jeudi 24 octobre 2024

Quand les entreprises américaines déboulonnent leurs politiques diversitaires

Polarisation idéologique croissante, impératifs économiques à respecter… Après avoir voulu surfer sur la vague inclusive de 2020, de plus en plus de grandes entreprises américaines reviennent sur leurs engagements. La diversité, l’équité et l’inclusion sont-elles devenues des vertus trop lourdes pour les affaires ?

C’était il y a trente-quatre ans, en Caroline du Nord. Harvey Gantt perd une élection sénatoriale face à Jesse Helms. Pendant cette campagne, au terme de laquelle il aurait pu devenir le premier sénateur afro-américain de l’État, l’ancien maire de Charlotte avait contacté l’icône américaine la plus populaire du moment, le basketteur Michael Jordan, pour obtenir un soutien public. Jordan, qui avait déjà contribué financièrement à la campagne de Gantt, refuse. L’égérie de la ligne de chaussures de sport Air Jordan, sa poule aux œufs d’or lancée cinq ans auparavant avec Nike, se justifie par une plaisanterie : « Les Républicains achètent aussi des baskets. » Dans l’excellent documentaire The Last Dance, sorti en 2020, Jordan assumait encore : « Je peux envoyer de l’argent, et je l’ai fait. Mais je ne parle pas de quelqu’un que je ne connais pas. » Le mélange de commerce et de politique est une alchimie complexe, surtout aux États-Unis.

Preuve, trois décennies plus tard, avec un changement de cap radical effectué par certains grands noms de l’industrie américaine. Fin août dernier, Brown-Forman annonçait l’abandon de ses politiques internes dites DEI — diversité, équité et inclusion. Dans une lettre à ses employés, l’entreprise américaine, propriétaire du whisky Jack Daniel’s, a annoncé revenir sur ses engagements pris au lendemain des manifestations Black Lives Matter de 2020. Jusque dans son rapport annuel de 2023, flanqué du slogan « Plus audacieux, toujours mieux, tous ensemble », le géant des spiritueux se targuait d’avoir atteint ses ambitions dans ce domaine avec « 43 % de femmes occupant des postes de direction à l’échelle mondiale », « 20 % de personnes de couleur à tous les niveaux de l’organisation » et « une représentation de 3 % pour les employés s’identifiant LGBTQ + ». Se félicitant, sur ce dernier point, d’être en avance sur leur ambition de 6 % d’ici à 2030. Ambition caduque, donc.

L’amorce de la Cour suprême

Venant de la marque la plus emblématique de l’un des États les plus conservateurs des États-Unis, le Tennessee, la décision n’a rien d’étonnant. Mais elle s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large. Tout commence, comme souvent dans ce pays, avec une décision de la Cour suprême — la dernière institution qui résiste, mieux que les autres, à la confiance du peuple. En juin 2023, la plus haute juridiction américaine décide d’invalider les programmes de discrimination positive mis en place dans les universités et les collèges du pays. [Voir États-Unis : la Cour suprême met fin à la discrimination ethnique dans les universités] Les plaignants estimaient que lesdits programmes, en souhaitant donner plus de chances à certaines « races », créaient de facto une discrimination vis-à-vis des étudiants asiatiques, qui pouvaient se voir refuser une admission dans une prestigieuse université face à quelqu’un ayant de moins bons résultats, mais étant d’une couleur de peau plus discriminée qu’eux. La décision, votée à 6 contre 3 notamment grâce aux juges conservateurs installés par Donald Trump, a créé un sillage sur lequel beaucoup ont souhaité glisser. En décembre 2023, le turbulent et loquace Elon Musk publie un gazouillis sur X : « Les DEI doivent DIE », comprendre « doivent mourir ». Le but était d’en finir avec les discriminations, pas d’en installer de nouvelles. Dont acte. Début 2024, le président de la Society for Human Resource Management, la plus grande organisation de ressources humaines aux États-Unis, déclarait que les politiques DEI au sein des entreprises allaient subir « des attaques massives ». Il avait vu juste. Des entreprises comme Ford, Harley-Davidson ou Toyota ont annoncé des changements dans le même ton que celle de Brown-Forman. Toutes ces décisions n’ont pas la même ampleur ni les mêmes motivations. Dans le cas du constructeur japonais, un mémo a été envoyé aux employés américains indiquant que le groupe mettait fin à sa participation aux classements externes qui évaluent les entreprises en fonction de leurs politiques d’inclusion. Ainsi, Toyota souhaite « restreindre ses activités dans les secteurs communautaires pour se concentrer sur des programmes dédiés à l’enseignement des sciences, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques et sur la formation de sa main-d’œuvre. »


Ces actions n’ont pas forcément une couleur politique. « Si on est un peu honnête, ces politiques de DEI ont été un moyen de créer une énorme quantité de ce qu’on appelle des “boulots à la con”. C’est-à-dire des gens qui sont payés à ne rien faire », indique, sous couvert d’anonymat, un consultant dans un grand cabinet de conseil en ressources humaines. Le monde de la tech, peu suspect d’être un terreau du conservatisme, corrobore cette analyse. Microsoft a supprimé deux postes de son département DEI, suggérant, pour faire taire les critiques, que les positions étaient redondantes avec d’autres. Google, qui avait, en 2020, annoncé s’engager à améliorer la représentation des groupes sous-représentés de 30 % d’ici à 2025, a rebroussé chemin, à en croire des sites recensant les offres d’emploi proposées par le géant du web. Là encore, l’explication peut être conjoncturelle : pris de court par l’explosion de la demande sur l’intelligence artificielle après la révélation de ChatGPT, beaucoup d’acteurs de la tech ont coupé dans le gras de moult départements pour pouvoir pivoter et réinvestir dans ce domaine jugé plus porteur.

Une levée de boucliers

Là où le bât blesse, c’est que ces programmes auréolés de bonnes intentions ne produisent pas forcément les effets escomptés. « Votre entreprise deviendra moins diversifiée si vous obligez les managers à suivre des formations sur la diversité, si vous essayez de réglementer leurs décisions lors des embauches et des promotions, et si vous mettez en place un système pénalisant, le cas échéant », estimaient, dès 2016, deux chercheurs de Harvard et de l’université de Tel-Aviv dans un article publié par la Harvard Business Review.

Dans des structures guidées par des impératifs financiers, il est difficile de conjuguer certains engagements progressistes jusqu’au-boutistes avec des obligations de résultat. Mais au-delà de la dimension économique, le retour de bâton est aussi idéologique. Après la décision de la Cour suprême sur les politiques d’admission, six États (Utah, Dakota du Nord, Tennessee, Caroline du Nord, Texas et Floride) ont voté des lois interdisant aux universités sur leur territoire d’utiliser de l’argent public pour subventionner d’autres programmes DEI. Vingt-cinq autres États ont déposé des propositions de loi allant dans ce sens. Même chose au plus haut niveau de l’État : en lançant sa campagne après l’abandon de Joe Biden, Kamala Harris [parmi de nombreux revirements très récents surprenants] a instantanément pris ses distances avec les positions les plus woke de son parti… allant jusqu’à déclarer lors d’une interview : « Si vous entrez par effraction chez moi, la nuit, je vous tire dessus. »



Kamala Harris en 2017. « Nous devons être woke. Nous devons tous rester woke. Et vous pouvez parler d'être plus woke ou le plus woke, mais restez plus woke que moins woke. »

Source : Le Figaro Magazine

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