jeudi 23 novembre 2017

Multiculturalisme : rhétorique du vivre ensemble, réalité de la séparation spatiale

Théoricien de la « France périphérique », Christophe Guilluy décortique la façon dont les classes populaires gèrent, sous contrainte, mais habilement, les problématiques du multiculturalisme.

Guilluy — [...] Dans nos pays, le PIB continue d’augmenter, de faire prospérer les grandes villes et ceux qui y vivent. Ce modèle contribue à concentrer essentiellement l’emploi et les richesses, tandis que, dans les territoires de la France périphérique, le processus de désertification du travail se poursuit. C’est logiquement sur ces territoires, qui ont beaucoup bénéficié de la redistribution, que se pose avec le plus d’acuité la question de la raréfaction de l’argent public.

L’Express — Si vous dites vous-même que le modèle fonctionne...

Guilluy — À la nuance près qu’il ne fait pas société. L’industrie avait une vertu aménageuse ; la richesse était géographiquement mieux répartie. La nouvelle division internationale du travail et les effets territoriaux qu’elle a eus dans toutes les sociétés occidentales ont tout simplement fait disparaître la classe moyenne au sens culturel — c’est-à-dire, dans notre pays, au sens des « 2 Français sur 3" de Giscard. Cela ne veut pas dire qu’avant il n’y avait pas d’inégalités.

Même pendant les Trente Glorieuses, il y avait bien sûr des riches et des pauvres, une France d’en haut et une France d’en bas, mais les gens vivaient mieux avec cette idée, car il y avait des passerelles, des contacts du quotidien, et aussi des perspectives pour les enfants... Aujourd’hui, la France des métropoles a fait sécession. Et, parallèlement, les milieux populaires sont, eux, dans un processus de marronnage [le marron est l’esclave qui a fui dans les bois pour y vivre libre], c’est-à-dire qu’ils n’attendent plus rien du monde d’en haut. En tout cas, la classe moyenne a explosé. Fini !

Politiquement, cela a eu un effet immédiat : on assiste à un processus de désaffiliation progressive des catégories sociales au rythme de leur sortie de la classe moyenne. D’abord les ouvriers, qui s’abstiennent ou votent FN [Front national], puis les employés... Seuls résistent les retraités et les fonctionnaires : des catégories encore protégées des effets de la mondialisation.

« Je ne connais pas de bobos qui aient choisi de s’installer dans une barre du 9-3. [département avec une forte population immigrée] »

 
L’Express — Cela dit, le FN traverse une crise dans laquelle il semble sérieusement englué. Certains y voient la preuve de l’existence du fameux plafond de verre...

Guilluy — Désolé, mais, pour moi, ce sont des conversations de salon. Qu’est-ce qui fait qu’un électeur vote populiste ? La combinaison de deux insécurités : l’insécurité sociale, et l’insécurité culturelle. Si vous avez l’une sans l’autre, vous n’avez pas le vote populiste. Cela a été très visible avec le comportement des électeurs de Fillon au second tour de la présidentielle.

Le candidat de la droite, qui a fait une grande partie de sa campagne sur le combat contre l’islam radical, s’adressait bien à un électorat qui craint que sa culture, ses valeurs soient mises à mal par la progression d’un autre mode de vie importé par l’immigration. Mais, au second tour, cet électorat a voté Emmanuel Macron comme un seul homme. Pourquoi ? Parce que le principe même du vote populiste est de considérer que vous n’avez rien à perdre et tout à gagner à renverser la table.

Or vous ne renversez pas la table quand vous avez un patrimoine, ou même juste une sécurité économique à préserver. C’est ce qui a joué encore cette fois pour les retraités ou les fonctionnaires : ils ne sont pas riches — le prétendre est une erreur —, mais, jusqu’à maintenant, ils jouissaient d’une certaine garantie de leur train de vie.

Or, avec sa politique de serrage de vis, Emmanuel Macron est en train de s’en prendre exactement à cette garantie-là. C’est électoralement suicidaire. La France d’en haut est en train de scier la branche sur laquelle elle est assise. Sur le temps long, quand vous aurez des retraités à 500 euros mensuels, ils ne constitueront plus ce barrage contre le vote populiste.

[...]

Personnellement, la seule chose que je vois, c’est un mécanisme mondial lent qui déstructure toutes les sociétés occidentales et qui va peu à peu concerner toute l’ancienne classe moyenne. Aux États-Unis, cela s’est traduit par l’élection de Donald Trump. Et au Royaume-Uni, par le Brexit. Quant à la France, croire que l’électorat populiste s’est évaporé avec l’écrasement de Marine Le Pen relève de la pensée magique. Qui vous dit, d’ailleurs, que n’émergera pas un candidat populiste qui ne viendra d’aucun parti ? Une sorte de « ni droite ni gauche » d’en bas, symétrique en tout point à celui d’Emmanuel Macron ?

Chez nous, la bascule électorale dépend, à terme, des fonctionnaires — tout de même 22 % du salariat ! – et des retraités, voilà tout. Or, avec sa stratégie de dégraissage, le gouvernement tape sur l’électorat « protégé », c’est-à-dire celui qui protège, en réalité, le monde d’en haut. Je le redis : c’est suicidaire. Électoralement, Emmanuel Macron ne s’en sortira pas avec les « winners ». Parce que les gagnants — les cadres, les professions libérales, etc. —, c’est 20 % au maximum...

[...]

Prenez la question de l’immigration. Elle est intéressante : c’est une question obsédante dans les classes populaires, et pas seulement chez les Blancs, contrairement à ce qu’on rabâche en permanence. La notion d’insécurité culturelle, je l’ai théorisée il y a vingt ans pour répondre aux interrogations d’un bailleur social qui faisait face à une explosion des demandes de relogement dans des quartiers HLM où il n’y avait pas forcément de problèmes de sécurité.

Ces demandes — qui n’ont cessé d’augmenter depuis — n’émanaient pas et n’émanent toujours pas de la seule classe moyenne blanche ! Beaucoup viennent aussi de familles maghrébines qui ont connu une ascension sociale et qui demandent à déménager quand le quartier se transforme avec l’arrivée d’une immigration venue d’Afrique subsaharienne, par exemple. La délicate question de l’altérité et de sa gestion au quotidien quand elle devient majoritaire ne s’arrête pas à telle ou telle origine ou communauté.

Mais ce genre de nuances, ces entorses au manichéisme ne font jamais leur chemin jusque dans les colonnes des journaux ou jusque dans les discours des politiques respectables. D’en haut, on considère cette obsession pour les flux migratoires comme indigente : elle relèverait au mieux de la bêtise — « les petites gens se font monter la tête par les semeurs de haine » —, au pire du racisme spontané. Aujourd’hui, il y a un certain discours antifasciste qui relève simplement du mépris de classe.

L’Express — On fait souvent le reproche aux bobos d’être des Bisounours déconnectés des réalités... Or certains habitent dans des quartiers populaires mélangés. À Montreuil, à Gennevilliers, ou dans des quartiers parisiens comme la rue Jean-Pierre-Timbaud. Ils ne sont pas déconnectés, et ils revendiquent de tenir bon sur la mixité...

Guilluy — Je ne nie en aucun cas qu’ils sont animés par la bienveillance et la générosité — que certains n’ont pas très discrètes, néanmoins... Seulement, la réalité, c’est qu’il est facile de gérer le vivre-ensemble quand on habite dans des endroits où le multiculturalisme possède des frontières invisibles. D’abord, les bobos ne quittent pas les lieux où « ça se passe », les lieux où la richesse se crée, où la police fonctionne, etc. Je n’en connais pas qui aient choisi de s’installer dans une barre HLM de la cité des 4000 à La Courneuve ! Non, ils restent dans les métropoles ou les banlieues très proches.

Or quand vous achetez un appartement dans un immeuble rue Jean-Pierre-Timbaud, dans le XIe arrondissement parisien, pour reprendre cet exemple, vous devez tout de même débourser de 400 000 à 600 000 euros... Automatiquement, vous êtes assuré d’avoir un voisinage de palier qui vous ressemble, car il est évident que la famille d’immigrés tchétchènes fraîchement arrivée, elle, n’aura pas les moyens de ce ticket d’entrée et sera plutôt logée dans un HLM non loin, mais distinct. Voilà bien une frontière invisible de la cohabitation.

Et c’est pareil pour l’école : beaucoup des thuriféraires du vivre-ensemble pratiquent la séparation de fait, en s’extrayant des contraintes de la carte scolaire. Par piston, ou par le recours aux « trucs et astuces » pour initiés, comme l’inscription dans une filière internationale ou le choix d’une langue rare. Bref, les bobos ont tous les outils pour vivre la mixité. C’est pourquoi je dis souvent que le multiculturalisme à 10 000 euros par mois, ça n’est pas la même chose que le multiculturalisme à 1000 euros par mois. Or c’est vraiment ce qui divise le ressenti français aujourd’hui : la capacité ou non de gérer le multiculturalisme qui existe de facto dans notre pays.

L’Express — Beaucoup d’intellectuels débattent, justement, de ce que nous serions en train de basculer vers un modèle multiculturaliste. Mais, pour vous, c’est un faux débat : nous y serions déjà...

Guilluy — Bien sûr que nous y sommes ! Sans que ça n’ait été le projet de personne, notez. Dans les pays développés, il y a un modèle économique unique — la mondialisation — et un modèle sociétal unique : le multiculturalisme. [Note du carnet : affublé du terme d’« interculturalisme » au Québec] Quelle que soit la spécificité autochtone qui préexistait — le communautarisme à l’anglo-saxonne, le républicanisme assimilationniste français, etc. —, ce multiculturalisme pose partout les mêmes questions et engendre partout les mêmes inquiétudes.

Face à une démographie de voisinage qui se transforme, l’angoisse naturelle de chacun, quelles que soient sa culture ou sa religion, est de ne pas savoir s’il va devenir minoritaire. Être ou ne pas être minoritaire : telle est la question, aujourd’hui... Parce que quand on l’est, on dépend de la bienveillance de la majorité. Quand on est minoritaire, on se pose des questions comme « Est-ce que je dois baisser les yeux ou pas ? », « Est-ce que je peux draguer la sœur de mon copain ou pas ? », « Est-ce que lui peut draguer la mienne ? », etc.

Les règles du jeu changent, et, comme elles sont non dites et invisibles, cela génère de la complexité et de l’inquiétude, auxquelles on préfère se soustraire, en déménageant et en se regroupant entre semblables. Non par xénophobie, mais parce que c’est plus simple. Quand on turbine huit heures comme magasinier à Auchan, on n’a pas envie de gérer l’interculturel quand on rentre le soir. C’est hypercomplexe. Je sais : dire ça, en France, c’est déjà trop. Et pourtant, oui, c’est hypercomplexe.

[...]

Plus qu’une guerre des civilisations, je crois que les gens essaient de gérer le choc des « bleds » : voilà ce qui se passe « en bas ». Et, honnêtement, ils ont évité cette guerre civile. Pour une raison simple : parce que personne ne veut la guerre. On est loin de la société Benetton, d’accord, mais on démine l’affrontement.

L’évitement, c’est une gestion contrainte, mais hypersubtile du multiculturalisme. Une gestion adulte, en opposition avec la vision totalement infantile en cours dans la France favorisée. Pour cette dernière, les questions multiculturelles, c’est soit la guerre civile soit le monde de Oui-Oui. Soit les années 1930, soit le métissage pour tous. Et chacun doit choisir son camp camarade : es-tu du côté de la guerre ou du côté de l’amour ?

C’est pourquoi les classes populaires ne prennent plus les élites — intellectuelles, universitaires, et médiatiques — au sérieux. Ces dernières passent leur temps à infantiliser la France d’en bas, mais c’est leur lecture à elles qui s’avère binaire.

Christophe Guilluy en bref

Géographe de terrain, il fouille depuis vingt ans les fractures françaises — auxquelles il a consacré un atlas en 2000. Il est notamment l’inventeur du concept d’« insécurité culturelle », qu’il enrage épisodiquement de voir caricaturé.

Mais c’est surtout son travail sur la France périphérique qui l’a fait connaître du grand public. En 2004, il a consacré un ouvrage à ces classes moyennes défroquées, grandes perdantes de la mondialisation, obligées de s’exiler en lointaine banlieue (La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion). Ce travail lui vaut d’être souvent cité par les politiques... quand ils sont en campagne.

Source : L’Express (entretien complet)

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