samedi 13 septembre 2025

On a longtemps cru que les enfants du Moyen Âge n’étaient que peu considérés par leur famille

On a longtemps cru que les enfants du Moyen Âge n’étaient que peu considérés dans des familles obsédées par la survie. C’est tout l’inverse, montre l’historien Didier Lett.

Des nourrissons sanglés dans leur berceau, des emmaillotages si serrés qu’ils pouvaient retarder les premiers pas, des débats sur le lait maternel face à celui des nourrices… Nos obsessions parentales ne datent pas d’hier.

Déjà, au Moyen Âge, on guettait la marche et la parole, on s’inquiétait du sevrage, on mettait en garde contre l’excès de sévérité comme contre l’excès de tendresse. Mais ces gestes et ces inquiétudes n’avaient pas toujours le même sens qu’aujourd’hui : sangler son enfant ne visait pas seulement à prévenir la mort subite, c’était aussi conjurer le diable avant le baptême.

Dans son dernier ouvrage, Enfants au Moyen Âge (XII
e-XVe siècles, le bas Moyen Âge donc) aux  éditions Tallandier, Didier Lett, professeur d’histoire médiévale à l’université Paris-cité, redonne chair à ces pratiques et à leur signification. Loin des caricatures d’une époque dite « obscurantiste », son enquête révèle des parents partagés entre amour et crainte, piété et devoir.

LE FIGARO.  — Aujourd’hui, avec internet et les réseaux sociaux, les parents surveillent de près les étapes de développement. Mais c’était déjà le cas au Moyen Âge. Pourquoi la marche, la parole ou l’« âge de raison » étaient-ils si décisifs ?

DIDIER LETT. — Les médiévaux se concentraient beaucoup sur des âges symboliques. Le chiffre 7, par exemple, est très présent dans la société chrétienne : l’« âge de raison », à partir de 7 ans, reste d’ailleurs une référence encore aujourd’hui. C’est aussi proche de l’âge de l’entrée à l’école, moment clé de l’apprentissage. Les traités de pédagogie médiévaux, de plus en plus nombreux à mesure qu’on avance vers la fin du Moyen Âge, accordent une attention particulière à ces étapes. Ils ne sont plus seulement écrits par des clercs ou des moines, mais aussi par des laïcs, des pères de famille, donc des gens qui observent les enfants au quotidien. Toutes les étapes du développement sont scrutées. Le sevrage, par exemple, est décrit comme un processus progressif, avec des aliments semi-solides avant le passage à la nourriture adulte. La marche fait aussi l’objet d’une grande vigilance. L’archéologie et l’iconographie ont révélé l’usage de « youpalas » ou de petites charrettes à quatre roues, sortes de parcs roulants. Déjà à l’époque, on cherchait la meilleure manière d’apprendre à marcher à un enfant ! Faire marcher l’enfant sur une surface plane, le tenir sous les hanches, etc.

La parole, enfin, est une étape cruciale. Les parents sont très attentifs aux éventuels retards. On actionnait même des roues à carillon en priant Dieu pour que l’enfant parle. La maîtrise du langage, tout comme la marche ou le sevrage, était perçue comme un moment décisif du développement.

— Qu’est-ce qui préoccupait le plus les parents ?

— Les grandes angoisses, ce sont d’abord l’accident et la mort. À l’époque, la mortalité infantile est extrêmement élevée. Le moindre rhume, la plus petite angine - qui nous paraissent aujourd’hui bénins - peuvent être fatals. Les parents cherchent donc à protéger l’enfant de ces dangers. Ils redoutent aussi les accidents, même si, dans les familles paysannes où l’on compte cinq ou six enfants, la surveillance n’a évidemment pas l’intensité de celle que nous connaissons aujourd’hui.

Du côté de l’éducation, ce qui les inquiète le plus, c’est le rapport à Dieu. On est dans une société profondément chrétienne. Les parents insistent sur les bons comportements religieux, comme ne pas mentir, ne pas parjurer, tenir ses promesses, bien faire ses prières. Ce qui les angoisse, c’est de voir leur enfant s’écarter de la foi, basculer vers l’image repoussoir de l’hérétique, du « Juif » ou du « Sarrasin », figures perçues comme des contre-modèles à rejeter absolument.

—Vous décrivez aussi l’attention portée à la grossesse, à l’allaitement, au sommeil du nourrisson. Qu’avez-vous découvert ?

— Ce n’est pas seulement moi, mais aussi Danièle Alexandre-Bidon, pionnière dans l’étude des gestes de puériculture, ainsi que les archéologues qui ont beaucoup travaillé sur les sépultures. On a ainsi découvert que l’enfant était souvent emmailloté dans des bandelettes très serrées. Cela peut nous sembler aujourd’hui antihygiénique, mais, au Moyen Âge, c’était un geste de protection. Le corps de l’enfant était perçu comme fragile, comparable à de la cire molle, et l’emmaillotage visait à éviter les déformations.

On a aussi retrouvé dans les tombes des jouets, y compris pour de très jeunes enfants, preuve que leur univers matériel comptait. Et les traités de médecine, largement hérités d’Hippocrate ou de Galien, montrent combien on cherchait à protéger l’enfant dès sa naissance, et même avant, puisque la femme enceinte bénéficiait d’une attention particulière dans la société médiévale. Sur l’allaitement, il y a beaucoup d’idées reçues. On croit souvent qu’il faut attendre Rousseau, au XVIIIe siècle, pour voir apparaître l’injonction aux mères d’allaiter. Or, au Moyen Âge, l’immense majorité (95 à 99 %) nourrit son enfant au sein. Seules les femmes qui n’avaient pas de lait, ou les grandes familles aristocratiques, princières et royales, faisaient appel à des nourrices. Le lait maternel était perçu comme le meilleur aliment pour l’enfant et son importance était unanimement reconnue. Ce n’est qu’aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles que la mise en nourrice s’est développée. Rousseau réagit donc bien davantage à son époque qu’au Moyen Âge.

— Peut-on dire qu’il existait déjà une « norme éducative » ?

— Oui, tout à fait. Elle n’est évidemment pas la même que la nôtre et peut paraître plus coercitive, plus violente. Les enfants recevaient sans doute plus de coups qu’aujourd’hui, mais guère plus qu’au XIXe siècle. La Bible elle-même - Ecclésiaste 7, 22 - conseille : « As-tu des fils ? Fais leur éducation et fais-leur plier l’échine dès l’enfance. »

Mais les traités de pédagogie médiévaux sont très clairs : il faut d’abord reprendre l’enfant par la parole, lui donner de bons exemples, le conseiller. Ce n’est qu’en dernier recours, si rien n’y fait, qu’une gifle ou un soufflet peuvent être administrés, et toujours « avec modération ». Les mauvais parents sont ceux qui frappent avec excès, assimilés dans les textes à des figures repoussoirs.

« Quand on dit aujourd’hui “je t’aime” à son enfant, ce n’est pas la même chose qu’au XIIIe ou au XIVe siècle »

— Qu’est-ce qui nous rapproche le plus des parents du Moyen Âge ? Et qu’est-ce qui nous en éloigne ?

— Ce qui nous rapproche, c’est l’amour. Le sentiment de l’enfance existe dans toutes les sociétés. Là où l’historien Philippe Ariès, qui parlait de la « naissance du sentiment moderne de l’enfance », s’est trompé, c’est en oubliant qu’il y avait déjà un attachement très fort. Bien sûr, ce sentiment n’est pas exprimé de la même manière selon les époques. Quand on dit aujourd’hui « je t’aime » à son enfant, ce n’est pas la même chose qu’au XIIIe ou au XIVe siècle. Au Moyen Âge, un nouveau-né avait une chance sur trois de mourir à la naissance. L’amour parental était donc vécu dans une tension constante. Et dans une société profondément chrétienne, la différence était immense entre perdre un enfant baptisé et un enfant mort sans baptême.

En somme, le point commun, c’est l’affection, mais elle se décline différemment selon les périodes. Le rôle de l’historien est précisément de contextualiser, de montrer que les sentiments existent mais qu’ils ne se traduisent pas de la même façon. Longtemps, on a jugé le Moyen Âge comme une époque « noire », pour l’enfance aussi. Les recherches récentes permettent au contraire de montrer la complexité et la richesse du rapport à cet âge de la vie.

— Qu’est-ce que cela nous dit de notre propre angoisse contemporaine d’être de « bons parents » ?

J’espère que ce livre aidera les lecteurs à relativiser. L’allaitement, la grossesse, l’éducation : ce sont des préoccupations universelles, présentes à toutes les époques. Et il est sans doute rassurant de constater que, malgré nos angoisses, nous vivons dans un temps où les progrès techniques et médicaux ont bouleversé les choses.

Source : Le Figaro

Présentation de l'éditeur 

 Les stéréotypes sur le sombre Moyen Âge ont la vie dure. Parmi ceux-ci, la place des enfants, que l’on imagine encore peu aimés et exploités, travaillant durement à un âge très précoce aux côtés des adultes. Rien, pourtant, n’est plus faux que cette vision misérabiliste.

Didier Lett, spécialiste et précurseur de ce champ historique, nous montre la vive attention à l’enfance dès le ventre maternel. Il s’intéresse à la naissance, au baptême, aux premiers soins apportés au nourrisson et aux relations que l’enfant entretient avec ceux qui vivent avec lui : père, mère, frères et sœurs... Plus de doute possible : la société médiévale a bien connu un fort « sentiment de l’enfance », manifestant une profonde affection à l’égard des plus petits et développant une riche réflexion sur l’éducation mais avec des différences en fonction du sexe, de l’âge, de la place dans la fratrie et du milieu social. L’auteur s’attarde aussi sur les malheurs de l’enfance dus aux pestes ou aux famines, à des accidents ou à des handicaps et parfois à la violence des adultes, des animaux ou d’autres enfants.

En s’appuyant sur de profonds renouvellements historiographiques, Didier Lett propose une riche synthèse, totalement inédite, centrée sur les quatre derniers siècles du Moyen Âge, qui nous conduit à réfléchir à la longue histoire de l’enfance en Occident.

Biographie de l'auteur

Didier Lett est professeur émérite d’Histoire médiévale à l’Université Paris Cité, membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France et spécialiste de l’enfance, la famille, la parenté et le genre. On lui doit notamment Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècles (2023) et Crimes, genre et châtiments au Moyen Âge. Hommes et femmes face à la justice (XIIe-XVe siècles) (2024), récompensé par le prix de la Dame à la licorne du Musée de Cluny.

Enfants au Moyen Âge: XIIe-XVe siècles
de Didier Lett,
paru aux éditions  Tallandier,
le 8 mai 2025,
416 pp,
ISBN-13 : 979-1021057852

 

 

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