dimanche 2 novembre 2025

À l'ère de l'IA, faut-il encore faire des études ?

L’entendez-vous, cette petite musique qui monte tout doucement ? Les étudiants et les diplômés seraient trop nombreux, superflus, voire parfois carrément inutiles. En publiant Le Chaos qui vient, traduit en français par les Éditions du Cherche midi, Peter Turchin avait sonné le tocsin. Nos sociétés occidentales, assure-t-il, produisent plus d’aspirants à l’élite qu’il n’y a de places disponibles. Selon l’anthropologue américain, ce déséquilibre a des conséquences catastrophiques : l’appauvrissement des classes populaires et l’émergence d’une génération de déclassés, frustrés au point de menacer l’édifice social tout entier. Milan Kundera, déjà, dans L’insoutenable Légèreté de l’être, faisait dire à Franz : «Il y a de plus en plus d’universités et d’étudiants. Pour décrocher leurs parchemins, il faut qu’ils se trouvent des sujets de diplômes. Il y a un nombre infini de sujets, car on peut disserter sur tout. Les liasses de papier noirci s’accumulent dans les archives qui sont plus tristes que des cimetières parce qu’on n’y vient même pas à la Toussaint. »

Et voilà que surgit l’intelligence artificielle. Dans leur nouveau livre, Ne faites plus d’études : comment apprendre à l’ère de L’IA ? (Buchet-chastel), le médecin et conférencier charismatique Laurent Alexandre et l’économiste Olivier Babeau prédisent la fin de «l’aristocratie des talents» . Ils ne s’interrogent pas sur l’éventualité d’un cataclysme. Pour eux, l’affaire est entendue : « les robots ouvriers auront les mêmes compétences que celles du polytechnicien ». Ils spéculent seulement sur la date de péremption des formations traditionnelles.

Le glas des « je-sais-tout-je-vais-à-la-fac », moqués dans l’excellente série satirique américaine South Park, aurait sonné. À quoi bon s’encroûter sur les bancs de la faculté de médecine si CHATGPT 5 peut diagnostiquer une maladie rare mieux qu’un interne en médecine après sept années d’études ? L’IA est déjà quatre fois plus performante dans les diagnostics médicaux, d’après Laurent Alexandre, chirurgien de formation. Et pourquoi débourser 15 000 euros par an pour une école de commerce quand un agent conversationnel peut produire une stratégie marketing impeccable en quelques secondes ? Sam Altman, le patron d’openai, a déclaré que son enfant n’étudierait « probablement pas» à l’université. On rétorquera au créateur de CHATGPT qu’il a tout intérêt à jouer les bonimenteurs pour vendre son élixir miracle.

Certains titres desservent leurs auteurs et le contenu de leur œuvre. Cet ouvrage volontairement provocateur, en fait partie. Il aurait dû s’intituler « Ne faites plus d’études telles qu’on les connaît » ou « Apprenez autrement ». « La bonne question n’est plus “quelle école dois-je intégrer ?” mais “quelles compétences dois-je maîtriser pour atteindre mon objectif ?”», résument-ils. En réalité, le médecin énarque et le docteur en sciences de gestion conseillent moins de briser le moule qui les a façonnés que de repenser l’architecture de la connaissance. Les « rois » du marché du travail de demain seront «les compositeurs d’intelligence», assurent-ils. Derrière cette formule barbare, aux airs de mantra de développement personnel tout droit sorti du réseau social Linkedin, se dessine une idée plus stimulante. Le savoir de demain sera hybride par nécessité, s’appuiera sur la puissance des algorithmes et marquera « la revanche des autodidactes » face à ceux accrochés aux diplômes comme à la bouée d’un bateau académique en plein naufrage.

Cette tectonique des plaques cognitives tient de la rupture civilisationnelle à en croire les auteurs, qui la comparent à « l’invention du feu ». Toute révolution couronne ses élus. Qui seront ceux de L’IA ? Aux côtés des magnats de la tech, les rois de demain, selon la prophétie des auteurs, certaines professions pourraient être reconsidérées. Les aides-soignants, auxiliaires de vie, sages-femmes, éducateurs spécialisés… un tas de professions où l’on ne roule pas sur l’or, mal rétribuées dans nos sociétés obsédées par les cols blancs, vont gagner en valeur. Celles « du soin et du lien ». CHATGPT ne change pas la couche de votre bambin, Mistral ne prend pas la main de votre grand-mère souffrante et « désamorcer une crise d’angoisse, aucune IA ne peut réellement s’y substituer ».

Pour ceux qui s’obstinent à travailler dans le domaine des services, une compétence vaudra son pesant de cacahuètes sur le marché de l’emploi : le « faire savoir ». Les auteurs conseillent aux futurs étudiants de ne plus chercher à «accumuler les notes ». « Ce que vous montrerez vaut mille fois plus que ce que vous déclarerez avoir appris, déclarent-ils. La compétence ne se proclame plus. Elle s’expose. » C’est en tout cas ce qu’ils exposent.

Est-ce à dire que les «premiers de cordée» seront des influenceurs de leur supposé savoir ? Des marchands de leurs compétences avant d’être des sachants ? Babeau et Alexandre assurent qu’ils ne font pas « une apologie du décrochage », louent les vertus de « l’ennui » pour la créativité et insistent sur la fracture à venir : d’un côté, les lecteurs et les connaisseurs d’une histoire millénaire, capables de « reconnaître le doute, détecter le biais, sentir l’absurde et le dangereux derrière la belle tournure » des IA, et de l’autre ceux engloutis dans une époque où la moitié de notre temps libre est déjà vampirisée par les écrans, où nos adolescents s’abîment en scrollant sur Tiktok. « Les livres érigeront les fondations du château de vos savoirs », écrivent-ils. Dans le flot de livres sur l’IA publiés par les maisons d’édition chaque mois depuis deux ou trois ans, Ne faites plus d’études prend, à sa manière, ses distances avec les techno-béats de la Silicon Valley, sans tomber sans le luddisme primaire. Une vertu qui souligne à elle seule l’intérêt du livre.


Source: Le Figaro


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