jeudi 3 octobre 2024

« Ce sont des copies d’histoire, de philosophie qu’on ne comprend plus » : les professeurs face à la chute dramatique du niveau de langue

En théorie, l’orthographe ou la grammaire ne relèvent pas du bagage qu’ils doivent transmettre à leurs élèves. Mais les professeurs rivalisent d’ingéniosité pour remédier à la baisse du niveau de français.


« J’ai toujours eu des collègues qui ne prêtaient pas attention au niveau de langue des copies. Ils sont de moins en moins nombreux », lance d’emblée Aude Denizot, professeure de droit à l’université du Maine. « Cette question ne peut plus rester accessoire. Dans aucune des disciplines qui demandent de la rédaction. Parce qu’au-delà d’un défaut d’orthographe, ce sont désormais des copies qu’on ne comprend plus », continue l’auteure de « Pourquoi nos étudiants ne savent-ils plus écrire ? » (Enrick).

Si les enseignants de littérature ont pu, un temps, être seuls à tirer la sonnette d’alarme, ce sont désormais tous les professeurs du secondaire et de l’université qui font les frais de cette chute du niveau. « Mes élèves de Terminale deviennent incapables de construire une phrase avec logique. Ils ont du mal à structurer leur pensée, non pas qu’ils soient moins intelligents qu’avant, mais à cause d’une défaillance syntaxique » explique Emmanuelle*, professeure de philosophie en région parisienne.

Que le niveau d’orthographe continue de baisser n’est pas une nouvelle fraîche. Qu’on ne puisse rien construire sur du sable non plus. Car comment bâtir des fondamentaux sur un roc à ce point effrité ? Apprendre les déclinaisons latines à des élèves ne maîtrisant pas les fonctions grammaticales ? Les rouages de l’argumentation philosophique à des étudiants mauvais en syntaxe ? « Je ne comprends pas. Les professeurs alertent, les journalistes font des articles, des spécialistes écrivent des livres. Mais au niveau du ministère, on continue à se demander s’il faut être exigeant ou non avec l’orthographe et la grammaire », dénonce Aude Denizot.
Une syntaxe défaillante
 
Bon an mal an, le niveau de langue poursuit en effet sa baisse inexorable. Persistance de mauvaises méthodes d’enseignement en primaire, effritement du temps de lecture, diminution des heures consacrées au français — 1338 heures par an au début du siècle contre 864 aujourd’hui… Les causes sont nombreuses. Seuls 56,6 % des 15-25 ans maîtrisent en moyenne les règles de l’orthographe, selon le baromètre du Projet Voltaire publié en 2019. « À l’échelle de ma carrière, la chute du niveau de langue a été extrêmement impressionnante », explique Aude Denizot. « Chaque année, on découvre de nouvelles fautes graves qui n’étaient pas faites avant. Il y a quelques années, j’ai vu pour la première fois une virgule entre le sujet et le verbe dans une phrase simple, du type le chat, mange la souris. Aujourd’hui, la faute est devenue banale », argue-t-elle.

« Entre 2009 et 2019, on remarquait essentiellement des fautes d’orthographe. Maintenant, ce sont des fautes de syntaxe, des phrases qui ne veulent parfois plus rien dire, des copies qu’on peine à comprendre », continue Aude Denizot. Emmanuelle* pointe le fait que les élèves sont les premières victimes de ce défaut de maîtrise. La forme dessert le fond, jusqu’à y bloquer l’accès. « Cela leur rend difficile la rédaction, mais aussi la compréhension. Un texte de Descartes avec un imparfait du subjonctif et quatre subordonnées les perd complètement. Non pas qu’ils n’arrivent pas à avoir accès au sens, mais ils ne peuvent pas décoder, ils ne comprennent pas comment le texte se construit ». Une simple question de priorité, et donc parfaitement résorbable. « Mes étudiants m’expliquent que, lorsqu’ils composent, ils prêtent attention au sens, au fond, mais beaucoup moins à la forme », continue-t-elle. « On ne leur a simplement pas appris cette vigilance. »

Une question d’exigence

Face à cette baisse du niveau, que faire ? Consacrer des heures de philosophie à des exercices de grammaire ? Doubler le temps de correction des copies à relever les fautes d’orthographe ? « Je fais systématiquement un point en deuxième année parce qu’ils ne savent pas conjuguer le verbe subir dans les dommages qu’elle a subis, par exemple. Or c’est une phrase qui peut revenir une dizaine de fois dans les copies », explique Aude Denizot. Quant au fait de sanctionner ou non l’orthographe, les avis divergent. « On a traditionnellement deux points consacrés à l’orthographe et la grammaire. Mais je prends le parti d’en retirer parfois jusqu’à quatre », confie Pierre E., professeur de latin et d’histoire dans les Yvelines. « J’ai même mis un zéro, une fois, pour une copie écrite en phonétique, que je n’avais pas réussi à déchiffrer. »
 

« Il y a quelques années, je partais du fait que les fonctions grammaticales en français étaient acquises. Désormais, je passe des semaines à les revoir avec eux », continue-t-il. « Il faut comprendre qu’on fait ces points de grammaire ou d’orthographe de manière un peu empirique. On n’a pas le temps », poursuit Emmanuelle*. « On bricole ! D’ailleurs, beaucoup d’entre nous lâchent l’affaire. Je m’accroche parce qu’en philosophie, pour des copies qui supposent un raisonnement, c’est un problème majeur. » Cette professeure de philosophie consacre beaucoup de temps à relever méticuleusement les fautes sur les copies. « Je suis la seule dans l’établissement à le faire : ça me prend beaucoup de temps, mais ça marche. L’autre jour, j’en ai compté jusqu’à 127. Mes élèves sont de plus en plus vigilants à la manière dont ils écrivent. D’ailleurs, lorsque je leur rends les copies, la première question à leur voisin n’est pas tu as eu combien, mais t’as fait combien de fautes ! »

Emmanuelle* a alors commencé à consacrer du temps à des exercices tirés du Bescherelle dans le cadre des heures d’accompagnement personnalisé. Ces heures ayant disparu, elle renvoie désormais ses élèves vers le projet Voltaire, un service en ligne qui propose des outils d’entraînement et de certification pour améliorer son orthographe et son expression. « Lorsqu’ils perdent un point sur leur copie, ce qui correspond à plus de vingt fautes, ils doivent faire une heure de projet Voltaire par semaine jusqu’au conseil de classe s’ils veulent récupérer ces points », continue la professeure de philosophie. « Avant tout, je leur martèle sans arrêt que le niveau de langue n’a rien à voir avec l’intelligence. C’est quelque chose de mécanique, qui s’acquiert avec l’exercice. Mais c’est une compétence qu’il faut acquérir à tout prix. »

C’est par cette nécessité du rattrapage des fondamentaux à l’âge étudiant ou adulte que ce service en ligne s’est mis en place, rappelle Julien Soulié, formateur et expert du Projet Voltaire. « Il a été créé à la demande d’entreprises, qui se plaignaient que les salariés fassent de plus en plus de fautes », nous explique-t-il. « Pour avoir été professeur de lettres classiques pendant dix-sept ans, j’ai constaté cette baisse du niveau, notamment parce que les inspecteurs demandaient d’être tolérants avec l’orthographe. Je n’ai donc pas été foncièrement surpris que ces modules d’entraînement connaissent un succès aussi grand auprès des écoles. »

Quelles directives ?

Cette tolérance avec le niveau de langue est-elle toujours de mise ? Il n’y a en fait, plus tant de directives formelles. « Une tolérance officieuse », nous dit Emmanuelle*. Est-ce parce que l’éponge a été jetée depuis longtemps ? « Le sujet n’a pas été vraiment abordé pendant ma formation. On en parle entre nous, j’en parlais justement avec un collègue hier » explique Blanche, qui vient de faire sa première rentrée comme professeure d’histoire en Seine–Saint-Denis. « Devant des phrases qui ne veulent rien dire, c’est difficile de fermer les yeux. Le meilleur conseil qu’on peut leur donner, c’est de lire. Des lectures qui apprennent la syntaxe, qui donnent du vocabulaire, ce que ne pourront jamais faire des réels Instagram. »

« Concernant l’université, il y a beaucoup de légendes qui circulent. En fait, on est très libres. On n’a pas de moyenne imposée, on peut mettre les notes qu’on veut. Pendant des années, j’ai sanctionné l’orthographe de manière très stricte », explique Aude Denizot. « J’ai arrêté lorsqu’on m’a dit qu’on ne pouvait sanctionner à ce point un élément qui ne relevait pas de ma discipline. J’estimais il y a quelque temps qu’un étudiant ne pouvait pas passer en maîtrise à cause de son niveau de langue. Lorsqu’on écrit le mot contrat sans “t’, j’estime qu’on n’a pas le niveau. Certains collègues étaient remontés, mais l’étudiant lui-même a trouvé cela normal. »

Le tampon d’une réforme de l’orthographe

Face à cette baisse du niveau, il y a aussi une autre école. Planter un arbre pour cacher la forêt. De nombreux linguistes estiment ainsi que notre orthographe — qui n’a que très peu changé depuis 1878 — n’est plus enseignable en l’état dans le temps imparti aux cours de français. « Il est inutile de faire croire qu’on peut revenir au temps où on consacrait une large part du temps scolaire uniquement à l’orthographe, la conjugaison de verbes irréguliers et l’accord du participe passé », invitait l’année dernière un communiqué du collectif « tract des linguistes ». Il proposait par exemple que la rédaction se fasse « à l’aide de correcteurs automatiques, pour pouvoir se concentrer sur le lexique, les structures grammaticales, la créativité et l’argumentation, en attendant de réformer l’orthographe ».

Cette réforme de l’orthographe est un vieux chiffon rouge. En 1989, Michel Rocard avait chargé des experts de régulariser certains points de l’orthographe. La réforme était parue au Journal officiel de la République, et le quai de Conti l’avait approuvée mollement, en choisissant la « voie prudente de la recommandation » des nouvelles graphies du « nénufar » ou de l’« iglou ». Chacun se souvient qu’en 2016, Najat Vallaud-Belkacem avait exhumé la réforme que le monde avait oubliée, demandant que les modifications soient intégrées dans les manuels scolaires. Cette simplification n’avait-elle pas surtout vocation à masquer « notre incapacité à transmettre la langue », avait alors cinglé Olivier Babeau ? « En s’interdisant de nommer le manque, en accusant le thermomètre de causer la fièvre, on laisse la maladie se développer et le malade seul face à elle. »
 
Source : Le Figaro

Voir aussi
 
 
 
 
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire