Le cabinet du ministre québécois responsable de la Lutte contre le racisme, Christopher Skeete, a qualifié de « triste première » la prise en compte d’un rapport censément adapté aux « réalités » des criminels racisés (noirs en l'occurrence) dans la détermination d’une peine. Bien que nous respections pleinement l’indépendance judiciaire, ce jugement soulève des questions fondamentales sur l’égalité des citoyens devant la justice. Créer deux classes de citoyens, selon leur origine, est préoccupant », a réagi le cabinet du ministre Skeete.
Qu’est-ce qu’une EIOEC ?
Une EIOEC est un rapport présentenciel [le jargon! calque de l'anglais « presentential », comprendre ici « préalable » à la sentence] d’experts qui est utilisé pour déterminer la peine d’une personne racisée – mais qui est surtout utilisé pour les personnes noires. Elle est donc déposée après qu’un accusé est reconnu coupable, mais avant que la peine soit déterminée.
Comme tente de l’expliquer Me Valérie Black St-Laurent, avocate et directrice des opérations chez Jurigo, « l’objectif d’une EIOEC, c’est vraiment d’informer la Cour pour contextualiser le parcours de la personne qui se trouve devant elle et pour qu’elle puisse rendre une peine qui est juste » et individualisée, comme le prévoit le Code criminel.
« C’est individualisé, mais il reste que les statistiques montrent que tout le groupe des personnes noires est victime de discrimination », renchérit sans hésitation Karine Millaire, professeure adjointe à la faculté de droit de l’Université de Montréal.
« Il faut tenir compte du fait qu’il y a une surincarcération des personnes noires qui est issue du fait que notre système est aussi discriminatoire », prétend-elle.
Concrètement, ça s’articule comment ?
Dans le cas de Frank Paris, le rapport rappelle qu’il a grandi sans son père et que la monoparentalité est beaucoup plus importante chez les Noirs du Canada que chez d’autres groupes. L’EIOEC soulève également son enfance à Côte-des-Neiges, à Montréal, un « quartier défavorisé caractérisé par la pauvreté et le crime », et où « il y avait du profilage racial ».
Sans faire de diagnostic, les autrices du rapport arguent aussi pour que soit considérée « la possibilité de syndrome post-traumatique (TSPT) » associé au « traumatisme intergénérationnel de l’esclavage » en Nouvelle-Écosse – d’où vient sa mère – dans l’appréciation du parcours de vie de M. Paris, et donc dans sa peine.
La Nouvelle-Écosse compte une population noire historique issue de l’esclavage [aboli il y a près de deux siècles]. Même s’il est né au Québec, les visites fréquentes de M. Paris dans la famille de sa mère « ont forgé une expérience d’homme noir diverse, enracinée dans les églises noires » de cette province, peut-on lire dans le rapport.
Le rapport relève aussi des moments précis de discrimination raciale subis par l’accusé, notamment lorsqu’il a été erronément détenu dans un centre pour migrants parce qu’on le croyait jamaïcain, malgré sa citoyenneté canadienne.
Dans sa décision, la juge écrit qu’après la lecture de l’EIOEC, « la Cour a décidé de réduire la sentence qui devrait être de 35 mois à une sentence de 24 mois », comme le voulait la défense – une peine déjà purgée en détention préventive. Elle a aussi ajouté une probation de trois ans.
« Nous devons apprendre. Nous devons nous adapter », écrit la juge Lepage.
Est-ce que cette démarche est aussi utilisée pour d’autres groupes ?
Oui. Le fondement même des EIOEC repose sur ce qui est fait avec les délinquants autochtones depuis plus d’un quart de siècle.
En 1999, l’arrêt R. c. Gladue de la Cour suprême du Canada énonce que les juges doivent considérer les « facteurs systémiques » distinctifs des Autochtones, notamment l’impact de la colonisation, lors de la détermination de la peine. C’est le début des rapports Gladue, qui jouent un rôle semblable à celui des EIOEC.
Dans sa décision, la juge Lepage a tenu à souligner que la démarche qui a mené à la peine réduite de M. Paris est « réminiscente des sentences adaptées aux besoins et enjeux » des Autochtones.
Il existe cependant une distinction entre ces procédures. Les juges ont l’obligation de considérer les rapports Gladue ; les mettre de côté constituerait une erreur de droit. Les EIOEC, elles, ne sont ni obligatoires ni codifiées. Elles sont plutôt traitées comme des opinions d’experts, au même titre que le serait une évaluation psychiatrique ou une analyse balistique.
Karine Millaire souligne que les Autochtones et les Noirs partagent des caractéristiques fondamentales. Historiquement, ce sont les deux groupes qui ont subi de l’esclavage au pays [euh, on y reviendra mais les autochtones étaient aussi esclavagistes et jusqu'au XIXe siècle en Colombie-Britannique!]. De manière plus contemporaine, ce sont les groupes ayant les plus importants enjeux de surincarcération – attribuables à la discrimination, selon la Cour suprême.
N’existe-t-il pas déjà des rapports présentenciels [préalables à la sentence] ?
Oui. « Même pour des personnes qui ne sont ni racisées ni autochtones, des rapports présentenciels (RPS) sont remplis tous les jours » pour permettre à la Cour d’avoir un portrait plus global des personnes devant elle, explique Me Black St-Laurent. On y évalue évidemment les agissements de l’accusé, mais aussi le « milieu sociodémographique dans lequel il évolue, le type d’emploi qu’il occupe », son entourage, son parcours, etc.
Or, « les RPS ne viennent souvent pas contextualiser les aspects systémiques et les enjeux institutionnels, et sont donc incomplets », argue Me Black St-Laurent. D’où la nécessité du processus formalisé de l’EIOEC, selon elle.
« Il faut défaire le mythe que ce sont des processus différents. Toute personne qui est condamnée pour sa détermination de la peine a ce droit de présenter tous les facteurs pertinents dans la prise en compte de son contexte. On ne se retrouve pas à créer un régime qui est hors-la-loi pour les personnes noires », allègue Karine Millaire.
« Ultimement, c’est le même pouvoir discrétionnaire du juge de tenir compte de la situation de la personne. Mais la situation est que, si on est racisé, on fait partie d’un groupe qui vit du racisme systémique. » [par définition circulaire dirait-on, racisme systémique dont les effets seraient séculaires voir l'invocation à l'esclavage en Nouvelle-Écosse].