mardi 6 novembre 2012

Deux démographes sur l’avenir du français au Québec

Tiré du carnet de Bock-Côté :

Guillaume Marois : Les grands titres des médias révélaient que les allophones adoptaient de plus en plus le français. L’amélioration est réelle : parmi ceux qui font un transfert linguistique, environ 56% adoptaient le français en 2011 contre 54% en 2006 et 50% en 2001. Or, le français n’est pas pour autant en bonne situation, car la dynamique ne lui est pas encore favorable. Il est simplement dans une situation moins pire qu’auparavant. Pour éviter la dégradation relative du poids du français par rapport à l’anglais, les transferts linguistiques vers devraient atteindre environ 90%. On est donc encore très loin du compte. Autrement dit, ce facteur ne fait pas progresser le français, il le fait décliner un peu moins vite qu’avant. En somme, le résultat de cette dynamique et des autres forces en jeu demeure encore clair : le français est en déclin. En 2001, au Québec, la proportion de personnes parlant le français à la maison était de 83,1%. En 2006, le chiffre a chuté à 81,8%. Les données du recensement de 2011 montrent que la proportion est maintenant de 81,2%. Ce déclin est en partie dû à l’augmentation du nombre d’allophones, mais également de la plus forte attraction qu’exerce l’anglais.

Par ailleurs, si malgré son déclin, le français demeure quand même prépondérant pour l’ensemble du Québec, la situation est tout autre à Montréal, où se concentre la majorité des immigrants. Sur l’île de Montréal, les francophones (selon la langue parlée à la maison) ne sont plus que 53% de la population en 2011, contre 54,2% en 2006 et 56,4% en 2001. Pour minimiser l’ampleur du déclin, certains vont pointer du doigt l’exode des francophones vers la banlieue. Or, c’est oublier que le français décline également dans la banlieue. Pour l’ensemble de la région métropolitaine de Montréal, banlieues comprises, la proportion de francophones selon la langue parlée à la maison est désormais de 68,4%, contre 69,1% en 2006 et 70,9% en 2001.



Un autre volet important des données démolinguistiques du recensement qui n’est pas passé sous le radar des grands médias concerne la connaissance des langues officielles. C’est à la mode depuis un certain temps : on vante les prétendues vertus du bilinguisme. Or, le recensement révèle que c’est seulement au Québec que le bilinguisme est en progression. Également, en ventilant selon la langue maternelle, l’on note que cette augmentation s’observe seulement chez les francophones, alors que la proportion d’anglophones et d’allophones connaissant le français et l’anglais connaît une légère diminution.

Idéalement, des chiffres sur la langue parlée au travail permettraient de préciser l’ampleur de l’anglicisation, mais ces données n’existent plus depuis l’abolition de la version longue du recensement. Toutefois, selon les dernières données disponibles (tirées du recensement de 2006), la position du français est encore plus précaire selon cet indicateur, puisque le pouvoir d’attraction de l’anglais comme langue de travail est encore plus important que comme langue parlée à la maison.

En une phrase, on peut résumer ainsi la dynamique linguistique révélée par le recensement : peu importe l’indicateur utilisé, le français est en déclin partout, que ce soit pour l’île de Montréal, sa banlieue, l’ensemble du Québec ou le reste du Canada.

Patrick Sabourin : Le constat est particulièrement clair : le français poursuit son déclin au Canada. Ces résultats illustrent pour une énième fois l’échec du mode d’aménagement linguistique canadien, aménagement qui repose sur un régime de libre concurrence entre les langues officielles. Cette situation de libre marché linguistique joue naturellement en faveur de l’anglais. Le recensement canadien de 2011 a montré qu’il y a de moins en moins de gens qui parlent le plus souvent le français à la maison, que l’assimilation des francophones est en hausse et que la connaissance du français est en baisse, principalement parce que le taux de bilinguisme des anglophones a chuté. Le français est donc de plus en plus marginalisé au Canada.

Je parle d’abord du Canada parce qu’on a tendance à considérer le Québec, à tort, comme un vase clos. Il me semble évident que ce qui se passe au Canada a des répercussions sociologiques, linguistiques et politiques au Québec. Nous n’avons qu’à songer à l’effritement des relations entre le Québec et les communautés francophones du Canada ou à la nomination de hauts fonctionnaires unilingues à Ottawa.

Mais revenons-en au Québec. Les données du recensement ont montré que le français y avait aussi régressé. Qu’est-ce à dire? D’abord que son poids démographique a diminué, que ce soit selon la langue maternelle ou selon la langue parlée le plus souvent à la maison. Mais c’est aussi dire que le poids relatif du français par rapport à l’anglais a diminué. Il est important de le souligner, puisque dans le contexte canadien, c’est essentiellement avec l’anglais que le français est en compétition, et non pas avec les langues étrangères.

Y a-t-il crise, donc? Je ne crois pas. Le mot crise convient mal au domaine de la démographie dont les paramètres et indicateurs bougent généralement lentement. Il faut toutefois prendre acte de la tendance lourde que représente le déclin du français et réfléchir aux possibles conséquences à long terme de cette régression. Le vieillissement démographique est connu depuis des décennies, mais la véritable «crise» ne surviendra que dans les prochaines années, au moment où le papy-boom battra son plein. Quand la véritable crise survient, il est souvent trop tard pour agir.

J’aimerais terminer en apportant quelques précisions sur les variables linguistiques du recensement. La langue est un phénomène complexe dont on ne saurait réduire la mesure à une simple opération comptable. La langue peut être porteuse d’une identité, d’une culture, mais peut aussi être réduite à un rôle instrumental : commander un café, servir un client, demander son chemin. Certains intellectuels prétendent que le phénomène est si complexe que les données du recensement ne nous permettent pas de tirer quelque conclusion que ce soit. Cette critique est excessive en ce sens qu’elle relève davantage de l’obscurantisme que de la science. Certes, les mesures sont imparfaites, et il sera toujours nécessaire de les critiquer, de les nuancer, d’ajuster nos hypothèses. Mais cet important travail critique ne doit pas nous empêcher de tirer des conclusions, ce qui, en bout de ligne, demeure le principal objectif de la science.

Dans le même ordre d’idée, plusieurs considèrent que la langue maternelle et la langue parlée à la maison sont des mesures inadéquates de la situation linguistique. Selon ces critiques, seule compte la langue d’usage public, qu’on mesure au recensement par la langue utilisée au travail. Je trouve que cette vision est réductrice. La langue maternelle mesure la première langue apprise dans l’enfance et revêt en ce sens un certain caractère identitaire qui renvoie au passé. La langue parlée à la maison mesure l’utilisation d’une langue dans l’espace privé et nous informe sur la langue d’intégration culturelle, celle qui sera fort probablement transmise aux enfants. La langue de travail nous fournit quant à elle une estimation de l’usage d’une langue dans l’espace public, et donc un instantané de l’orientation linguistique des allophones. Toute ces mesures sont pertinentes et contribuent à brosser un portrait plus clair de la situation linguistique. En ce sens, l’abolition de la question sur la langue de travail dans le recensement de 2011 est déplorable, puisqu’elle ne nous laisse que la langue maternelle et la langue parlée à la maison pour réaliser un portrait de la situation linguistique.

On a beaucoup critiqué l’étude de la langue parlée à la maison sous prétexte qu’on ne pouvait forcer les gens à parler le français dans leur propre foyer. Cet argument est ridicule! Il n’a bien sûr jamais été question de forcer les gens à faire quoi que ce soit dans leur vie privée. L’étude de la langue parlée à la maison nous permet entre autres de mesurer le pouvoir d’attraction de l’anglais par rapport au français. Lorsqu’un allophone opère un transfert linguistique, il serait souhaitable que ce soit 9 fois sur 10 vers le français afin de maintenir l’équilibre démolinguistique. Mais ce n’est pas parce qu’on mesure la langue parlée à la maison qu’on veut la changer directement : il s’agit plutôt d’une sorte de baromètre qui peut nous donner des indications sur nos politiques de sélection des immigrants, par exemple, ou sur des modifications à apporter à la loi 101. Le démographe Michel Paillé a une bonne analogie à ce sujet : la lutte au tabagisme. Les gens ont parfaitement le droit de fumer, ce qui n’empêche pas le gouvernement de mesurer le phénomène, de se fixer des objectifs et d’adopter des mesures pour réduire le tabagisme.

[...]


Mathieu Bock-Côté : On rêvait autrefois d’un Québec français. On semble de plus en plus rêver d’un Québec bilingue. Comme si le grand idéal national mis à jour avec la Révolution tranquille s’était essoufflé. Existe-t-il selon vous une idéologie du «bilinguisme obligatoire» au Québec ? Et si oui, quelles sont ses conséquences sur la défense et la promotion du français au Québec.

Guillaume Marois : Les voix criant les vertus du bilinguisme sont nombreuses. Je n’ose me prononcer sur les retombées réelles ou supposées de l’apprentissage de deux langues sur le développement et la cognition, je laisse la tâche aux linguistes et aux spécialistes du sujet. D’un strict point de vue statistique, les gens actuellement bilingues ont en moyenne de meilleurs revenus. C’est un fait. Il serait par contre irréaliste de penser qu’on puisse augmenter le revenu moyen de la population en imposant le bilinguisme à tout le monde. Théoriquement parlant, plus il y a de gens bilingues, moins l’avantage comparatif de ces gens par rapport aux autres sera important et plus il y aura de personnes bilingues occupant des emplois qui ne le nécessitent pas. D’un point de vue individuel, il est néanmoins évident que le bilinguisme est en soi une bonne chose.

Toutefois, et c’est important de le souligner, les chiffres sur la connaissance des langues officielles sont très clairs : c’est au Québec que l’on retrouve le plus de bilingues et de loin. Selon le recensement de 2011, la proportion de personnes connaissant suffisamment le français et l’anglais pour y tenir une conversion atteint 42,6%. Dans les autres provinces à l’exception du Nouveau-Brunswick, les chiffres sont insignifiants. Pour l’ensemble du reste du Canada, en incluant les Acadiens et les Franco-Ontariens, la proportion de bilingues a même diminué et n’est plus que de 9,7%, un plancher jamais atteint depuis 1991. Au Québec, le bilinguisme est quant à lui en progression, mais uniquement chez les francophones, alors qu’il perd des plumes chez les anglophones et allophones. Bref, la situation est la suivante : ceux qu’on cherche le plus à bilinguiser sont paradoxalement déjà les plus bilingues et les seuls chez qui le bilinguisme est en progression. [Note du carnet : C'est le propre d'une minorité dominée.] Ceux qui croient réellement aux vertus individuelles du bilinguisme et qui ne militent pas en ce sens pour des fins idéologiques devraient donc changer de groupe cible.

Patrick Sabourin : Je pense que cette idéologie existe depuis longtemps, mais qu’elle s’est normalisée dans les dernières décennies, trouvant récemment son expression la plus extrême dans l’imposition de l’anglais intensif en sixième année par le gouvernement du PLQ.

Il faut préciser qu’au Québec, lorsqu’on parle de bilinguisme, on entend surtout la connaissance de l’anglais chez les francophones. À ce propos, il est révélateur que l’anglais intensif en sixième année n’ait pas été accompagné d’une mesure équivalente dans les écoles primaires anglophones. Par ailleurs, on ne spécifie même plus quelles sont les deux langues constitutives de ce qu’on appelle ici le «bilinguisme». «Être bilingue» est presque devenu synonyme de «parler anglais». À ce compte, il serait peut-être plus pertinent de parler d’unilinguisme de langue seconde…

Poussé à l’extrême, le «bilinguisme obligatoire», comme vous le nommez si bien, peut être une idéologie pernicieuse. D’abord parce qu’elle découle d’une vision simpliste voulant que l’anglais soit la langue de «l’ouverture sur le monde». Certes, l’anglais est parlé dans la plupart des régions du globe et s’est imposé comme la langue véhiculaire internationale, notamment dans le domaine des affaires et de la science. Cette langue est devenue incontournable. Mais lui prêter des vertus d’ouverture sur le monde relève selon moi de la fabulation. Preuve par l’absurde : si c’était le cas, tous les anglophones seraient par définition ouverts sur le monde! Je ne nie pas l’importance de l’anglais, loin de là. Elle sera toujours la langue seconde dominante au Québec. Mais j’ose penser qu’il faudrait opérer une véritable ouverture en intégrant l’apprentissage d’une plus grande diversité de langues et de cultures à notre cursus scolaire: pourquoi ne pas élargir l’offre d’enseignement des langues secondes à l’école? Pourquoi ne pas offrir l’espagnol ou l’allemand intensif en 6e année?

Il convient aussi de se questionner sur l’avenir du français dans une société ou tous les francophones seraient bilingues. Dans un contexte d’immigration élevée, comment convaincre les immigrants anglicisés d’apprendre le français si tous les francophones peuvent s’exprimer en anglais? Dans le contexte nord-américain, comment imposer le français dans les milieux de travail si tout le monde connaît l’anglais? Les Québécois ont tendance à penser que la connaissance de l’anglais ouvre les portes du bonheur et de la richesse. Mais il ne suffit pas de connaître l’anglais pour obtenir un emploi plus payant : il faut aussi l’utiliser au travail. Une bilinguisation rapide et généralisée pourrait compromettre par ricochets imprévus nos objectifs de francisation des immigrants et des milieux de travail.

Dans les sociétés minoritaires, le bilinguisme généralisé se révèle souvent un état transitoire vers un nouvel unilinguisme, celui de la langue dominante. Serait-ce nécessairement le cas au Québec? Je ne sais pas. Mais il me semble que la réflexion à ce sujet a toujours été trop sommaire.

Mathieu Bock-Côté : On entend de plus en plus d’idéologues soutenir que la fragilité du français est un mythe. Ou encore, présenter toute tentative de renforcer sa protection politique comme une forme de dictature linguistique, de coercition identitaire en contradiction avec les droits fondamentaux. Entendez-vous aussi ce discours émerger et comment l’expliquez-vous?

Guillaume Marois : Je ne peux dire s’il émerge ou s’il est présent depuis longtemps, mais ce type de discours est incontestablement présent et fort ces temps-ci. Je n’ose pas me prononcer sur les motivations de ceux qui nient la fragilité du français, mais en tant que démographe ayant à cœur les faits et la bonne utilisation des chiffres, je me désole de ce que je lis. Le nombre de tentatives pour minimiser le déclin du français est assez impressionnant : cela va de la remise en question de la pertinence des indicateurs les plus adéquats jusqu’à la distorsion malhonnête des données pour les faires paraître sous un jour plus favorable. L’exemple le plus frappant à cet égard est la mise en évidence de la légère augmentation de la proportion d’allophones qui adoptent le français. Plusieurs grands titres rapportaient cette statistique, comme s’il s’agissait du principal fait saillant du recensement. André Pratte a même eu l’audace de titrer son éditorial « Les progrès du français », même si tous les indicateurs indiquent que le français régresse. Rappelons que parmi les allophones ayant effectué un transfert linguistique, la proportion ayant adopté le français plutôt que l’anglais est effectivement passée de 54% en 2006 à 56% en 2011. Certes, le progrès est réel, mais il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle pour autant : il s’agit plutôt d’une nouvelle « moins mauvaise » qu’auparavant. Dans les faits, comme expliqués plus haut, les transferts linguistiques des allophones vers le français devraient atteindre environ 90% pour que ce facteur contribue à maintenir son poids démographique. Par ailleurs, notons que seule une faible proportion d’allophones effectue un transfert linguistique, car la majorité conserve sa langue maternelle. Est-ce que ceux-ci s’intègreront en français ou en anglais? Et leurs enfants? Probablement qu’ils connaitront le français, mais s’intégreront-ils pour autant à la majorité francophone dans une proportion suffisante? C’est difficile à prévoir, mais selon toute vraisemblance, rien ne laisse envisager que le français en sortira gagnant.

Patrick Sabourin : D’abord je tiens à dire que je n’ai pas de problème avec ceux qui défendent l’idée que la langue doit demeurer un choix individuel. Même si je n’endosse pas cette posture idéologique, j’en reconnais parfaitement la légitimité. Ce qui m’agace, c’est que ceux qui défendent ces idées sont souvent ceux qui nient la fragilité du français au Québec : ils refusent d’assumer leurs choix et de reconnaître l’impact que ceux-ci sont susceptibles d’avoir sur la langue commune. Il est à mon avis malhonnête de prétendre que la «libéralisation» du marché linguistique n’aura pas d’impact négatif sur le français. [...] Un exemple extrême de cela nous a peut-être été fourni par un blogueur du Huffington Post qui publiait quelques heures après la diffusion des données linguistiques un article dithyrambique sur les supposés progrès du français, et cela alors même que tous les indicateurs étaient au rouge. Dans ces circonstances, écrire comme le faisait l’auteur que le français exerce un «attrait puissant» sur les immigrants relevait du délire incantatoire.

Cela dit, je suis aussi d’avis que le discours anti loi 101 se radicalise, ramenant les termes du débat à ce qu’ils étaient dans les années 60. On reprend tout du début. Ceux qui dénoncent la loi 101 comme une loi fasciste vivent dans un univers parallèle. Cette loi vise à faire du français la langue normale et habituelle du Québec tout en reconnaissant explicitement les droits de la minorité anglophone, dont les institutions, rappelons-le demeurent protégées. Le mode d’aménagement linguistique québécois est le seul qui a su préserver la minorité historique sur son territoire. Le taux d’assimilation des anglophones est négatif, c’est-à-dire que le nombre d’individus qui parlent l’anglais à la maison dépasse le nombre d’individus de langue maternelle anglaise, et ce, de 30%. D’une certaine façon, la loi 101 n’a même pas supprimé l’avantage de l’anglais sur le français au Québec. On peut donc légitimement prôner une plus grande liberté de choix en matière de langue, mais il est absurde de prétendre que la loi 101 bafoue les droits des anglophones.

Je pense que le discours sur la langue a basculé dans une dynamique purement partisane dont l’effet principal est de pourrir le débat. En faisant l’économie des faits, les adversaires dérapent dans l’enflure verbale et les invectives, et se contentent de caricaturer la partie adverse. Pas une journée de la dernière campagne électorale ne s’est passée sans que le PQ ne soit taxé d’anglophobie. Et les accusations de traitrise ne sont également jamais bien loin. C’est déplorable. Il faut sortir la question linguistique de la partisannerie et la ramener dans le giron de la raison et de la science.




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