lundi 14 juillet 2025

Surproduction d'« élites » conjuguée à un appauvrissement de masse ?

En France, comme dans le reste de l’occident, les jeunes sont de plus en plus nombreux à être diplômés. En l’absence d’un nombre suffisant de postes à pourvoir, cela engendre de la frustration et crée, in fine, des dynamiques dangereuses, alerte l’anthropologue américain Peter Turchin, auteur du succès de librairie Le Chaos qui vient.

LE FIGARO. — En France, le taux de réussite au baccalauréat général est d’environ 96 %. On observe le même phéno­mène dans l’ensei­gnement supé­rieur : 40 % des 25-34 ans détiennent un diplôme de niveau licence (bac + 3) ou plus, contre 16 % des 55-64 ans. Cette tendance se retrouve-t-elle dans le reste du monde occidental ? Pourquoi ?

PETER TURCHIN. — Oui, c’est une tendance générale observée dans une grande partie du monde occidental. Aux États-unis, par exemple, la proportion de diplômés du lycée accédant à l’université est passée de 15 % dans les années 1950 à plus de 60 % dans les années 2020. Cette augmentation est souvent expliquée par la restructuration économique - le passage d’une économie industrielle à une économie fondée sur la connaissance -, qui a accru la demande de main-d’œuvre diplômée.

Elle résulte également de décisions politiques visant à élargir l’accès à l’éducation et d’un changement culturel associant l’enseignement supérieur à l’ascension sociale et à l’épanouissement personnel. Mais, dans mon livre Le Chaos qui vient (Élites, contre-élites et la voie de la désintégration politique publié au Cherche-midi), je soutiens que le désir d’échapper à l’appauvrissement, qui s’est développé au cours des quatre à cinq dernières décennies, est un moteur supplémentaire, et puissant.

— La valeur symbolique, mais surtout marchande, des diplômes s’en retrouve-t-elle affectée ?

— Oui, bien sûr. Plus les diplômes deviennent courants, plus leur valeur - à la fois symbolique et économique - diminue. Ce qui était autrefois un signe distinctif est désormais perçu comme un minimum requis. Cela conduit à une inflation des diplômes, où des qualifications de plus en plus élevées sont nécessaires pour accéder aux mêmes postes. Le rendement économique du diplôme universitaire a chuté ces dernières décennies, et est actuellement très proche de zéro.

Quel est le résultat de tout cela ? Une génération de jeunes très diplômés, souvent endettés, aux perspectives économiques limitées et de plus en plus désabusés.

— Cette massification des études et de l’accès aux diplômes présente donc un risque ?

— Oui, et le risque principal se résume dans ce que j’appelle la « surproduction d’élites ». Si de plus en plus de personnes obtiennent des diplômes du supérieur et nourrissent ainsi de grandes aspirations, le nombre de postes prévus pour ces élites - emplois prestigieux, mandats politiques, postes dans les grandes universités - n’augmente pas au même rythme. Cela provoque donc une concurrence accrue entre élites et, par un effet boule de neige, un ressentiment chez les individus en déclin social, dont certains deviennent des contre-élites remettant en cause la légitimité des institutions en place. Historiquement, cette dynamique a souvent été un facteur majeur d’instabilité politique, comme ce fut le cas avant les révolutions de 1848.

— La frustration des élites peut-elle s’ajouter à l’irritation des masses situées en bas de la pyramide sociale ?

— Oui, tout à fait. De nombreux aspirants frustrés, qui se sentent exclus du statut élitaire, se radicalisent politiquement. Ces contre-élites canalisent le mécontentement populaire en devenant les leaders ou les organisateurs de mouvements radicaux, aussi bien à gauche qu’à droite. La combinaison de la surproduction d’élites et de l’appauvrissement des masses crée une dynamique explosive. L’ascension de Donald Trump - et des mouvements populistes plus larges aux États-unis et ailleurs - peut d’ailleurs être comprise comme le résultat de ces pressions jumelées. D’un côté, nous avons un groupe croissant d’élites frustrées et de contre-élites qui rejettent l’ordre politique établi. De l’autre, une classe ouvrière et moyenne qui se sent économiquement sous pression et culturellement aliénée. Trump a su tirer parti des deux : en offrant du statut et une voix aux groupes marginalisés, tout en sapant les institutions traditionnelles. Ce phénomène n’est pas propre aux États-unis ; il s’inscrit dans un cycle démographique et structurel d’instabilité plus large.

— En quoi cela peut-il être un facteur de déstabilisation pour les sociétés ?

— Lorsque la surproduction d’élites coïncide avec l’appauvrissement des masses, et avec une fragilité croissante de l’État (dette publique incontrôlée, effondrement de la confiance institutionnelle), cela crée un terrain fertile à l’instabilité. On observe une polarisation politique accrue, des manifestations de rue, une augmentation du terrorisme, des émeutes violentes, et un soutien renforcé aux figures autoritaires ou antisystèmes. Historiquement, ces périodes de forte instabilité ont souvent précédé de grands bouleversements : révolutions, voire guerres civiles. Si les issues spécifiques diffèrent d’un pays à l’autre, les dynamiques sous-jacentes sont d’une cohérence alarmante.

— Dans ces conditions, le chaos est-il inévitable ?

— Non, le chaos n’est pas inévitable, mais il devient un risque réel et croissant tant que les pressions structurelles sous-jacentes ne sont pas traitées. Dans 10 % à 15 % des cas historiques que nous avons étudiés, les élites ont su se rassembler et adopter des réformes qui ont fini par désamorcer la crise sans guerre civile ni révolution majeure. La clé est de comprendre qu’il s’agit de problèmes systémiques nécessitant des solutions systémiques. Les ignorer, ou ne traiter que les symptômes, accélérera la trajectoire vers l’effondrement de l’état.

Source : Le Figaro

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