jeudi 9 juillet 2020

Repentance — De quoi la France devrait-il s'excuser en Algérie ?

La tribune de l’historien Jean Sévillia sur les demandes répétées de repentances (et de compensations sonnante ste trébuchantes) deandées à la France pour sa colonisation de l’Algérie. En réclamant de nouvelles excuses à la France, le président algérien Abdelmadjid Tebboune entretient un ressentiment qui fait obstacle à un travail mémoriel apaisé sur la présence française en Algérie, estime l’historien. Jean Sévilla est chroniqueur au Figaro Magazine et membre du comité scientifique du Figaro Histoire, auteur de nombreux essais historiques, dont notamment Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie (Fayard, 2018)

Depuis 1962, l’Algérie a organisé de manière systématique l’écriture de son passé sur la base d’une propagande destinée à confirmer la légitimité de l’État-FLN, notamment avec le chiffre mythique de 1,5 million d’Algériens morts pendant la guerre d’indépendance (le chiffre réel, déjà bien assez lourd, est de 250 000 à 300 000 victimes, tous camps confondus). Avec le temps, ce récit à sens unique s’est étendu à la conquête de l’Algérie au XIXe siècle, ce qui permet aux hiérarques du système d’englober la totalité de la présence française en Algérie, de 1830 à 1962, dans un même discours réprobateur. Nul n’a oublié comment Abdelaziz Bouteflika, en visite d’État à Paris en 2000, avait pris la parole depuis la tribune de l’Assemblée nationale pour semoncer la France et l’inviter à reconnaître « la lourde dette morale des anciennes métropoles envers leurs administrés de jadis ».

En 2005, à Sétif, il montait d’un cran dans l’accusation : « L’occupation (française, NDLR) a adopté la voie de l’extermination et du génocide qui s’est inlassablement répétée durant son règne funeste. » Et en 2018, pour son dernier discours présidentiel, il reprenait le refrain habituel en saluant « le combat d’un peuple contre lequel le colonisateur a porté sa barbarie répressive à ses ultimes extrémités ». [Étrange génocide qui a vu la population musulmane passée de 2 millions à 12 millions sous l’occupation française]

Que l’actuel président algérien, Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre dernier, ait déclaré, le 4 juillet, attendre des excuses de la France pour la colonisation de l’Algérie n’a par conséquent rien d’étonnant : comme dans un jeu de rôle, l’homme jouait sa partition consistant à répéter comme un mantra que tous les torts, de 1830 à 1962, ont été du côté de la France. Comme son prédécesseur, le président Tebboune n’a pas manqué de présenter ses exigences (« On a déjà reçu des demi-excuses. Il faut faire un autre pas. »), en rappelant au passage que l’Algérie possède un moyen de pression sur Paris : les 6 millions d’Algériens ou de Franco-Algériens établis en France [établis très majoritairement depuis que l’Algérie est indépendante, libre et qui devrait être plus prospère grâce au pétrole découvert par les Français dans le Sahara peu avant l’indépendance.]

C’est donc un rituel du pouvoir, à Alger, que de vilipender la colonisation, alors même que près de 9 Algériens sur 10 sont nés depuis l’indépendance. C’était d’autant plus facile, pour Abdelmadjid Tebboune, que le Covid-19 lui a donné carte blanche, renvoyant chez eux les centaines de milliers de manifestants du Hirak, le mouvement de contestation qui avait montré que le peuple algérien attend autre chose que le sempiternel discours du FLN.

La vraie question est de savoir si la France va répondre docilement aux injonctions d’Alger. Et c’est là que commencent les inquiétudes si l’on se souvient qu’Emmanuel Macron, en février 2017, alors qu’il n’était que candidat à l’Élysée, avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », ajoutant que cette séquence « fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes », et que, devenu président de la République, il déclarait souhaiter, en janvier dernier, que le travail sur la mémoire de la guerre d’Algérie obtienne, sous sa présidence, « à peu près le même statut que celui qu’avait la Shoah pour Chirac en 1995 ». Cette formule semblait annoncer une reconnaissance de culpabilité de la France dans la guerre d’Algérie, ce à quoi se sont opposés tous les prédécesseurs du chef de l’État, même François Hollande.

Avoir restitué à Alger, comme cela a eu lieu le 3 juillet, les crânes de plus de vingt guerriers arabes et kabyles qui s’étaient révoltés contre la présence française après la fin de la guerre de conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme à Paris, n’était pas en soi scandaleux : ces combattants ont eu droit, environ cent cinquante ans après leur mort, à un hommage digne, et la France avait déjà eu des gestes symboliques analogues envers d’autres pays afin de marquer une amitié défiant les traces de conflits très anciens. Mais la République algérienne démocratique et populaire est-elle réellement l’héritière des tribus qui affrontaient l’armée française vers 1850, ces tribus n’ayant nulle conscience d’appartenir à une nation algérienne qui n’était même pas en gestation à l’époque, puisque la France venait de conquérir un territoire où se juxtaposaient des peuples hétérogènes ? L’interrogation porte aussi sur l’esprit d’un tel geste mémoriel. Généreuse amitié entre deux peuples sous le signe de l’oubli et du pardon, ou acte de repentance qui ne fera que susciter de nouvelles exigences ?

De quoi la France devrait-elle s’excuser ? D’avoir colonisé l’Algérie ? Mais peut-on refaire l’histoire ? Et n’y aurait donc rien à sauver de cent trente-deux ans de présence française outre Méditerranée ? La France doit-elle s’excuser d’avoir éradiqué des épidémies, construit des hôpitaux, des routes, des barrages et des ponts, d’avoir scolarisé des enfants, d’avoir introduit une agriculture moderne et d’avoir découvert le pétrole et le gaz du Sahara qui restent la richesse principale de l’Algérie d’aujourd’hui ? On dira — avec raison — que la colonisation ne fut pas que cela. Elle eut certes aussi ses échecs, sa part d’ombre, ses contradictions, notamment le fait que ce territoire, partie intégrante de la République française, représenta en réalité une société duale où, sans apartheid légal, mais avec un clivage inscrit dans les faits, deux types de population - Européens et musulmans coexistèrent sans se mêler totalement. [Avant la colonisation française, ce clivage existait déjà entre musulmans et juifs.]

Il faut dire la vérité sur le passé, toute la vérité. Le bien, le mal. Sans rien cacher, mais sans manichéisme et sans anachronisme. La colonisation n’a pas été un crime en soi : elle a été un moment de l’histoire. Dans sa phase de conquête, cette colonisation a été rude pour les colonisés, mais il en a toujours été ainsi depuis la nuit des temps. Quant à la guerre d’indépendance, elle a été violente des deux côtés : quelle guerre n’est pas violente ? La souveraineté française sur l’Algérie, de 1830 à 1962, représente cependant une expérience commune aux Français et aux Algériens. Cette expérience, il faut la regarder en face, sans l’embellir, ni la noircir. Pour les Algériens, cette vision apaisée serait le préalable à une relation enfin adulte avec la France.

Voir aussi
 
Chère Algérie : La France et sa colonie (1930-1962) de Daniel Lefeuvre

« Plus de deux cent mille morts, côté algérien, près de trente mille morts, côté français : telle fut l’issue sanglante de la guerre d’Algérie. Cette guerre meurtrière, qui a longtemps tu son nom, fut aussi extrêmement coûteuse : elle a représenté 20 % du budget de l’État pour la seule année 1959. Fallait-il que les enjeux soient considérables pour que la France manifeste, si longtemps, un tel attachement! Or ce livre démontre qu’il n’en fut rien, mettant à mal, au passage, bien des idées reçues : dès le début des années trente, l’Algérie connaît une crise qui ira s’aggravant jusqu’à son indépendance, et représente un fardeau toujours plus lourd pour la métropole. Les ressources sont insuffisantes pour nourrir une population qui croît très vite, car l’Algérie n’est pas ce pays richement doté par la nature qu’on s’est longtemps plu à imaginer ; la misère s’étend, les Algériens sont, très tôt, contraints de s’expatrier pour nourrir leurs familles — et non parce que la France fait appel à eux pour se reconstruire après 1945. Cette crise, aucune mesure n’a pu la juguler, ni les tentatives pour industrialiser la colonie avant la guerre, ni le plan de Constantine décidé en 1958. Quant à la découverte des hydrocarbures du Sahara, elle fut loin de représenter la manne qui aurait avivé la cupidité de la puissance coloniale... Analysant les relations complexes et changeantes entre les acteurs de la colonisation — État, organismes patronaux, entreprises, citoyens —, Daniel Lefeuvre propose une histoire nuancée et critique de ce pan tragique de notre passé colonial, au risque de heurter les partisans de la commémoration nostalgique comme les tenants d’une « repentante » mal entendue. »


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Lettres classiques — beaucoup d'élèves ne connaissent plus la patience


L’enseignement des lettres classiques n’est plus de saison. Mais il reste quelques passeurs, comme la maison d’édition centenaire Les Belles Lettres, et la jeune helléniste Andrea Marcolongo.


Il n’aura pas fallu très longtemps pour que nous changions de civilisation. En cinquante ans, nous avons presque cessé de faire la guerre, standardisé la possibilité de faire l’amour sans engendrer, mis en quarantaine la moitié de l’humanité, remplacé chez nos enfants les jeux de mains par des jeux vidéo, et les livres par les réseaux sociaux. Le digital, le globish et l’écologie sont devenus notre sainte-trinité, et ces mêmes enfants ne retiennent qu’à peine les textes que leurs professeurs de lettres désenchantés n’ont plus envie de leur transmettre. George Steiner, décédé en février, prophétisait depuis longtemps ce basculement : celui de l’âge des livres vers celui des images. L’incandescent érudit polyglotte ne se faisait pas d’illusions. Pas plus d’ailleurs que Marc Fumaroli, autre virtuose, chantre d’un éternel ressourcement des Modernes dans les Anciens, qui nous a quittés il y a peu. Le sablier ne sera pas inversé. L’Adieu aux Anciens est sans retour possible.

Les lettrés d’aujourd’hui, car il en reste, se penchent donc autrement sur l’Antiquité abolie. Ils sont souvent italiens. C’est le livre de l’archéologue Massimo Osanna sur Les Nouvelles Heures de Pompéi (Flammarion), ou l’attachant atlas étymologique d’Andrea Marcolongo. Cette Italienne gracile à l’œil bleu piquant vit à Paris depuis quelques années. Elle a connu il y a trois ans un succès inattendu avec La Langue géniale, cantilène enflammée pour le grec ancien – 200 000 exemplaires, traduit dans une quinzaine de pays, des conférences jusqu’en Amérique latine. Le public, un certain public en tout cas, continue de répondre présent à ce genre d’appels au secours. Certains se laisseraient sûrement tenter par le défi d’apprendre une langue aussi lointaine. « Beaucoup d’élèves ne connaissent pas la patience, or il faut savoir que cela prend du temps, c’est comme un marathon (grec…), cela doit se préparer », prévient notre interlocutrice diaphane (dont témoigne la photo ci-contre prise par son ami Nikos Aliagas). Il ne faut plus rêver à une génération spontanée de petits hellénistes et latinistes, même si quelques professeurs de combat, comme Augustin d’Humières, fondateur de l’association Mêtis, continuent de remonter le courant. On ne pourra pas contrecarrer la puissance stupéfiante de la civilisation des images. Il nous reste néanmoins la liberté de nous ressourcer grâce à quelques passeurs de mémoire. Modestement, Marcolongo s’y emploie. Non pas en universitaire surabondante de savoir — comme son modèle, Jacqueline de Romilly —, mais en helléniste de terrain, ancienne prof de latin-grec en Italie. Elle a été bien d’autres choses, et notamment l’éphémère plume de l’éphémère président du Conseil italien Matteo Renzi. Cette expérience lui a montré la pauvreté de la langue politique contemporaine, et son rythme haletant, répétitif et amnésique. « Il faut tout le temps surprendre, étonner, faire des coups, et très peu donner sa place à la réflexion et au temps long. » En effet, la politique, jadis si infusée de mémoire et d’histoire, n’est aujourd’hui devenue qu’une comédie amnésique, où les mots n’ont plus de sens qu’euphémisés et tenus par le carcan du « politiquement correct », que Marcolongo déteste.

Car il y a dans toute étymologiste un généalogiste acharné qui se méfie du présent. Les mots sont devenus insipides, car on ne connaît plus rien de leur histoire. « Le présent n’existe pas, si ce n’est dans la distension de l’âme qui récupère les souvenirs et les projette vers ce qui adviendra — le présent est donc ineffable, une simple limite établie entre un passé que nous nous rappelons et un avenir que nous présageons grâce aux souvenirs », écrit-elle. L’étymologiste relie les mots à leur sens archaïque comme le corps mort retient la bouée où s’attache le bateau. « Nommer la réalité, c’est la soustraire à la confusion », ajoute-t-elle, en vestale de l’ordre contre le chaos, ce chaos de la « mer vineuse », chère à Homère, sans bord et sans forme, dont elle parle très bien.

L’histoire des mots ne cesse de corriger les contresens du temps présent. Ainsi, on aurait tort de ne voir qu’une différence de degré entre haïr et détester. Haïr est un vœu éternel d’anéantissement total de l’ennemi. « C’est Polyphème maudissant Ulysse. » En revanche, détester vient de la racine « terstis », qui signifie qu’un « tiers » peut départager les adversaires. On déteste celui dont des témoins confirment qu’il nous a lésés. La querelle peut se purger devant un tribunal. Mieux vaut la détestation, transitive et judiciaire, que la haine, intransitive et meurtrière. À rebours, « je t’aime » se dit en latin : « diligo te », je te choisis. « S’ils ne craignaient rien plus que le chaos aveugle et l’irrationnel, comment pouvaient-ils accepter que le sentiment le plus noble soit le fruit d’une simple coïncidence ? L’amour était pour eux un choix », souligne Marcolongo. Cupidon, l’angelot qui décoche ses flèches au hasard, n’a donc « rien à voir avec la religion romaine », décoche-t-elle à son tour.

Ce livre tord aussi le cou à l’idée moderne d’un « bonheur », qui serait soit le fruit d’un hasard favorable, soit d’un art de se mettre en retrait. Or « felix », radical de « félicité », vient de la racine indo-européenne Fe, qui est à l’origine de fecundus. Le bonheur vient à celui qui est fécond et productif, même quand il connaît des coups durs. « Être heureux ce n’est pas connaître une vie de quiétude, c’est l’énergie d’agir, la joie de faire. L’infélicité est l’incapacité à se mouvoir, c’est rester immobile sans pouvoir chasser les pensées pénibles », résume-t-elle. Le mot « poésie » est lui aussi prisonnier d’un cliché semblable. Comme le savent bien les hellénistes, le radical du mot signifie « faire », « fabriquer ». « Le contraire de la poésie n’est pas la prose, mais l’ataraxie. » On en conclura que les poètes ne sont pas ceux qui jouent à l’être en revendiquant leur désœuvrement, mais tous ceux qui font et en faisant connaissent la félicité d’une vie féconde. « Fabriquer notre présent, c’est donc le poétiser », conclut l’auteur.

Et le mot destin ? Il vient du latin destinare, à savoir fixer, établir, assigner un but. « Les “destinae” étaient des points d’appui, les fondations de la vie. » Là encore, aucune trace de hasard. Nous connaissons la destination que nous voulons atteindre. « Nous préparons notre voyage bien avant d’arriver à “destino”, au destin, comme le dit l’espagnol. » Le fatum est donc l’anti-destin. Sa racine vient du verbe « fari », dire. Ce sont les oukases qu’auraient prononcés des dieux sadiques à notre endroit et auxquels croient les esprits superstitieux. Marcolongo nous rappelle par petites touches que le langage, et seulement lui, nous permet de dominer, à force de patience, le fatum, le hasard, et le chaos. C’est la leçon gréco-latine numéro un !

Source : Le Figaro

Étymologies
par Andréa Marcolongo
publié aux Belles Lettres
à Paris
le 5 juin 2020
332 pages,
ISBN-10 : 2 251 450 866
ISBN-13 : 978-2251450865