lundi 14 mai 2012

ECR — Appel de la cause Loyola, les trois juges en délibéré

Dura lex, sed lex
Le bâtiment de la Cour d’appel du Québec est un bâtiment néo-classique à l’élégance sévère. Sa façade est composée de quatorze colonnes de style dorique en granit. Gravissant les degrés de l’escalier, le visiteur traverse d’abord l’hémicycle du porche dans l’œuvre où trônent deux grandes torchères de bronze puis les deux lourds vantaux du portail couverts de bas-reliefs allégoriques représentant la justice, le châtiment et la vérité. En haut d’un des battants, la maxime gravée « Dura lex, sed lex ».

Le contrôle de sécurité se situe à l’entrée de la salle des pas perdus. Cette grande bâtisse est quasi vide en cette matinée printanière enfin clémente. On croise quelques avocats qui se précipitent vers leur vestiaire pour y revêtir leur toge et achever leurs derniers préparatifs. Des parents commencent à arriver et à se rassembler devant la salle d’audience où trois juges entendront l’affaire du collège Loyola. Il est 9 h 30, on ouvre les portes.

Le bas de la salle est couvert de lambris, au fond le banc des juges et derrière celui-ci un panneau de bois qui devait accueillir un grand portait désormais absent et puis, bien haut, les armoiries du Royaume-Uni supportées à dextre par un léopard et à senestre par une licorne au pied desquels on peut lire « Dieu et mon droit ». La salle est éclairée par un grand plafonnier d’albâtre en forme de vasque parcourue de veines brunes ainsi que des appliques dans ce même style Art déco.

La salle des pas perdus

Les procureurs s’installent à l’avant de la salle d’audience : d'un côté, Me Benoît Boucher et une assistante qui restera silencieuse tout au long de l’audience représentent le ministère de l’Éducation, de l’autre côté, Me Jacques Darche et Me Mark Phillips pour le collège Loyola. Derrière les avocats quelques travées de bancs occupées par l’assistance, une quinzaine de personnes. Du côté du gouvernement, quelques personnes seulement dont M. Jacques Pettigrew, le responsable du programme ECR au MELS, en face, derrière les avocats de l'école, deux jésuites du collège, plusieurs membres de la famille Zucchi dont un des garçons était inscrit à Loyola et le directeur de l’école, Paul Donovan, ainsi qu’une petite demi-douzaine d’autres personnes. Aucun journaliste apparemment.

Les trois juges font leur entrée. La salle se lève. Les magistrats s’asseyent. Au centre, le juge qui mènera les débats : le juge Allan Hilton, un sexagénaire à la mince chevelure blanche, à sa droite le juvénile Richard Wagner aux cheveux châtain et à sa gauche Jacques Fournier, un quinquagénaire, dont la nomination récente avait été qualifiée d’« incompréhensible » par Yves Boisvert, le chroniqueur judiciaire de La Presse.

La plaidoirie du Monopole de l’Éducation

Le procureur Me Boucher, personnage sec aux cheveux poivre et sel, prend la parole. Il veut faire renverser la décision du juge de première instance, Gérard Dugré, qui avait vu la victoire du collège Loyola : le gouvernement aurait dû considérer le cours de religions du monde que cette école donne depuis de nombreuses années comme équivalent au programme ECR. Le juge Dugré avait également déclaré que, sur un plan constitutionnel, en imposant un cours non confessionnel le Ministère violait la liberté de religion de Loyola, qui est protégée par les Chartes des droits et libertés du Canada et du Québec.

L’avocat du ministère avance de manière éloquente les arguments du gouvernement du Québec. Il maîtrise bien son dossier et n’affiche aucune nervosité. Pour Me Boucher, le juge de 1re instance aurait dû s’en tenir au seul volet administratif et ne pas aborder l’aspect constitutionnel de la question.

Rappelons qu’en première instance le gouvernement a perdu son procès parce que le juge Dugré a considéré que le programme de Loyola était équivalent au programme ECR puisqu’il avait les mêmes objectifs et abordait la même matière et que l’exigence imposée par un fonctionnaire, M. Pettigrew présent dans la salle ce matin, que le programme doive être non confessionnel dans son approche allait trop loin et n'était pas prévu par la Loi. En effet, selon le magistrat, dès qu’une équivalence selon le sens commun était constatée, le ministère devait octroyer l’équivalence (c’est ce que techniquement on appelle un « pouvoir lié »), il ne pouvait ajouter d’autres critères de manière discrétionnaire.

Benoît Boucher rappelle qu’en vertu de la Loi sur l’instruction publique (article 461) : « Le ministre établit … les programmes d'études […] Ces programmes comprennent des objectifs et un contenu obligatoires  ». Pour l’avocat du gouvernement, il est donc évident que le ministre est le mieux placé pour décider de l’équivalence. En outre, l’article 111 7° de la Loi sur l’enseignement privé prévoit que le gouvernement peut « exclure, aux conditions que ce dernier peut déterminer des » « établissements » de certaines dispositions.

Le juge Hilton ajoute alors qu’« il y a des options », laissant entendre qu’il n’y a pas automaticité d’équivalence et nul pouvoir lié.

Pour Me Boucher, le juge Dugré fait ce qu’il reproche au ministre : il interprète le sens des mots à sa manière.

La démonstration de l’avocat du MELS s’engage alors sur la question de savoir quelles pouvaient être les limites de ce pouvoir discrétionnaire ? Il ne fallait pas que la décision soit injuste ni irrationnelle. Or est-ce qu’on affaire à une décision injuste et irrationnelle quand on considère que les documents soumis par Loyola pour juger de l’équivalence montraient que le cours que donnait l’école n’abordait pas la dimension de « pratique du dialogue », un élément essentiel qui doit être sans cesse mobilisé en ECR dans « la recherche des valeurs communes » ? Cette pratique comprend des connaissances précises telles que reconnaître les obstacles au dialogue (appel au clan, généralisation abusive, etc.) mais aussi différente modalité de « dialogue » comme la table ronde, la délibération ou le débat [qui, en passant, permet d'organiser un peu n'importe quoi à l'école]. Toutes choses absentes des documents envoyés par le collège Loyola lors de sa demande d’équivalence.

Le juge Dugré dans son jugement parle de prétexte pour refuser l’équivalence, mais le programme de Loyola est muet sur la pratique du dialogue. Pour Me Boucher, le juge de première instance a traité ce sujet avec désinvolture tant à l’audience que dans son jugement alors que la ministre a insisté plus d’une fois dans sa correspondance sur l’importance de cette compétence. Est-il déraisonnable de ne pas trouver les programmes équivalents quand une compétence centrale manque ainsi dans le programme proposé par l’école jésuite ?

En outre, à la fois Paul Donovan, directeur de Loyola, le témoin expert Doug Farrow et le parent John Zucchi dénoncent la « posture professionnelle » neutre imposée aux enseignants d’ECR. Or, pour le procureur du Québec, il s’agit là d’un élément clé d’un programme non confessionnel. Il n’était pas « incongru, impertinent » pour le ministre de considérer ces différences et de refuser l’équivalence.

Pour Me Boucher, là devrait s’arrêter le débat : les deux programmes ne sont pas équivalents.

Benoît Boucher s’engage ensuite sur le terrain constitutionnel : tous les élèves de Loyola seraient tenus de suivre le cours de Loyola s’il était déclaré équivalent, or ce cours serait confessionnel et le MELS approuverait donc que des élèves soient obligés d’assister à un cours religieux ce qui serait contraire au principe de laïcité.

Le juge Hilton interrompt l’avocat du MELS avec une question qui le taraude, dit-il, depuis quelque temps : « quel est l’avantage d’être reconnu comme une école catholique privée ? » Boucher de répondre  que cela permet à l’école de donner un cours de religion quelconque optionnel de quatre crédits, mais il ne pense pas que le MELS reconnaisse, par exemple, la catholicité ou le judaïsme d’une école.

L’avocat de la province poursuit : Loyola refuse de contester l’obligation d’enseigner ECR, pourquoi Dugré s’est-il donc penché sur la question constitutionnelle ? Le juge Hilton déclare qu’il s’agit d’un « obiter [dictum] », littéralement « [dit] en passant », à savoir un passage indicatif, une opinion, qui ne justifie pas la décision.

Me Boucher va maintenant se servir de la décision du plus haut tribunal du pays contre les parents de Drummondville pour miner les prétentions de Loyola sur plan constitutionnel. Ce jugement aurait montré qu’en matière de contestation qui invoque la liberté de religion il y a deux volets : une partie subjective portant sur la croyance et une autre objective où la contravention doit être démontrée. Comme la juge de la Cour suprême Deschamps l’a indiqué dans le paragraphe 31 de sa décision, la neutralité absolue n’existe pas, mais le programme ECR serait aussi neutre que possible. On aborde alors les réserves du juge Lebel sur le seul manuel admis par le juge de première instance à Drummondville. Pour l’avocat du gouvernement, les manuels mentionnés par un des experts de Loyola n’ont pas été approuvés et ne peuvent être utilisés en classe. [Note du carnet : c’est faux, ces cahiers d'activités ECR sont considérés comme des « cahiers d’exercices [ils] ne sont pas considérés comme du matériel didactique de base et ne sont pas approuvés par le ministre » mais peuvent être utilisés en classe [voir ici].

Pour Me Boucher, « aucun droit n’est absolu ». Il faut comprendre ici la liberté de conscience et religion.

Le cours ECR est donc aussi neutre que possible, l’argument de Loyola qui attaquait sa neutralité tombe de ce fait pour l'avocat. Le programme est objectif, la posture professionnelle impose l’impartialité que réclamaient MM. Donovan et Zucchi. L’affaire est entendue : les mêmes procureurs que ceux réunis ce jour ont défendu la cause en Cour suprême en arguant les mêmes motifs. Le cours ECR ne contrevient pas à la liberté de religion.

Le procureur du Québec va ensuite jouer sur le fait que Loyola a admis qu’il était d’accord avec la matière à enseigner, les compétences à développer et les objectifs du programme ECR. Loyola aurait tort de craindre ce cours, Loyola peut enseigner son propre programme catholique, avoir une messe pour ses élèves, organiser des retraites...

Selon Benoît Boucher, Paul Donovan a déclaré que, dans les discussions d’éthique, on laissait d’abord toutes les opinions s’exprimer avant de conclure la discussion en rappelant la position de l’Église sur le sujet et les raisons qui l’expliquent. Tout ce que le gouvernement demande c’est de différer cette discussion jusqu’au cours de religion suivant et de maintenir le cours ECR non confessionnel. Est-ce vraiment déraisonnable ? La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire des frères huttérites qui refusaient de se voir photographier pour obtenir un permis conduire — cause qu'ils ont perdue — montre bien que certains intérêts supérieurs (en l’occurrence la sécurité) peuvent l’emporter sur le respect des convictions religieuses.

La contrainte que l’on impose est négligeable et, en ce sens, elle est justifiée par l’intérêt qu’à l’état d’imposer le programme ECR.

Me Boucher va maintenant faire miroiter la crainte pour le tribunal d’ouvrir la boîte de Pandore et de faciliter la contestation des décisions administratives s’il devait confirmer le jugement de première instance. Pour ce faire, il cite un jugement récent de la Cour suprême, Doré c. le barreau du Québec, qui dans son paragraphe 54 intime les juges de « faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits ».

Le procureur gouvernemental s’engage ensuite dans un plaidoyer sur la nécessité pour l’État de « socialiser les jeunes » (comme si les jeunes de Loyola étaient mal socialisés) avec une pléthore de références du gouvernement québécois, de ses comités ou du conseil de l’Europe. Le cours ECR permettrait de comprendre pourquoi des millions de personnes d’une religion pensent d’une certaine façon. Cette description nous semble trompeuse : le programme ECR impose plutôt la connaissance de quelques rites et « phénomènes » religieux superficiels et, pour le reste, prescrit un respect envers toutes les religions, et non la connaissance approfondie et encore moins la compréhension réelle des différents systèmes théologiques ou philosophiques.

Me Boucher conclut en précisant que la liberté de religion, selon lui, ne s’applique pas aux établissements scolaires et que M. Zucchi aurait dû demander une exemption pour son fils à titre privé comme le prévoit l’article 30 Loi sur l’enseignement privé. Le procureur ne précise pas ce qui se serait passé avec cette demande d’exemption, et si l'établissement aurait alors dû la transmettre au ministre, comme le précise ce même article, le programme ECR étant obligatoire, pour se la voir refuser d'office...

Il est un peu plus de midi. La plaidoirie du gouvernement est finie. Me Boucher est visiblement satisfait de lui-même. Pour un auditeur objectif et peu au fait du dossier, son intervention a en effet été convaincante : il n'est pas du tout inconcevable qu'au Québec le Ministère de l'Éducation ait droit à une très large latitude dans l'appréciation des équivalences de programme (après tout nous le surnommons ici le Monopole de l'Éducation) et que certains juges trouvent que l'imposition d'ECR soit tout à fait raisonnable, comme d'autres jugements l'ont montré. On dit d’ailleurs Me Boucher assez fier d’avoir gagné contre la famille de Drummondville dans le même dossier ECR, pourtant sa prestation en Cour suprême y avait été très moyenne (moins bonne qu’aujourd’hui). Selon ce carnet, il y avait surtout bénéficié d’appuis manifestes dès le début de l'audience de juges comme Abella et Deschamps. Cette dernière a rédigé le jugement majoritaire qui nous apparaît superficiel, elle y évite de répondre aux nombreux arguments de la douzaine d'avocats et des trois experts qui défendaient les parents en déclarant tout de go n’avoir rien vu de choquant et aligner quelques poncifs très discutables [voir les critiques de ce jugement ici, ici, ici, ici, ici et ].

Benoit Boucher est donc tout sourire. Sa toge déjà enlevée, il quitte la salle avec son assistante et M. Pettigrew pour aller dîner. Le soleil brille dehors. L’audience reprendra à 14 heures avec la plaidoirie de Loyola.


La plaidoirie du collège Loyola

(À venir)



Voir aussi

Mémoire en appel de la Loyola High School et John Zucchi c. le ministère de l'Éducation, des Loisirs et du Sport

Collège Loyola devant le tribunal : « Nous voulons l'enseigner comme des catholiques »

ECR — Décision favorable au Collège Loyola dans l'affaire qui l'oppose au Monopole de l'Éducation

La décision du juge Dugré (PDF images, 63 pages), (PDF texte interrogeable, 63 pages)

Reportage en neuf langues sur l'affaire du collège Loyola contre le Monopole de l'Éducation du Québec

Détails sur le procès Loyola c. MELS en 1reinstance (lettres, requête, compte rendu des séances, plaidoirie).

Le Devoir interroge un juriste et un philosophe, ils s'opposent au jugement Dugré

Jugement Loyola — Pour Le Devoir et Québec solidaire, il faut une charte de la laïcité

Jugement Loyola — Analyse d'un reportage de Radio-Canada

Joëlle Quérin : « le cours ECR doit être aboli »

La CLÉ réagit au jugement « Loyola »

Jugement Loyola — le ras-le-bol majoritaire s'exprime

Compte rendu de la table ronde « le cours ECR vu par les parents soucieux »

Directeur du collège Loyola : la perspective prescrite en ECR est relativiste



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1 commentaire:

Hibou a dit…

Merci infiniment pour ce compte-rendu!