dimanche 26 mars 2023

« J’ai préféré tricher pour que ma fille soit dans un bon public » : ces parents prêts à tout pour éviter leur école de quartier

Attachés à l’enseignement public, incapables de faire le choix de l’enseignement privé, certains parents jouent avec les règles de la sectorisation que l’école publique leur impose pour concilier réussite de leurs enfants et convictions politiques.

Tous les matins Amandine(1), 49 ans, traverse Paris pour accompagner sa fille Coline, 10 ans, en classe. Trente minutes en métro en heure de pointe au lieu des cinq minutes à pied pour rejoindre l’école primaire publique de son secteur. En France, dans l’enseignement public, la carte scolaire affecte chaque élève dans une école proche de son domicile (sauf demande de dérogation). Pour Amandine, qui habite la Goutte d’Or, un quartier très populaire [euphémisme, comprendre à très forte immigration] du 18e arrondissement, y scolariser sa fille était inenvisageable. En cause ? Un quartier trop « populaire » et un niveau scolaire bas selon la quadragénaire. « Je n’avais pas envie que ma fille régresse », affirme la mère. Cette dernière aurait pu choisir d’inscrire Coline dans une école privée afin de s’affranchir de cette sectorisation imposée, comme le font 17 % des collégiens français (35 % à Paris), d’après les chiffres du ministère de l’Éducation nationale. « Le privé coûte très cher sans la garantie d’un meilleur enseignement, alors j’ai préféré tricher pour que ma fille soit dans un bon public », confie Amandine. Elle a donc demandé à un ami de lui faire une attestation d’hébergement dans un quartier plus huppé.


À demi-mot et sous couvert d’anonymat, Amandine regrette le manque d’enfants issus de classes sociales plus aisées dans l’école de son quartier. Ils sont effectivement nombreux à être partis vers les établissements privés qui concentrent les catégories socioprofessionnelles les plus privilégiées. D’après une étude de 2021 du service statistique du ministère de l’Éducation nationale, 40,1 % des collégiens du secteur privé sous contrat sont issus de milieux sociaux très favorisés contre 19,5 % dans le public. « La France est un des pays de l’OCDE où la ségrégation scolaire est la plus forte », affirmait le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye lors d’un débat au Sénat le 1er mars dernier. Tout en reconnaissant les « raisons qui poussent certaines familles à choisir de contourner la sectorisation », le ministre a promis des mesures en faveur de la mixité sociale mettant davantage à contribution l’enseignement privé. En attendant ces annonces prévues pour ce printemps, des parents comme Amandine jonglent entre différentes tactiques pour ni sacrifier leur progéniture sur l’autel de la mixité ni renier leurs idéaux.

« Pour certains parents, il y a un véritable déchirement entre convictions politiques et réussite de leurs enfants. Certains d’entre eux, très attachés à la laïcité, ne peuvent se résoudre à envoyer leurs enfants dans l’enseignement privé catholique. L’État leur propose de choisir entre un ghetto de riches et un ghetto de pauvres, alors ils se retrouvent à trouver des moyens de contournement », analyse Julien Grenet, chercheur à l’École d’économie de Paris.

Déménager pour une meilleure offre scolaire

Sophie, 42 ans, cadre dans l’édition, habite un arrondissement du sud de Paris, dans un quartier où se mélangent différentes catégories socioprofessionnelles. Tant que ses deux filles étaient en primaire, le couple n’a jamais songé à l’enseignement privé. « On a tous les deux fréquenté l’école publique et aimé l’engagement des enseignants, la culture du mérite », se rappelle-t-elle. Mais cet amour du public est remis en question à un an de l’entrée au collège de leur aînée. « Il y a les téléphones portables, les cas de harcèlement… On veut, comme tous les parents, le bien de notre enfant. On s’est posé la question du privé, car il y a le fantasme que l’encadrement est meilleur », assure-t-elle. Pour éviter l’école privée où il existe « un trop grand entre-soi » et le public du quartier où « le niveau est moyen », le couple a cherché à déménager dans le très bourgeois Ve arrondissement parisien pour que les enfants fréquentent le collège Henri IV, l’un des meilleurs établissements publics du pays. « Nous avons clairement voulu faire de l’évitement social, car nous avons les moyens de le faire », reconnaît la mère.

À Paris, les abords de ce collège sont parmi les quartiers les plus chers de la Capitale. Si Sophie et son mari, des cadres supérieurs, peuvent se le permettre, la tactique n’est pas donnée à tous. « Les prix de l’immobilier sont intiment liés à la réputation du collège et affecte les projets de vie de certains parents. Certains ménages de classe moyenne ou moyenne supérieure, attachés au secteur public, renoncent à acheter un logement plus grand et décident de rester locataires dans des secteurs plus chers, mais où ils jugent l’offre scolaire meilleure », remarque Quentin Ramond, chercheur à l’Institut d’études urbaines et territoriales de l’Université catholique du Chili.

Tricher avec une fausse adresse

L’autre tactique, plus risquée, mais moins coûteuse, est celle de la triche. Selon Maria Melchior, membre de la Fédération des parents d’élèves de l’école publique (FCPE), « la fausse adresse est un sport national ». Si la discipline est impossible à quantifier, les rectorats sont conscients de la problématique et demandent désormais trois justificatifs de domicile pour les établissements les plus prisés. « En 2019, lorsqu’ils ont fait une vérification des adresses fournies au collège Henri IV, une trentaine de collégiens ne pouvaient pas les fournir, parce qu’il s’agissait de fausses adresses », souligne Maria Melchior.

D’après la représentante des parents d’élèves, il y a celles et ceux qui utilisent l’adresse de connaissances ou d’amis, et certaines familles qui vont jusqu’à louer des studios, des garages ou des locaux commerciaux pour contourner la carte scolaire. « On ne peut pas leur jeter la pierre, il y a une très forte ségrégation scolaire dans la Capitale. Il existe des écarts très élevés avec des collèges privés sans aucun enfant d’ouvriers ou de chômeurs et à l’inverse des ghettos de pauvres où ces derniers représentent 50 % », admet le chercheur Julien Grenet.

Derrière ces stratégies de fuite, il y a aussi la peur parentale face l’adolescence. « Jusqu’en 6e, les parents contrôlent l’environnement de leur enfant, puis ce dernier devient autonome, ne veut pas qu’on l’accompagne au collège, se pose alors la question des mauvaises fréquentations qui pourraient influencer le niveau scolaire », commente la psychologue Géneviève Djénati. D’après elle, en maîtrisant l’école de leurs enfants, les parents ont l’impression de maîtriser leurs relations. « C’est aussi une culture très française de l’élitisme, ajoute la psychologue, on peut dire fièrement que son enfant est à tel ou tel collège. » Tous les parents contourneurs ne sont pas dans une anxiété de performance, mais plutôt dans le choix du moindre mal, « parce qu’ils ont l’impression que l’école du secteur a mauvaise réputation ou n’a pas beaucoup de diversité, ils vont trouver une stratégie d’évitement. Ils veulent seulement protéger leurs enfants », détaille le sociologue Quentin Ramond.

La technique des options


Depuis octobre 2022, les parents ont accès à l’indice de positionnement social de tous les collèges de France. Jusque-là confidentiel, cet indicateur détermine le profil social de chaque élève en fonction de divers facteurs comme le métier, les études des parents, l’accès à internet ou encore aux biens culturels. 

Sujet tabou, mais réel, la composition ethnique des collèges est aussi un facteur de fuite. Si Amandine, 49 ans, a donné une fausse adresse, c’était aussi pour éviter son école de secteur, essentiellement fréquentée par une minorité ethnique. « Je ne voulais pas que ma fille soit la seule blanche de sa classe », confie-t-elle. « La ségrégation ethnique est une réalité, surtout à Paris. Il suffit de se rendre à une sortie de classe dans une école du 18e arrondissement pour s’en rendre compte. À Barbès, on a le collège du coin avec 50 % d’élèves défavorisés, tous noirs, et dans le collège plus prisé à 150 mètres, on y voit que des blancs. C’est un apartheid qui est une claque aux valeurs de la République », s’insurge le chercheur Julien Grenet.

Pour éviter le collège trop « ghettoïsé » de son quartier, Charlotte, enseignante dans un collège public, a opté pour une autre alternative : demander une « option langue renforcée » dans un meilleur collège public. Ces options où les classes à horaires aménagées (CHAM) proposent aux adolescents pratiquant un sport ou une activité artistique (musique, danse, théâtre) d’intégrer des classes spécifiques où l’on concilie scolarité et passion. Et historiquement, elles sont proposées dans des établissements les plus prisés. « Jusque-là, les parents demandaient des options de langues rares comme le vietnamien, le japonais ou les sections internationales, dans le but de faire entrer leur enfant dans un meilleur établissement, et depuis quelques années on joue le jeu des CHAM », reconnaît Maria Melchior.

Antoine, 40 ans, consultant, réfléchit justement à l’option d’une « classe à horaires aménagés » pour l’entrée de sa fille actuellement en classe de sa CM1. « J’aime bien l’idée d’une pédagogie où l’on fait de la musique et des cours plus traditionnels commente-t-il. Mais au fond, je sais aussi que dans une classe où les enfants vont au conservatoire, il y a déjà un certain niveau. C’est une forme d’entre-soi. »

Pour répondre à la problématique de la mixité sociale, l’Éducation nationale étend ces CHAM aux collèges fortement ségrégués afin d’y attirer des familles avec un plus important capital culturel. D’après les travaux de la sociologue Agnès Van Zaten, certains parents très engagés pour l’enseignement public vont jusqu’à intervenir dans la politique de l’école pour la changer de l’intérieur. Ces parents, que la sociologue appelle « colonisateurs », militent pour l’ouverture de ces classes dans leur collège. « Face à un État qui accepte des niveaux intolérables d’inégalités, ces parents trouvent d’autres stratégies, commente le chercheur Julien Grenet. Au final, ils maintiennent une forme d’entre-soi et des inégalités au sein de l’école, mais les valeurs sont sauves. »


(1) Le prénom a été modifié.


Source : Madame Figaro

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