mercredi 11 août 2010

À propos d'une intervention de Georges Leroux : « L'Éducation libérale : un piège à cons »

Le philosophe Jean Laberge revient sur une intervention récente de Georges Leroux intitulée « Liberté religieuse et liberté de choix »1. Les gras et les intertitres sont de nous.

Lors d’une intervention à un colloque ayant pour thème la liberté, Georges Leroux a livré un texte remarquable. À tout prendre, son intervention est de loin supérieure sur le plan argumentatif à son petit ouvrage prenant la défense du programme contesté d’Éthique et de culture religieuse (ECR). Contesté, le nouveau programme, en vigueur depuis septembre 2008 dans nos écoles, l’est sur plusieurs fronts à la fois. Entre autres, des parents mécontents, réclamant la liberté de choix en éducation, se sont regroupés sous l’égide de la Coalition pour la liberté en éducation (CLÉ). Ils ont porté leur cause devant les tribunaux en demandant que leurs enfants soient exemptés du cours ECR. La CLÉ réclame entre autres choses
  1. Le ré-enchâssement à l’article 41 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne d’une clause qui spécifie que les programmes scolaires doivent respecter les croyances et convictions des parents dans les institutions d’enseignement.
  2. L’ajout de l’article 41 à la liste de ceux auxquels on ne peut déroger, en vertu de l'article 52 de la dite Charte.
  3. La modification de la loi 95 afin que soit redonnée aux parents la liberté de choisir pour leurs enfants un enseignement moral ou religieux à l’école, en accord avec à leurs croyances et leurs convictions.
  4. Que tout cours d’éthique et culture religieuse soit optionnel. (Voir http://coalition-cle.org/lacle.php)
Évidemment, Leroux plaide pour le rejet de ces demandes. Le Québec, argue-t-il, poursuit un lent processus d’épuration menant à un système d’éducation [Note du carnet : qu'il appelle] libérale, non-confessionnelle, où la neutralité quant à l’enseignement des valeurs et des croyances religieuses doit être absolue. Le retour en arrière paraît inconcevable. Par ailleurs, ce processus d’épuration, menant à la neutralité absolue se fonde, selon Leroux, sur deux grands principes : le principe d’égalité et celui de la priorité du bien commun. (On peut contester la compatibilité de ces deux principes, l’un étant de nature « déontologique », l’autre « conséquentialiste »).

Au fond, plaide Leroux, la déconfessionnalisation, la nouvelle mouture de l’article 41 par la loi 95, ainsi que la mise en place d’ECR, s’inscrivent dans ce long processus menant à une éducation libérale pleine et entière visant essentiellement à protéger les minorités de l’endoctrinement et de la discrimination exercée par la majorité. Voilà, en gros, l’argumentaire de Leroux.

Dans ce contexte, le remplacement de l’article 41 par sa reformulation dans la loi 95 en 2000, paraît subsidiaire : c’est tout simplement le rouleau compresseur libéral qui poursuit inexorablement sa marche, aplanissant sur son passage toutes les différences, surtout les privilèges de la majorité (catholique). Dans l’espace public libéral, tous sont dès lors confrontés au pluralisme. Plus personne, aucune église, aucun groupe, ne peut désormais prétendre à la vérité, cela au nom de l’égalité et du bien commun. Voilà comment s’opère la plus parfaite neutralité libérale.

La neutralité est-elle possible ?

La neutralité tant chérie du libéral est-elle possible? Je réponds non. Je pourrais illustrer cette affirmation par une multitude d’exemples. Je m’en contenterai de deux.

Liberté positive et liberté négative

Examinons d’abord la liberté. Le libéral, en effet, opte pour une certaine conception de la liberté, alors qu’il en existe d’autres tout aussi valables. S’il était véritablement neutre, c’est-à-dire véritablement pluraliste, il accepterait ces autres conceptions, mais il n’en accepte qu’une seule. Quelles sont les autres conceptions de la liberté? Depuis Isaiah Berlin (Deux concepts de liberté), on distingue la liberté négative de la liberté positive. La différence entre l’article 41 et la loi 95 fait précisément appel à cette distinction : l’article 41 répondant à une conception positive de la liberté, alors que le nouvel article de la loi 95 répond à la conception négative. En quoi consiste cette différence?

Dans l’article 41[2], il est entendu (« les parents… ont le droit d’exiger… ») que l’État doit mettre en place les conditions pour que s’exerce le droit à la liberté de conscience. Dans le cas de sa reformulation dans la loi 95[3], le même droit doit être désormais entendu comme une protection contre tout enseignement contraire aux convictions morales et religieuses de leurs enfants.

Les parents ne peuvent plus exiger de l’État qu’il mette en place (ou rétablisse) un enseignement confessionnel puisqu’alors l’État, dans un souci d’égalité et de neutralité, se contredirait. Évidemment, en bon libéral conséquent, Leroux applaudit à la nouvelle mouture de l’article 41, car il va dans le sens de la neutralité libérale tant souhaitée. Toutefois, ce faisant, Leroux, et les libéraux comme lui, optent pour la conception négative de la liberté, rejetant du coup l’autre conception. Berlin, lui, tenait les deux conceptions de la liberté comme indépassables ; d’où son pluralisme. Accepter une conception de la liberté pour l’autre, c’est être moniste. [...] En somme, Leroux, qui prône le pluralisme, se trompe car, au fond, c’est un moniste qui s’ignore. Étant moniste, Leroux n’est donc pas neutre.

La position libérale pro-choix est-elle « neutre » ?

Autre cas. Considérons l’avortement. (Ceux et celles qui ont lu quelques pages du philosophe américain Michael Sandel (entre autres Justice, 2009, p. 251 et suiv.) me pardonneront de plagier son objection contre la pseudo-neutralité libérale sur le sujet.)

Au Québec, comme ailleurs, le débat concernant l’avortement fut fort controversé. Il l’est toujours - surtout depuis que Mgr Ouellet en a rajouté récemment sur le sujet. Dans une perspective libérale, ce qui compte dans ce débat houleux, c’est de mettre entre parenthèses le problème moral et religieux afin de trouver une solution qui soit neutre au plan politique. Aussi, contournant la question de savoir si une vie humaine commence avec le fœtus (et à quel moment au juste), la solution libérale consiste à mettre entre parenthèses cette question et à faire valoir le droit égal pour les femmes, et de là, conclure que les femmes doivent être libres de choisir par elles-mêmes si elles veulent ou non avorter. Or, la stratégie libérale est trompeuse, car en adoptant la position « pro-choix », elle ne reste plus neutre sur la question morale et religieuse, car elle affirme implicitement que l’enseignement de l’Église catholique sur le sujet – à savoir que le fœtus est déjà une personne - est fausse. En effet, si l’Église a raison, alors l’avortement est l’équivalent d’un infanticide, et les libéraux doivent alors nous expliquer pourquoi la liberté de choix a préséance sur le droit à la vie et justifie que, chaque année, des milliers de futurs citoyens sont ainsi tués. Ce qui précède n’est pas un argument «pro-vie», mais une objection démasquant la soi-disante neutralité libérale.

Comme je le disais, je pourrais multiplier les exemples (pour d’autres cas, consulter ce site ou référez-vous aux ouvrages de Michael Sandel). Mon second exemple révèle la pensée fourbe libérale puisque, sous couvert de neutralité, le libéral prend implicitement position.

Dans l’espace public libéral, en effet, toutes les morales et toutes les religions sont traitées sur un même pied, en vertu du principe d’égalité. Toutes sont alors dépouillées de leur prétention à la vérité. C’est « le fait du pluralisme raisonnable », pour reprendre l’expression de John Rawls, à laquelle Leroux souscrit sans l’avouer. C’est d’ailleurs pourquoi on accuse avec raison ce pluralisme d’être une forme déguisée de relativisme. Une fois dépouillée de leur vérité, sans se prononcer apparemment sur la vérité ou la fausseté de la question morale ou religieuse en litige, le libéral prend tout même implicitement position.

Accusation de relativisme justifiée

Georges Leroux a parfaitement raison d’écrire que c’est « sur la base d’une accusation de ‘relativisme’ que ces parents attaquent, au nom de la liberté religieuse et la liberté de conscience, la nouvelle formulation de l’article 41. » (p. 204) On les comprend que trop bien, car l’éducation libérale les coince dans un piège à cons où la « vérité » de leur croyance est subrepticement mise entre parenthèses afin de recevoir une solution politiquement acceptable – « raisonnable », comme dirait Rawls [Note du carnet : que Leroux a cité favorablement à plusieurs reprises aux procès ECR, voir aussi cette critique]. L’éducation libérale, en effet, n’a que faire d’une foi religieuse dont la vérité est fondée sur la Révélation. Ce n’est pas la vérité qui intéresse l’éducation libérale mais le respect du droit à la liberté de conscience. C’est d’ailleurs là en quoi consiste la finalité de l’éducation morale et religieuse libérale. ECR n'a pas d'autre finalité.

Au fond, ce que la CLÉ réclame, c’est le respect de la liberté de conscience au nom de la vérité. Il ne saurait en effet y avoir de liberté sans d’abord établir la vérité. Comme disait je ne sais plus qui, la vérité rend libre. Pas de liberté sans vérité. C’est un truisme. Mais pour connaître la vérité, il faut du courage, car la vérité est exigeante. Sur ce point capital, l’éducation libérale n’y prépare absolument pas. La CLÉ a donc des raisons impérieuses de contester ECR.



[1] In Le sens de la liberté, Actes du colloque tenu dans le cadre des Vingt et unièmes Entretiens du Centre Jacques Cartier, sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub et Peter Leuprecht, PUL, 2009, p. 189-208. Le titre de l’intervention de Leroux portait aussi comme titre « La déconfessionnalisation scolaire au Québec et l’article 41 de la Charte des droits et libertés ».

[2] « Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leur convictions, dans le respect des droits de leurs enfants et l’intérêt de ceux-ci. » Cité dans Leroux, p. 194.

[3] « Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions, dans le cadre des programmes prévus par la loi. » Cité dans Leroux p. 194.



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