Street » est allé trop loin par rapport à « Main Street ». « Nous dénonçons la recherche de rentes et la légalisation du vol par des entreprises ou des particuliers qui obtiennent des avantages réglementaires exorbitants au préjudice du plus grand nombre. Les compagnies pharmaceutiques ont tous les droits, notamment de commercialiser des médicaments qui tuent », résume Deaton.

Car l’une des raisons de cet abandon de la promesse d’une prospérité partagée est le Far West médical qui s’est développé au pays qui jadis cultivait comme les autres le « welfare state ». C’est la thèse centrale du livre : le système de santé américain marche sur la tête. « Les systèmes de santé sont en difficulté partout, et la surconsommation des soins que l’on voit en France à cause de l’accès gratuit est un problème, mais les Américains ont le pire de tous », nous répond-il, « la France dépense 11,3 % de son PIB, et les États-Unis 18 %, et elle obtient de bien meilleurs résultats. » L’OCDE a en effet depuis longtemps classé le système de santé américain « parmi les moins performants ». Il n’empêche pas la baisse de l’espérance de vie depuis 2014. La pandémie ne fait que révéler ces dysfonctionnements dramatiques.

Que cela ne soit pas une cause d’autosatisfaction en France. La gestion de la pandémie a beaucoup laissé à désirer, alors que la part du PIB consacrée à la santé est la plus élevée d’Europe. Déjà, certains demandent plus d’impôts et plus de dépense publique pour « sauver l’hôpital ». Il ne faut jamais rater une occasion de dénoncer cette obsession française pour la redistribution punitive. Mais le cas américain est à l’autre bout du spectre. La hausse des impôts des plus riches aux États-Unis aurait certainement un sens. Pourtant les auteurs n’en font pas une priorité : « Nous ne pensons pas que la fiscalité soit la
solution contre ceux qui abusent ; le moyen d’arrêter les voleurs est de les empêcher de voler, et non d’augmenter leurs impôts »,
écrivent-ils. Autrement dit, l’urgence n’est pas l’impôt, mais le droit, les règles, et le retour des régulateurs. Ce point avait pourtant été compris par tous après la crise de 2008. Mais la leçon a été très vite oubliée aux États-Unis, chez les banquiers, dans la « Big Tech », ou la « Big Pharma ». Les lois antitrust doivent être réinventées aux États-Unis. « Il y a des abus, soit dans les domaines où les marchés sont inefficients, comme la santé, soit dans le domaine des techniques numériques, où le statu quo engendre des positions dominantes qui posent un problème de fond. La pression est très forte aux États-Unis, et des changements vont intervenir, même si personne n’en connaît encore les modalités », conclut Deaton.

Morts de désespoir,
par Anne Case et Angus Deaton,
publié le 24 février 2021,
aux Presses universitaires de France,
à Paris,
396 pp.
ISBN-10 : 2 130 827 357

 

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