dimanche 8 avril 2018

Rémi Brague sur la droitisation des catholiques et le silence de l'Église sur l'insécurité culturelle

Le philosophe et historien des religions souligne les origines chrétiennes de la laïcité et la spécificité de l'islam, qui « est un système juridique qui se présente comme d'origine divine et où tout, en conséquence, n'est pas négociable ».

Extraits de son entretien avec Vincent Trémolet de Villers dans le Figaro de lundi 9 avril 2018.

[...]

Rémi Brague. — Ce que certains antichrétiens disent ou écrivent aujourd'hui sur le christianisme témoigne d'une ignorance arrogante et tranquille de l'histoire qui effraye. [...]

Figaro. — La question des migrants pourrait être abordée, en quoi l'Église est-elle légitime pour s'exprimer sur ce thème ? Comment distinguer ce qui tient de la charité personnelle et du réalisme politique ?

Rémi Brague. — Elle ne tire la légitimité, sur ce thème comme sur tous les autres, que de sa très longue expérience en matière de relation au prochain. Et surtout, elle a reçu du Christ des paroles inouïes sur l'amour dû à celui-ci qui n'est pas le membre du même club, mais tout être humain, dans lequel il faut voir le Christ lui-même.

Ne confondons pas les ordres : la charité personnelle ne fait pas une politique. La charité personnelle, l'adjectif le dit, concerne les personnes : celles qui la pratiquent, seules ou en associations, et celles qui en sont l'objet. La politique, elle, suppose par définition qu'un dirigeant incite à une certaine attitude, parfois par la contrainte des lois, voire de la police, tout un groupe qui n'en a pas toujours envie. Les dirigeants doivent penser aux efforts qu'ils demandent à ceux qu'ils dirigent. Cela devient franchement vil quand des gens qui sont à l'abri font la morale à ceux qui sont en première ligne.

Figaro. — La voix de l'Église se fait entendre sur le sort des migrants, mais très rarement sur « l'insécurité culturelle » que peuvent ressentir les populations d'accueil. Pourquoi ?

Rémi Brague. — Il est difficile de donner des chiffres précis qui permettraient de comparer un discours perçu comme bavard à un silence relatif. Il faut tenir compte aussi de la façon dont les médias choisissent de répercuter certains discours et d'en étouffer d'autres.

Par ailleurs, le sort des migrants est un fait spectaculaire, que les médias portent à notre connaissance à travers des images frappantes, d'ailleurs souvent sélectives, voire parfois truquées. Vous parlez de l'insécurité culturelle, reprenant la formule lancée par Christophe Guilluy et dont Laurent Bouvet a fait le titre d'un livre. Cette impression de « ne plus être chez soi » est un malaise diffus, qui la plupart du temps reste muet. Elle mène les gens à déménager plutôt qu'à manifester. Or, il est très facile de dire ce qu'il faut faire quand quelqu'un se noie : lui jeter une bouée, etc. Mais que dire devant quelqu'un qui change de quartier ? Lui faire la morale serait assez ignoble, surtout quand on habite une banlieue huppée.

[...]

Figaro. — Entre poussée islamiste, crise de la modernité, défense d'une culture chrétienne, diriez-vous que notre société est traversée par un tourment religieux ?

Rémi Brague. — Le dire est enfoncer des portes ouvertes. Ou plutôt, cela le serait si la nature religieuse du tourment dont vous parlez était claire. L'islam n'est qu'en partie ce que nous appellerions une religion. Il comporte des pratiques que nous classerions comme religieuses, comme la prière, le jeûne, le pèlerinage. Mais aussi des règles qui, pour nous, relèveraient du droit des successions ou du droit pénal, ou de simples coutumes, comme les interdits alimentaires, les règles vestimentaires, etc. La culture chrétienne, dites-vous ? Mais si le christianisme n'est qu'une culture parmi d'autres, pourquoi lui accorder tant d'importance ?

[...]

Figaro. — Jérôme Fourquet a publié un livre décrivant la « droitisation » des catholiques…

Rémi Brague. — [...] Le fait massif est plutôt que les catholiques de droite n'ont plus grand monde en face d'eux. Ceux qui se disent à gauche y ont passé l'arme… Qui reste-t-il d'honorable parmi les « cathos de gauche » ? Jacques Julliard, à coup sûr. Mais à part lui ? Les malheureux, ils ont avalé tant de couleuvres ! Il y en a eu qui sont restés aveugles à la réalité des pays gouvernés par les partis communistes, qui n'ont vu ni qui les « porteurs de valises » mettaient au pouvoir en Algérie, ni ce que faisaient les Lider Maximo et autres, etc. Ceci dit, je crains qu'un « à droite, toute » des catholiques ne leur fasse avaler à leur tour bien d'autres couleuvres.

De plus, tout porte à croire qu'une bonne partie de la gauche a abandonné la question sociale qui en avait fait la force et la légitimité aux deux derniers siècles. Elle préfère le « sociétal », ce qui veut dire en gros soigner les bobos des bobos.

N'oublions pas non plus les jeunes qui se placent à un niveau tel que le clivage gauche-droite perd sa pertinence. C'est le cas là où il s'agit, par exemple, non pas de dégoiser contre ceci ou cela, mais d'adopter dans son style de vie propre un comportement respectueux de l'environnement des générations dont nous avons hérité, de celles à qui nous devons transmettre, du corps (et surtout du corps féminin), du prochain, etc.

Figaro. — Vous avez signé l'appel des intellectuels contre le séparatisme islamiste. Comment articuler la laïcité, l'héritage culturel chrétien et la présence de millions de Français musulmans ?

Rémi Brague. — Ce séparatisme est un fait social aux causes multiples, dans lequel la faute est des deux côtés. Pour le dépasser, on aura besoin des deux côtés.

La laïcité est un mot ambigu pour lequel on peut parfaitement revendiquer une filiation chrétienne. S’il signifie la neutralité de »'État en matière de religion, les historiens nous rappelleront que ce fut une demande des premiers chrétiens contre l'Empire romain qui les a persécutés jusqu'à Constantin, puis des papes contre les empereurs. Si en revanche, on entend par là un laïcisme militant, soucieux d'en finir avec les religions, je lui souhaite bien du plaisir…

Il faut distinguer les gens que nous appelons ou qui s'appellent eux-mêmes musulmans, qu'ils soient français ou non, et l'islam. Les premiers ne se réduisent pas au second et les appeler « musulmans » — plutôt que par leur origine, leur métier, leur résidence, etc. –, c'est déjà les plaquer sur leur identité religieuse. C'est faire au niveau théorique ce que Frères musulmans et salafistes, d'accord sur ce point, veulent faire dans la pratique. L'islam, lui, derrière toutes ses variétés, est un système juridique qui se présente comme d'origine divine et où tout, en conséquence, n'est pas négociable.

Voir aussi

Église catholique et l'immigration — le grand malaise

Rémi Brague : « Non, la parabole du bon samaritain ne s'applique pas aux États ! »

Laurent Dandrieu : « Les souffrances des Européens sont sorties du champ de vision de l’Église »

Pourquoi le patriarcat a de l’avenir


L’entretien de Laurent Dandrieu avec le site Le Rouge et le Noir.

L’Église catholique — pour qui sonne le glas ? (M-à-j)

L’idée banale selon laquelle il suffirait d’oublier ce qui sépare ne mène à rien…

Les plus religieux hériteront-ils de la Terre ? (professeur Eric Kaufmann)

L'Église anglicane au Québec se meurt, elle soutient fortement le cours ECR

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire