mercredi 10 février 2021

« Langue appauvrie et endoctrinement : l’imaginaire de nos enfants en miettes » (m à j)

Le Club des cinq : les versions « politiquement correctes » se vendent mal

Les éditeurs britanniques et français des aventures d’Enid Blyton ont cru relancer les ventes en sacrifiant le texte original sur l’autel du correctivisme politique dans les années 2000 avant d’abandonner faute de résultats.

Ils ont remplacé le « nous » par le « on », oublié le passé simple (trop compliqué ?) pour le présent, simplifié les métaphores, donné des téléphones portables aux membres du Club des Cinq pour qu’ils ne se perdent plus dans un jeu de piste, éliminé leur passage à la messe, et surtout, aseptisé tout ce qui semblait politiquement incorrect aux « homo moralisator » du XXIe siècle.

La réussite de ce toilettage éditoriale était garantie sur facture… Mais malheureusement (ou heureusement) moins d’une dizaine d’années après ces décisions « vulgarisatrices », Hachette en France, qui aura suivi à la lettre cette politique de réécriture trop policée, mais sans en retirer le moindre fruit, a décidé d’arrêter les versions abrégées et vidées de toute substance de Club des Cinq revu et mal corrigé.

Une simplification qui « ne fonctionne pas »

En Angleterre, pays d’origine de la romancière Enid Blyton, les mêmes causes ont fini par avoir les mêmes effets. La directrice de collection des livres pour la jeunesse Hodder, Anne Mc Neil qui avait, à l’aube des années 2010, déclaré tout feu tout flamme « qu’une simplification de la langue permettrait aux enfants de mieux s’impliquer dans les enquêtes des Famous Five », aura dû constater amèrement au bout de trois ans d’expériences décevantes en avouant au Guardian que le lissage grammatical et la simplification orthographique « n’avaient pas fonctionné ».

De ce vice commercial Anne McNeil a fait vertu. Les mauvaises ventes lui ont fait comprendre que de changer « mère en maman n’était plus nécessaire. Aujourd’hui que l’héritage d’Enid Blyton se perpétue. Des millions de lecteurs ont appris à lire avec elle ». Tout ça est réjouissant Claude, Mick, François et Annie et leur fidèle chien Dagobert, vont peut-être désormais pouvoir de nouveau s’empiffrer de gluten sans avoir à redouter les foudres des tenants de la bien-pensance.

 


Billet originel du 10 février

Le Club des cinq réécrit dans un français élémentaire et plat, les classiques pour enfants, victimes de jugements moralisateurs et anachroniques : le poète Alain Duault s’inquiète d’une aseptisation des œuvres destinées à l’enfance et de la caporalisation moralisatrice de la jeunesse. Dernier ouvrage de poésie paru : « La Cérémonie des inquiétudes » (Gallimard, 2020, 160 p., 18 €).

Par quelle aberration intellectuelle un éditeur peut-il transformer, lors d’une réédition, une phrase telle que « Le soleil disparut dans un flamboiement d’incendie et le lac refléta de merveilleux tons de pourpre et d’or » en la phrase amaigrie « Le soleil disparaît derrière les sommets alpins et le lac prend des reflets dorés » ? C’est pourtant ce qu’a fait Casterman en rééditant Le Club des cinq et le Cirque de l’étoile, publié initialement en 1946 [sous le titre du Club des Cinq et les saltimbanques, mais peut-être saltimbanque est-il devenu un mot trop compliqué].

Cette castration littéraire est un inquiétant symptôme de ce nivellement généralisé qui, dans le sillage de ce qu’on appelle la culture de l’effacement (« cancel culture »), est en train de bâillonner l’imaginaire en éteignant la saveur des mots. Pourquoi ce renoncement à la richesse de la langue dans ces textes à destination des jeunes ? Pourquoi, par exemple, ce renoncement au passé simple au profit d’un présent aplati ?

L’habitude des contes et de leur déclencheur, « il était une fois », familiarise pourtant les enfants à ce décalage entre le passé et le présent. Tout comme ces mêmes enfants savent utiliser le conditionnel, « ce serait », « on verrait », « on dirait qu’on est », qui leur sert de carburant à images et à récits partagés. Pourquoi donc les priver de la pulsation gourmande d’une langue riche et charnue pour en faire une sorte de prose végane ?

Depuis quand une identité — et la langue est bien notre première identité — devrait-elle se modeler à l’aune d’une facilitation du discours ? Que s’est-il passé dans notre société depuis le début du XXIe siècle pour en arriver à cet avachissement qui nous conduit tout droit à la relégation intellectuelle — alors que la France a longtemps pu, à juste titre, s’enorgueillir de sa langue et de sa culture ?

Bien sûr, le globish anglomaniaque, qui a peu à peu colonisé toute la communication (alors même que, maintenant, le Royaume-Uni a quitté l’Europe) s’est imposé comme une soi-disant évidence dans les échanges intra-européens parce qu’il serait plus pratique. Mais depuis quand une identité — et la langue est bien notre première identité — devrait-elle se modeler à l’aune d’une facilitation du discours ? À ce titre, pourquoi ne pas « dégraisser » Proust, aux phrases sans doute trop longues pour le bon entendement de ces comptables du sens immédiat ? Pourquoi ne pas « alléger » les symphonies de Beethoven, aux orchestrations trop capiteuses pour les oreilles de ces infirmes de la jouissance sonore ? Pourquoi ne pas effacer des tableaux du Titien tout ce qui « encombre » le regard pour ne conserver que la vision nette d’un personnage central ainsi débarrassé de tout ce qui n’est pas « utile » à la compréhension ? Qu’est-ce qui justifie cette maltraitance récurrente de ce qui constitue la matière de notre culture ?

Sans prétendre retrouver le XVIIIe siècle où le français était la langue des cours européennes, on peut s’étonner de ce que la langue anglaise ait définitivement pris le pouvoir dans cette Europe qui avait pour ambition de réunir les peuples, non de réduire leurs échanges à cet impérialisme linguistique. En octobre dernier, le parquet européen a ainsi choisi d’adopter l’anglais comme unique langue de travail !

Le désapprentissage de la langue dans son épaisseur et sa complexité se fait au profit de sa seule valeur d’échange L’argument de la simplification induit donc la réduction — d’où le désapprentissage de la langue dans son épaisseur et sa complexité au profit de sa seule valeur d’échange : c’est bien pourquoi il faut aplatir les textes destinés aux enfants, pour les préparer à « être en phase avec leur époque », ainsi que le dit la directrice de Casterman jeunesse.

De ce point de vue, la poésie ne leur est plus nécessaire, pas plus que la musique ou que la peinture, pas plus que tout ce qui crée un langage propre à élever l’esprit, à questionner le monde, à en révéler la beauté et la multiplicité. Un seul chemin : l’utile, le pratique, ou l’échangeable, voire le jetable. Et, surtout, le profitable comme on le dit en termes comptables, puisque la beauté n’est plus une valeur.

Ce n’est pas tout : qu’on songe à la curieuse « déconstruction » de Babar opérée doctement le 21 janvier sur France Culture par un certain anthropologue qui s’interroge sur le fait que le bonhomme éléphant cacherait en fait « une apologie du colonialisme » et distille insidieusement que le personnage serait né en 1931 « comme le raciste “Tintin au Congo” et l’Exposition coloniale à Paris ». Qu’on songe aussi à la prohibition des Aristochats, de La Belle et le Clochard ou de Peter Pan par la plateforme Disney qui en bloque l’accès aux enfants. Et à tous ces alignements devant le politiquement correct qui fait réécrire des titres, déboulonner des statues, étouffer des œuvres, débaptiser des écoles, défigurer la graphie de la langue avec la pratique de l’écriture inclusive, réduire toute expression à la pensée unique du moment.

Une langue décharnée plutôt que savoureuse et colorée, un imaginaire censuré plutôt qu’une ouverture au rêve, une aseptisation des contenus plutôt qu’un apprentissage des différences et de la mise en perspective historique, une uniformisation du style, du son, de la perception qui conduit à une robotisation des consciences, un langage unique (comme l’est la pensée), ce fameux globish, aussi éloigné de la langue anglaise, disent ses vrais amoureux, que l’est la cuisine surgelée de la saveur des produits frais : l’inquiétude n’est pas nouvelle. Sauf que, à présent, l’accumulation de ces atteintes anticulturelles cible les jeunes, les enfants même, qui, si l’on accepte de laisser cette action rongeuse se poursuivre, n’auront bientôt plus de mémoire pour se défendre, plus d’images pour rêver, plus de mots pour dire la beauté, l’amour, la vie.

Est-ce cela que nous voulons ?

Source : Le Figaro

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