mercredi 10 février 2021

Guerre civile : retour à la case départ pour l'Occident

Éric Zemmour recense le dernier livre de Guillaume Barrera : La Guerre civile. Guillaume Barrera, docteur en philosophie politique et professeur au Lycée Fustel de Coulanges, y offre une histoire de la guerre civile qui montre combien nos démocraties, qui s’en croyaient débarrassées, en sont à nouveau menacées. Édifiant et effrayant.

On en avait fini avec tout ça. Avec ce passé révolu. Nous étions en paix avec nos voisins et avec nous-mêmes. Notre démocratie apaisée, comme disait le président Giscard d’Estaing, ne connaissait que les guerres picrocholines des partis et des idées ou celles des affaires et du commerce. La guerre et la guerre civile, c’étaient les autres, au loin. Et puis, de Charlie au Bataclan, d’un prêtre tué dans son église à un prof devant son école, la France a redécouvert la malédiction des rues ensanglantées et des corps déchiquetés. Le grand écrivain algérien Boualem Sansal nous a expliqué que la guerre civile algérienne des années 1990 avait commencé ainsi. On a préféré se boucher les oreilles et détourner le regard. Mais l’idée de guerre civile chemine en nous malgré nous.

L’ouvrage de Guillaume Barrera en est un signe indubitable. Bien sûr, la tête sur le billot, notre historien le nierait. L’Université et les médias n’autorisent pas ce genre d’audace. Il cherche seulement « le principe moteur des guerres civiles ». Notre historien est dans sa tour d’ivoire. Il fait semblant de le croire ; mais nous ne sommes pas obligés d’y croire.

Il remonte à l’Antiquité grecque hantée par ce qu’elle appelait la stasis (guerre civile) qu’elle distinguait du polemos (la guerre étrangère). Pour Platon, la guerre civile est « l’injustice en actes ». Avec le catholicisme tout change : « La religion et d’abord la religion chrétienne — qui voulut étendre à toutes les nations une promesse universelle reçue du judaïsme — est à l’origine, je ne dis pas qu’elle en est la cause, de tout ce processus ». Puis « d’autres forces se sont présentées pour porter une même promesse d’universalité » : liberté, démocratie, socialisme, communisme.

Notre historien tient son sujet : « Pas une histoire universelle des guerres civiles, mais une histoire des guerres civiles à caractère universel. » Il remonte le temps avec un brio intellectuel et un sens de la synthèse impressionnants. L’affrontement entre les deux glaives, le pape et l’empereur, les gibelins et les guelfes, va hanter le Moyen Âge et la Renaissance. Les œuvres de Dante et de Machiavel en sont pleines. Et puis, arrive « l’hérésie » huguenote. L’obéissance est le problème des guerres de Religion. Obéissance à l’Église, mais aussi au roi. Obéir au roi, oui, bien sûr disent les protestants, mais d’abord à Dieu. Après un siècle de massacres, il y a deux types de réponses pour sortir de cet enfer : la française et l’anglaise. La France s’inspire de Hobbes : l’ordre et l’ordre absolu. L’Angleterre s’inspire de Locke et de Hume : le désordre libéral pour mieux désactiver le désordre des passions religieuses. La France transfère le sacré sur la tête du roi. C’est Louis XIV. L’Angleterre désacralise le politique pour diriger les énergies vers le commerce. Le pouvoir politique est « vide et neutre ». L’Angleterre a un siècle d’avance sur la France. Pour les légistes français, le souverain est « empereur en son royaume ». Pour les légistes anglais, le souverain, c’est le droit (et donc le juge). Montesquieu a tout compris : « Le libéralisme ne surmonte pas les haines, il ne les détruit pas, il les rend impuissantes. »

On croit l’affaire réglée avec le traité de Westphalie (1648). Chacun est maître chez soi. Mais viennent les Lumières et la révolution démocratique. Nouvelle histoire, nouvelle religion universaliste, nouvelles guerres civiles. Tocqueville l’analyse pour s’en désoler ; Marx pour s’en réjouir. Il pousse à la lutte des classes : « Karl Marx peut être tenu pour l’apôtre de la guerre civile sociale parce qu’il a su d’abord gagner la guerre des mots, imposer l’idée d’un esclavage universel, justifier la violence. » Tocqueville est le bon docteur qui soigne et tente d’éradiquer la maladie par la « domination de la classe moyenne », garante du principe d’égalité et donc de la paix civile.

Le XXe siècle va accomplir toutes les potentialités du XIXe. La guerre civile « démocratique » se mondialise avec en acmé l’effroyable guerre d’Espagne. On croit encore qu’on en a fini en 1945 et plus encore en 1989 ! On se trompe. Une triple transformation va remettre la guerre civile au cœur de notre époque : la mondialisation libérale déstabilise les classes moyennes occidentales ; l’Afrique indépendante n’assimile pas le concept européen d’État-nation ; « L’Islam secoue les pays qu’elle régit avec une violence comparable à celle que connut le XVIe siècle chrétien. »

Avec l’islam, nous rejouons en accéléré toute notre histoire : « L’oumma des sunnites, sans tête et sans frontières, partage ces deux caractères préoccupants avec les sectes puritaines du XVIIe siècle, qui ne connaissaient elles non plus ni frontières ni magistère. Les arguments de Hobbes la concernent aussi, d’autant que le Coran — qui l’ignore ? — attend son Hobbes ou son Spinoza. »

Dans les universités et dans les médias, les militants « décoloniaux » rejouent le jeu marxiste en poussant à la guerre civile avec les mêmes méthodes.

Curieusement, notre historien ne tient pas compte de la démographie. Il méconnaît les travaux du sociologue suédois Gunnar Heineson, et de son « indice de belligérance », quand les jeunes mâles représentent plus de 20 % d’une population. Aveuglement ou prudence, il ne voit pas ou ne veut pas voir que nos pays européens, et la France en particulier, accumulent tous les éléments qu’il a diagnostiqués de façon disparate : une prolétarisation des classes moyennes ; la violence de gangs maghrébins ou africains, qui usent eux aussi du triptyque sud-américain : « kalach, hach, cash » ; et l’islam qui impose dans nos banlieues ses mœurs et donc sa loi : « Ce livre s’est presque ouvert sur le catholicisme, religion universelle. Il est juste qu’il s’achève sur l’islam, autre religion mondiale (…) la terre d’islam n’est pas l’Orient, mais la terre où l’islam a prévalu ; l’oumma n’est pas le peuple arabe, mais l’ensemble des croyants en migration, en hégire vers Allah (…) Pour que s’étende la terre d’islam, le Dar el-Salam, la terre d’impiété, la Dar el-Koufr, devra reculer. »

On a compris ce que Barrera veut nous dire sans oser nous le dire : la « fitna » (guerre civile) entre musulmans s’accompagne d’une « harb » (guerre étrangère) contre les infidèles que nous sommes, selon la même distinction entre stasis et polemos que faisaient les Grecs de l’Antiquité. Retour à la case départ.

 
 
 
 
LA GUERRE CIVILE
par Guillaume Barrera,
paru le 11 février 2021
chez Gallimard,
328 pages,
22 € ISBN-13 : 978-2070148165.
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